Le répertoire des bonheurs improbables : J’aime courir l’hiver dans le noir

Notre chroniqueur trotte dans les rues de Québec (et dans le bonheur) tel un ninja quand le froid et la nuit s’unissent pour faire fuir dans les chaumières la moyenne des ours.

Photo : Daphné Caron pour L’actualité

« Quand la noirceur envahit le monde, il faut juste ouvrir les yeux plus grands pour trouver la lumière qui donne ses couleurs à la vie », affirme notre chroniqueur David Desjardins. Dans cette série, il nous dresse une liste de personnes, de choses et d’endroits plus étranges les uns que les autres, qui lui servent de sources d’émerveillement.

La nuit est tombée sur la ville comme une chape de plomb depuis la fin de l’après-midi. En plus, Noël s’en est allé, avec ses décorations lumineuses qui nous rendaient tolérable cette obscurité saisonnière qui a le potentiel de cultiver, même chez la plus rayonnante des âmes, le ferment d’une dépression carabinée. Et il gèle à pierre fendre.

Pour quelque autre activité, je n’aurais aucune envie de sortir, et toutefois j’enfile mes vêtements un à un, en souriant, au fil de ma séance d’activation où je prépare mes articulations à subir le choc de chaque foulée. Mes muscles encore ankylosés par l’entraînement de la veille répondent à chaque exercice pour manifester leur mécontentement. Je choisis une liste de lecture musicale, enfonce les écouteurs dans mes oreilles, me couvre le visage d’une cagoule, puis la tête d’une tuque et je disparais au bout de ma rue mal éclairée.

Certains diront que c’est une folie. Et pourtant, c’est parfois ce qui me permet de demeurer sain d’esprit. Même par grand froid, la nuit, l’hiver, je cours.

Enfin, la nuit… Autour du solstice, elle débute avant l’apéro. Alors je cours pour ne pas boire ni fumer. Pour ne pas me réfugier au bar. Pour ne pas plonger dans le sac de chips. Pour ne pas rouler un gros pétard un mardi soir. Le sport est un succédané. Une drogue douce de remplacement. C’est aussi une manière de garder le contact avec le quotidien des autres citadins qui, l’hiver, semblent disparaître sous les bancs de neige.

Je cours pour aller au-devant de la vie qui se planque et se sauve du froid dans les maisons et les appartements, pour croiser des gens qui trottent de leur voiture à la porte d’une épicerie ou d’un resto. Ils échangent quelques mots. J’en attrape une poignée au passage (ma musique ne joue jamais très fort). Des fragments de joie, de listes de courses à faire, de petites fâcheries et d’exaspérations parentales. J’ai l’impression d’avoir à nouveau accès à un peu de vie humaine dans ce qu’elle a de plus universel : entre les conversations signifiantes, ces pépites d’humanité qui nous constituent et échafaudent les édifices des banalités qui nous rendent si attachants. Si familiers les uns pour les autres.

Il fait –15 °C. Température ressentie autour de –20 °C. C’est le temps que je préfère pour courir dehors. Le vent s’est souvent adouci à cette heure. La ville s’est repliée sur elle-même. J’ai le champ libre. Les rues m’appartiennent. Le frisson des premiers kilomètres laisse place à une chaleur confortable. Sauf pour la peau exposée. Je remonte ma cagoule pour cacher le bout de mon nez. Je sens déjà mes cils qui se couvrent de givre et collent ensemble lorsque je cligne des yeux. Mes cils sont blanchis par la glace qui s’y forme.

J’ai l’air d’un ninja. Je suis un fantôme. Je passe incognito, telle une ombre, devant les fenêtres qui brillent comme des vitrines de magasin. Eux ne me voient pas. Moi, je les vois vivre. Des gens qui mangent. Qui écoutent la télé. Des enfants qui jouent. Ici, un gars qui s’empiffre en regardant la lutte diffusée sur son ordi dans un demi-sous-sol du quartier Saint-Sauveur. Là, une coiffeuse qui enveloppe des mèches de cheveux dans du papier alu dans Vanier. Sur Grande Allée, un couple de touristes s’embrasse devant une statue de glace défoncée.

Je me rends loin. Je cours longtemps. Je fais 12, 15, 18 km. Selon mon humeur, le temps dont je dispose, mon énergie. Le pire, c’est toujours de partir. Une fois le premier kilomètre franchi, je pourrais continuer jusqu’à ce que mes jambes lâchent.

Je ne vais jamais vite. C’est aussi ce que j’aime de la course hivernale dans le noir : je suis obligé de réduire le rythme. Je dois surveiller le sol — rendu traître par la neige, la glace invisible —, les automobilistes qui ne me voient pas bien, il me faut ralentir aux virages pour ne pas m’étendre en glissant. Ce n’est pas le temps de battre des concours de vitesse.

Le parfum artificiel des feuilles d’antistatique est propulsé par les conduits d’évacuation des sécheuses. C’est la seule odeur qui survit au froid. L’air est, sinon, d’une pureté qu’on ne trouve jamais à d’autres moments en ville. Il me nettoie, me fait sentir vivant. Je suis bien. Même la plus mauvaise des journées est rachetée.

Je ne suis pas naïf. Je ne cours pas après le bonheur. Et néanmoins, il me rejoint presque toujours en fin de parcours.

Les commentaires sont fermés.

Moi, je ne cours pas… j’ai essayé à quelques reprises, mais finalement, je sais que ce n’est pas pour moi. Je vous laisse un mot juste parce que je veux vous dire que votre style d’écriture me rejoint toujours… votre humanité, votre sensibilité aux détails… à ce que d’habitude on ne prend pas le temps de dire, ça me fait du bien au coeur, au cerveau… Ne lâchez pas, vous faites partie des petits plaisirs de ma vie à moi.

Merci pour ce beau texte (comme d’habitude) qui me donne envie de partir en skis de fond… je vous comprends à 100%. Eh oui, moi c’est le ski de fond et le vélo qui me procurent ces mêmes grandes sensations de bien-être physique et mental. Malheureusement ce début d’hiver ne me permet pas encore de faire du ski dans ma région (dans le Parc Forillon), la neige de fin novembre ayant cédé la place à de la glace et de la neige trop croutée. Mais qu’à cela ne tienne, mes skis sont fin prêts… que vienne la neige ! En attendant, la marche c’est pas si mal non plus.

Bon petit mémo qui me rappel cette joie que procure la course un bon coup de pied au cul pour recommencer car en effet trop facile de boire une bière et un pétard 😁
Merci

Superbe, je croyais y être, courant qu’à pas derrière vous. J’ai 63 ans. J’ai fait le marathon de Montréal en 81. Mon parcours allait de l’université jusqu’à la rue St Jean par le ch Ste-Foy. J’adorais les soirs d’hiver. Vos mots ont fait revivre le plaisir que j’avais. Merci