Le mystère Mgr Ouellet

Cardinal, archevêque de Québec et primat du Canada, il cumule les titres autant que les gestes d’éclat. Alors que s’ouvre à Québec le Congrès eucharistique international, L’actualité a tenté de percer la carapace d’une éminence controversée.

Depuis des temps immémoriaux, la place San Giovanni in Laterano, à Rome, respire la toute-puissance. Son obélisque évoque celle de César. Sa basilique, la cathédrale du diocèse de Rome, rappelle celle de son évêque : le pape. C’est sur cette piazza, à l’Institut pontifical Jean-Paul II, que le Québécois Marc Ouellet a longtemps été professeur de théologie.

Il est peu de dire que son cadre de travail a changé depuis qu’il a été nommé archevêque de Québec, en 2003. Son bureau se trouve dans une ancienne maison des Sœurs missionnaires de l’Immaculée-Conception. Le bâtiment, aussi majestueux que son allée de vieux érables, est sis sur un boulevard dont le nom témoigne de l’évolution de la société québécoise : « René-Lévesque » a oblitéré « Saint-Cyrille ».

Après 22 ans d’enseignement en Colombie et en Italie, où l’Église joue un rôle important, Mgr Ouellet est arrivé dans un Québec où celle-ci vacille. Deux Québécois sur trois se considèrent comme catholiques, mais quatre catholiques sur cinq sont non pratiquants et un sur cinq ne croit plus en Dieu, selon un récent sondage Léger–Le Journal de Montréal.

Il n’en fallait pas plus pour que Mgr Ouellet se lance dans la mêlée : il a demandé pardon pour des scandales qui ont terni l’image de l’Église, tonné contre les nouveaux cours d’éthique et de culture religieuse, et dénoncé le mariage entre conjoints de même sexe. Cela lui a valu de devenir l’évêque le plus controversé, peut-être le plus impopulaire, du Canada.

Son accession au cardinalat avait pourtant été fulgurante. Neuf mois après son entrée en fonction en tant qu’archevêque, il avait droit au titre d’« éminence ». Son prédécesseur, Mgr Maurice Couture, qui profitait de ses vacances pour cueillir des fraises qu’il apportait aux bonnes sœurs, n’était jamais parvenu, en 13 ans, au Collège des cardinaux.

Le vaste bureau de Mgr Ouellet est modestement meublé. Celui-ci porte le col romain et un anneau en or que lui a offert Jean-Paul II. Son visage est ouvert et lisse, presque lumineux, comme si le temps — il a 64 ans — n’avait pas fait son œuvre. Au journaliste, il tend une main ferme mais réservée : son emploi du temps est chargé, car son diocèse accueillera, du 15 au 22 juin, un Congrès eucharistique international où sont attendus des milliers de participants. Il s’exprime avec naturel, quoiqu’il parle parfois de lui à la première personne du pluriel. Si son vocabulaire n’est pas dénué de jargon théologique, le ton est direct, souvent acéré. « Avant même que j’arrive, dit-il, j’étais en controverse. » La tournure, peu habituelle en français, fait penser à in controversia, comme on dirait en latin ou en italien, deux des sept langues que le cardinal maîtrise.

Un évêque québécois a-t-il déjà autant suscité la polémique ? À gauche, des membres du groupe Culture et foi l’ont semoncé dans une lettre que Le Devoir a publiée. Outrés par ses sorties contre le mariage entre conjoints de même sexe, ils l’ont accusé de suivre le « programme réactionnaire du Parti conservateur du Canada » et la « droite religieuse états-unienne ». À droite, Égards, « la revue de la résistance conservatrice », a fait son éloge. « Contrairement aux nombreux prêtres québécois engoncés dans le confort et l’indifférence de l’apostasie silencieuse, le cardinal Ouellet se fait le vrai défenseur de son petit peuple croyant », écrivait l’avocat Luc Gagnon.

Même les évêques québécois ont tenu à prendre leurs distances lorsqu’il a demandé pardon, en novembre, pour des fautes commises par « certains catholiques » avant 1960. Mgr Martin Veillette, président de l’Assemblée des évêques, a précisé que Mgr Ouellet « ne présente pas la position de l’Église ». Dans un univers où l’on pèse ses mots, il s’agissait d’un peu plus que d’une simple rebuffade. « Les évêques étaient furieux, beaucoup plus qu’ils ne l’ont laissé paraître dans les médias », explique Marco Veilleux, rédacteur en chef de Relations, revue publiée par les Jésuites.

La réaction de ses pairs l’a un peu étonné, mais Mgr Ouellet entend poursuivre sa stratégie de reconquête. « L’Église doit agir davantage, dans une direction plus claire, plus vigoureuse. Il faut que nous prenions notre place, que nous nous fassions respecter et que nous défendions les valeurs religieuses. C’est ce que je suis en train de faire. »

Il l’a toujours fait. Le 24e évêque de Québec est né dans une famille nombreuse — il est le troisième d’une fratrie de huit — à La Motte, un village de l’Abitibi, en 1944. Les Ouellet sont catholiques. Le petit Marc prie même en pêchant à la ligne. À 17 ans, il se casse une jambe au hockey, ce qui lui donne le temps de réfléchir à son avenir. Il opte pour le Grand Séminaire de Montréal. Il y fait forte impression, selon un de ses camarades, Yves Bégin : « Entre nous, nous disions qu’il serait un de nos futurs évêques. Déjà, ce qui primait pour lui, c’étaient les directives romaines. » En plein Mai 1968, alors que de Berkeley à Paris des jeunes tentent de renverser l’ordre établi, Marc Ouellet s’engage dans les ordres.

Il sera prêtre au diocèse d’Amos, mais une carrière internationale s’esquisse très vite. En 1970, il quitte l’Abitibi pour la Colombie, où il enseigne la philosophie à Bogota et s’agrège aux Sulpiciens, fondateurs du Séminaire de Montréal. L’Église colombienne s’entre-déchire alors sur la théologie de la libération, qui tente de concilier socialisme et christianisme. Cette doctrine fera l’objet de rappels à l’ordre du préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Mgr Joseph Ratzinger, futur Benoît XVI, en raison de ses emprunts au marxisme. Ces « clarifications » étaient « positives », dit Mgr Ouellet dans des entretiens accordés à Pierre Maisonneuve (Le cardinal et le journaliste, Novalis, 2006).

Après la Colombie, le père Ouellet se rend en Italie pour poursuivre ses études. Dans un congrès de théologie, en 1974, il fait la rencontre d’un prêtre polonais, Karol Wojtyla, le futur pontife. Ils deviendront des proches. « Je connaissais le pape Jean-Paul II, dit-il, et il me connaissait. »

Dans les années 1990, Mgr Ouellet sera professeur de théologie à l’Institut pontifical Jean-Paul II pour les études sur le mariage et la famille. Il publie des textes dans Communio, revue conservatrice fondée par Mgr Ratzinger. Il rédige un ouvrage sur les parallèles entre la trinité et la famille, Une divine ressemblance (éditions Anne Sigier). « C’est de la théologie pour les anges, pas pour les hommes et les femmes d’aujourd’hui », déplore le père Normand Provencher, professeur émérite de l’Université Saint-Paul, à Ottawa.

En Italie, Mgr Ouellet découvrira une Église dynamique et vivace, avec des croyants socialement engagés (dans le Nord) et très pieux (dans le Sud). Il constatera qu’elle joue un rôle politique important. Elle a été associée au Parti démocrate chrétien, qui a implosé dans les années 1990 à la suite de scandales politico-financiers. En 2005, elle a fait capoter le référendum sur la bioéthique, qui aurait facilité l’accès à la fécondation médicalement assistée. (Elle a appelé au boycottage du scrutin, et le taux de participation de 50 % n’a jamais été atteint.) Et elle a pesé de tout son poids pour s’assurer que le gouvernement ne reconnaisse aucune union civile homosexuelle.

Mais ce qui l’enthousiasme vraiment en Italie, c’est la vitalité des mouvements laïcs. Il cite les Focolari, Communion et libération ainsi que le Chemin néo-cathécuménal. À l’exception de ce dernier, ces groupes ont eu du mal à essaimer au Québec. Parce qu’ils sont perçus « comme trop à droite », pense Mgr Ouellet. À tort ? Des membres en vue de Communion et libération, né de l’affrontement avec la gauche dans les universités italiennes au cours des années 1960, se sont joints, ces dernières années, à Forza Italia, le parti de droite du premier ministre Silvio Berlusconi. « Pour Mgr Ouellet, l’Église italienne est un modèle et une source d’inspiration, dit Gilles Routhier, prêtre et professeur de théologie à l’Université Laval. Elle lui rappelle peut-être celle qu’il a connue ici à une autre époque. »

Au Québec, contrairement à l’Italie, le catholicisme est taraudé par la question des femmes. Lorsqu’un journaliste lui demande s’il pense voir des femmes devenir prêtres de son vivant, Mgr Ouellet répond non. Le pape, insiste-t-il, est arrivé à une conclusion « définitive » à ce sujet. L’ordination des hommes mariés ? Non. Le prêtre doit être un « témoin du Christ », qui n’était pas marié (et non pas un émule des apôtres, dont certains l’étaient). L’admission des homosexuels au séminaire ? La question est « délicate », explique Mgr Ouellet. Il renvoie à un document romain de 2005 qui écarte les candidats présentant des « tendances homosexuelles profondément enracinées » et « objectivement désordonnées ». Si l’Église canadienne était une entreprise comme les autres, elle croulerait sous les procès pour atteinte aux droits et libertés !

Que Mgr Ouellet se fasse le porte-voix du Vatican ne choque pas le père Pierre-Jean Jolicœur, ami et ancien recteur du Collège canadien à Rome (aujourd’hui à la retraite en Colombie). « On choisit les cardinaux parce qu’ils ont donné la preuve de leur fidélité. Ce n’est pas scandaleux, sauf dans la province de Québec. » Ses détracteurs lui reprochent surtout d’être celui que Rome a envoyé à Québec pour ramener le diocèse dans le droit chemin.

Mgr Ouellet s’en défend mollement. « Ce n’est pas le Vatican qui nous a envoyés donner un coup de barre. Nous intervenons à partir de l’Évangile. Notre référence, c’est le Christ ressuscité. » Il ne conteste donc pas que coup de barre il y a. Il utilise la même expression pour justifier sa lettre sur le pardon, qui a suivi le retentissant mémoire à la commission Bouchard-Taylor dans lequel il dénonçait « un État tout-puissant qui ne craint plus l’influence de l’Église ». « Dans le contexte où on discutait tous azimuts du phénomène religieux au Québec, il y avait besoin de ce coup de barre pour réveiller les catholiques », dit-il.

Si Mgr Ouellet est à la barre, est-il le capitaine ? La question pose celle de l’autorité. Le sujet fait débat au sein de l’Église, qui insiste tantôt sur l’égalité entre tous les baptisés, tantôt sur la « hiérarchie » ecclésiastique.

Alors que certains évêques misent sur le consensus, Mgr Ouellet n’hésite pas à trancher. Lorsque des prêtres lui exposent des problèmes en réunion, Mgr Ouellet ne donne pas toujours l’impression d’être à l’écoute. Un témoin raconte : « Au lieu de dire “je vais y réfléchir”, il dit “je vais prier pour vous”. Il est venu apporter la vérité. Il ne comprend pas que les rapports d’autorité ont changé. »

Des catholiques lui reprochent parfois de faire jouer son titre honorifique de « primat du Canada » pour laisser croire qu’il est le chef de l’Église canadienne. Mais le titre de « chef » — une fonction qui n’existe pas —reviendrait plutôt au président de la Conférence des évêques catholiques du Canada, Mgr James Weisgerber, archevêque de Winnipeg.

Que représente donc le titre de primat pour Mgr Ouellet ? « Une position d’influence et, surtout, un élément de fierté », explique-t-il. Cela l’aide peut-être à peser sur les débats. Si on se fie à la base de données Eureka, qui recense les textes de la presse québécoise, le cardinal de Québec a été mentionné trois fois plus souvent que Mgr Jean-Claude Turcotte, cardinal de Montréal, moins conservateur et moins controversé (voir « Une journée dans la vie de Jean-Claude Turcotte », 1er nov. 1997), au cours des deux dernières années.

Mgr Ouellet dit pourtant se méfier des médias. « Il y a un contrôle assez sévère du discours médiatique, a-t-il déjà déclaré au Soleil. Contre l’Église et les valeurs qu’elle représente. Nous sommes victimes d’un traitement injuste fondé sur l’à peu près, les slogans, les préjugés. On se demande qui bat la mesure. » À Québec, c’est une question que les catholiques ne se posent pas : au bureau du diocèse du boulevard René-Lévesque, la toute-puissance de leur cardinal ne fait pas de doute.