Le retour des rencontres (in)signifiantes

Les chances qu’un buveur de latté et un buveur de café Tim Hortons vivent un moment commun ont manqué pendant la pandémie. C’est pourtant la meilleure façon de nous rendre compte que nous ne sommes pas si éloignés les uns des autres, dit Olivier Niquet. 

Paul Ducharme / montage : L’actualité

Olivier Niquet a étudié en urbanisme avant de devenir animateur à la radio de Radio-Canada en 2009 dans les émissions Le Sportnographe et La soirée est (encore) jeune. Il est aussi chroniqueur, auteur, conférencier, scénariste et toutes sortes d’autres choses. Il s’intéresse particulièrement aux médias mais se définit comme un expert en polyvalence.

Les bilans des deux premières années de la pandémie sont nombreux par les temps qui courent. On peut avoir l’impression que l’exercice est futile tellement la question a été couverte en long et en large. On se souvient tous de ce qui s’est passé. Pendant longtemps, suivre l’évolution du nombre de cas, regarder les conférences de presse des autorités de santé publique et s’inquiéter des lointains toussotements de nos congénères constituaient nos principales activités. Nous avons été coupés de la vie normale de façon intermittente. Mais au-delà du bilan « médical » de la pandémie, un effet de cette coupure m’intéresse particulièrement : la polarisation.

Lorsque notre train-train quotidien a déraillé, nous avons dû nous résoudre à sauver le monde en restant chez nous à ne rien faire. Les rencontres fortuites autour de la machine à café, que l’on travaille dans un bureau, une usine ou un magasin de farces et attrapes, nous ont manqué. Même si tout le monde doit être sur ses gardes, je suis certain que les rencontres entre collègues d’un magasin de farces et attrapes sont très riches. Ces interactions sociales nous faisaient légèrement sortir de notre cercle restreint.

Mais il y a encore mieux pour s’extraire de son cocon. Il y a les rencontres qu’on fait aux matchs de soccer des enfants, dans les cours de poterie ou dans les ligues de balle-molle. C’est la meilleure façon de s’exposer à d’autres réalités que la nôtre. De croiser des gens de tous les horizons. Une ligue de garage est l’endroit parfait pour réunir un ophtalmologiste (si ça existe) et un ébéniste. Ces rendez-vous ont été réduits au strict minimum pendant les deux dernières années, ce qui a eu pour résultat d’affaiblir le tissu social. Même si elles sont moins significatives, ces relations restent essentielles.

N’être entouré que des siens et n’accéder à l’autre que par l’entremise des mondes virtuels, comme dirait Serge Fiori, désincarne nos relations. Notre vision des autres est déformée parce qu’on n’entend que ceux qui parlent le plus fort. On oublie qu’il y a aussi le gars ou la fille que l’on croise au yoga chaud et avec qui on a assez d’affinités pour ne pas se crier des noms à la moindre divergence d’opinions.

Deux années d’isolement relatif auront exacerbé la polarisation en poussant plusieurs personnes dans leurs retranchements. Nous avons classé tout le monde dans un camp ou l’autre, sans distinction. Il est généralement beaucoup plus difficile de se braquer contre une partie de la population lorsque l’un de ses représentants est en train de boire une bière avec nous en bobettes après un match âprement disputé. Comme l’a déjà dit l’entraîneur Bob Hartley, « un joueur de hockey, c’est un humain sur deux patins comme tout le monde ». Et nous sommes beaucoup plus disposés à mettre de l’eau dans notre vin (ou de la Coors Light dans ce cas-ci) face à face avec un humain sur patins.

Ce fameux clivage atteint des sommets inégalés aux États-Unis. Le système à deux partis fait qu’une fois que les gens ont choisi leur camp, ils l’appuient, peu importe ses positions. Dans son livre Why We’re Polarized (je ne l’ai pas encore terminé, pas de divulgâcheur s’il vous plaît), le journaliste américain Ezra Klein se remémore une publicité de 2004 visant à dénigrer le candidat démocrate Howard Dean. On pouvait y entendre un couple de personnes âgées discuter de l’intention du politicien de hausser les taxes. L’homme y déclarait : « Ce que j’en pense ? J’en pense qu’Howard Dean devrait prendre sa gang de tripeux de taxes, de buveurs de latté, de mangeurs de sushis, de conducteurs de Volvo, de lecteurs du New York Times… » et sa femme de continuer l’énumération, « de porteurs de piercings, d’amoureux d’Hollywood, de gauchistes, et retourner au Vermont. » Assez précis comme façon de définir un clan.

Les chances qu’un buveur de latté et un buveur de café Tim Hortons vivent un moment commun ont manqué pendant la pandémie. C’est pourtant la meilleure manière pour les gens qui sont campés sur leurs positions de se détendre un peu et de se rendre compte qu’ils ne sont pas si loin les uns des autres. À quelques millilitres de lait près, pour être précis.

Les lignes sont plus diffuses au Canada. Les sympathisants d’un parti peuvent s’entendre sur bien des points avec les sympathisants d’un autre parti. D’ailleurs, les politiciens changent d’allégeance et les différentes formations les accueillent sans problème, sachant que leurs partisans appuieront leurs idées, peu importe lesquelles, maintenant qu’ils sont dans leur camp. Il suffit de voir le nombre de candidats transfuges dans l’élection partielle de Marie-Victorin pour constater qu’il n’est pas dommageable de passer d’un parti à un autre. Et que dire de Jean Charest qui navigue entre les rangs conservateurs et libéraux, l’écologisme et le pétrole ? Rien, si possible. Ce girouettisme est frustrant et alimente le cynisme, mais démontre que notre société est moins divisée. Notre polarisation a plusieurs pôles qui ne sont pas trop éloignés. Tant pis pour les lois de la physique.

Brassens chantait : « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente. » Justement, la plupart des idées ne méritent pas que l’on meure pour elles. Elles ne méritent même pas que l’on se lance des invectives à qui mieux mieux. Elles méritent simplement qu’on en discute un peu et qu’on poursuive notre partie de balle comme si de rien n’était.

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Ah! monsieur Niquet! Vous savez donc bien enfiler les mots pour faire de l’absence un vide palpable.

Excellent texte qui me force à une réflexion poussée en cette fin (?) de pandémie.

J’aime bien la conclusion, d’autant que je suis un fan fini de cette chanson de Brassens : « Brassens chantait : « Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente. » Justement, la plupart des idées ne méritent pas que l’on meure pour elles. Elles ne méritent même pas que l’on se lance des invectives à qui mieux mieux. Elles méritent simplement qu’on en discute un peu et qu’on poursuive notre partie de balle comme si de rien n’était. »