« Quand la noirceur envahit le monde, il faut juste ouvrir les yeux plus grands pour trouver la lumière qui donne ses couleurs à la vie », affirme notre chroniqueur David Desjardins. Dans cette série, il nous dresse une liste de personnes, de choses et d’endroits plus étranges les uns que les autres, qui lui servent de sources d’émerveillement.
Je roule à vélo depuis tout petit. Ce qui était un jeu d’enfant est devenu un sport. Ce qui était un loisir s’est métamorphosé en passion brûlante. Ce qui était une passion a finalement accédé au mode de vie. Une discipline où dominent depuis presque deux décennies le dépassement et une sorte de philosophie doloriste.
Puis, un jour, j’ai découvert les montagnes : on peut parler d’une révélation.
Chaque année ou presque, avec les mêmes amis ou presque, je pars grimper des montagnes à vélo. J’écris ceci dans l’avion qui me ramène de Majorque, dans les îles Baléares espagnoles. Après 11 jours, j’accuse 1 600 km et 23 000 m de dénivelé positif au compteur. Un peu plus que ce que nous avons fait dans les Alpes l’été dernier.
Pour certains, ces chiffres que j’expose ainsi ne sont que pure vantardise. Pour moi, c’est une statistique dont je suis simplement satisfait. Pour d’autres, la seule idée de passer de quatre à sept heures le cul posé sur une selle, chaque jour, défiant la gravité pour se hisser en haut d’une montagne, suscite un dégoût certain. Il y a des limites, pensent-ils, à se faire chier en se faisant croire que c’est amusant.
À mon avis, tous ces sentiments sont valables, acceptables et compréhensibles.
J’ai traversé les Alpes, crapahuté sur les cols des Pyrénées, conquis le cœur montagneux de la Corse, et je rêve des Dolomites tout en songeant aussi à la Colombie, à la Suisse, à la Croatie et à la Slovaquie. Je pourrais grimper des jours entiers, pendant des semaines, sans me lasser. Seul ou entre amis. Et pas à petit régime, toujours dans une certaine zone d’inconfort, quelque part entre le seuil du tolérable et la souffrance totale où j’ahane, morve, crache et m’arrache le cœur.
Cela n’a rien de bien exceptionnel, remarquez. Notre société a adapté la punition corporelle judéo-chrétienne afin qu’elle réponde à d’autres impératifs sociaux et moraux. Le dolorisme est une posture morale en vogue.
Le CrossFit, les ultramarathons, les triathlons du type Ironman, les courses de vélo de 24 heures : tout cela relève de la même étrange culture du dépassement et de l’infliction volontaire de la douleur.
J’ai acheté un roman de Lionel Shriver à l’aéroport de Montréal, tout juste avant de prendre mon vol : Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes. L’autrice du très connu et sordide Il faut qu’on parle de Kevin a le don de viser où ça fait mal. Du genre à « porter la plume dans la plaie », pour reprendre l’expression souvent attribuée à Albert Londres (journaliste auquel on doit d’ailleurs une importante part du lexique sadomasochiste propre aux grands événements cyclistes et à leurs participants, à commencer par le superbe « forçat de la route »). Ici, le récit de Shriver est un prétexte pour évoquer le rapport au sport, au vieillissement, à la communion possible (ou pas) du corps et de l’esprit à travers ces violences que l’on s’inflige. Parfois pour faire taire des désirs qui nous affligent. Ses personnages, drôles et caustiques, s’interrogent sur leurs motivations à s’essouffler dès qu’ils le peuvent, à s’astreindre à l’ascèse du sport de performance et à en faire une part de leur identité. Y compris pour trouver la solitude, ou une communauté de corps et d’esprit.
J’ai lu le livre en entier pendant mon séjour, par à-coups, sauf quand je tombais de sommeil (au point, un soir, de m’endormir assis dans ma chaise, en faisant bien rire mes amis). « Tu t’y reconnais ? » m’a demandé ma fiancée qui l’avait lu l’an dernier, et qui me posait la question alors que nous « facetimions » pendant mon séjour. Oui. Un peu. Parfois beaucoup.
Comme pour un des personnages du roman de Shriver, le sport de performance est arrivé tard dans ma vie (lui, la soixantaine, moi, la trentaine). J’avais fait quelques courses de vélo de montagne à l’adolescence, puis, fin vingtaine, alors que j’avais perdu la maîtrise de mon poids et fumais comme un incinérateur, je me suis mis à la course à pied, pour ensuite renouer avec le vélo. Cette fois, de route. Je m’y suis jeté à corps perdu.
Je vous épargne les détails de ma « carrière » d’amateur, catégorie vétérans-espoirs. Ce qui est intéressant, c’est ce que j’y trouve et qui n’est sans doute pas très différent de ce qui constitue l’intérêt de la moyenne des ours pour la chose.
D’abord, j’y trouve quelque chose comme une discipline : la nécessité de répéter le geste pour exceller. Je reprends avec mon corps ce que j’ai fait avec l’écriture : essayer, échouer, recommencer jusqu’à atteindre une sorte de plateau satisfaisant, tout en demeurant sans cesse insatisfait, afin de toujours chercher à faire mieux. La carotte suspendue au bout du bâton.
Le sport n’est guère plus qu’une extension du domaine de la lutte contre ma propre nature qui est celle des paresseux. Ou peut-être simplement des excessifs.
J’aime aussi trop boire, trop travailler, trop regarder la télé, lire un livre d’un trait ou presque, trop manger, fumer, prendre des drogues, conduire vite. J’ai remplacé la plupart de ces expédients par le sport. Une dépendance socialement acceptable, voire révérée. Les autres ne sont pourtant jamais très loin dans le rétroviseur. Je pourrais redevenir une épave de catégorie olympique demain matin.
Je me trouverais des copains de défonce et de beuverie. De la même manière, le vélo est devenu un objet social : tous mes amis en font, en fou ou en dilettante. J’ai converti ma fiancée, qui ne jure que par le vélo de montagne. J’ai mon équipe de voyage de prédilection : deux, trois amis avec lesquels j’aligne les périples cyclistes. Nous nous mettons au défi, nous repoussons nos limites, nous cherchons l’ajout à faire à un parcours afin qu’il passe de difficile à monstrueux. Mais nous nous imbibons aussi de paysages. Grimper des montagnes pendant de longs kilomètres permet de voir le monde autrement, de laisser les images s’imprimer sur la rétine, et puis nous pouvons ensuite tâter de notre pulsion de mort en dévalant les cols à une vitesse qui défie le bon sens.
Je vois des mers, des neiges éternelles, des décors lunaires, des chèvres, des moutons, des motards et des pâturages. J’ai grimpé des cols accompagné de troupeaux de vaches. J’ai rencontré des fous. Des hippies dont le vélo valait moins cher que le chandail que j’avais sur le dos. J’ai souffert, j’ai sué, j’ai eu la chienne, j’ai passé près d’y rester, j’ai ri.
Je n’ai rien à faire des plages. Plus ça va et plus les villes m’ennuient. En grimpant des montagnes, je fais une étrange folie qui me laisse croire que je peux défier le temps comme la gravité : à 48 ans, je n’ai jamais été aussi rapide. Mais plus important, ces voyages me procurent des souvenirs et des histoires à raconter pour tout ce qu’il me reste de vie. Puis il faudra accepter, lorsque le moment se présentera, de ralentir et de grimper autrement. Ne me parlez pas de vélo à assistance électrique. Je n’ai rien contre. Seulement pas pour moi. L’idée de tout cela n’a rien à voir avec le plaisir. C’est une manière de trouver en moi ce dont j’ignorais l’existence. Une forme de transcendance. Aller jusqu’au bout d’une chose, jusqu’à l’extase, la révélation. Si, arrivé à 80, je ne peux plus rouler, je ferai de l’acide, tiens.
Que faut-il en penser ? J’ai déjà été grand amateur de bicyclette, mais c’est fini pour moi. Par contre, je me pose une question à votre sujet. Vous dites : ¨Ce qui était une passion a finalement accédé au mode de vie. ¨. Ne trouvez-vous pas paradoxal le fait de faire du cyclisme partout sur la planète ? Certains décriraient cette façon de vivre d’oxymoron. Sauver la planète des GES par la bicyclette en même temps que la polluer par les voyages d’avion ?
Le Québec, au pire le Canada et les Amériques, ne sont-ils pas assez grands pour vivre tout ça sans prendre l’avion ? Question comme ça en passant !
M Desjardins, vous avez tout dit.
Je me reconnais dans votre texte.
La bécane pour la vie.
Brillant papier David! Toujours aussi pertinent et lumineux. Qq soit notre folie sportive, on s’y retrouve. C’est tellement “ça”. Tu nous fais du bien, merci!
J’adore vous lire. J’y vois des ressemblances avec moi à 10 ans d’écart. La même pulsion. La course, le vélo, le ski de fond, la littérature ( je ne connaissais pas ce roman de Shriver! Lisez BIG, un must absolu!) sont pour moi des drogues douces qui font du bien à l’âme. Merci pour ces textes inspirants. Si vous êtes vétéran, je suis vétéran sénior! Mais quelle passion que le sport et les défis lancés à soi-même, on? Quel baume sur ce monde en déroute.
M. Desjardins ,
Je suis moi-même un cycliste zélé mais certainement pas de votre niveau. Je lis vos articles avec plaisir car vous réussissez toujours à me faire réfléchir .
Est-ce vous vous considérez comme un masochiste de vouloir autant souffrir chaque fois que vous enfilez votre bécane ? Tout le monde le sait; si on aime le vélo on aime souffrir!
Comment se déroule votre nouvelle vie de banlieusard vs votre Limoilou adoré?
Longue vie !