Le rire franc

Le problème avec la satire aujourd’hui, c’est qu’elle est devenue un refuge et une fin en soi. On se moque pour se moquer. La cible n’est plus claire. C’est un humour qui ne dérange plus autant qu’il réconforte.

Photo : Daphné Caron pour L’actualité

J’aime la satire. J’adore qu’elle procède sournoisement et permette aux idées de pénétrer nos esprits en empruntant le chemin facile de la recherche du plaisir par le rire. Mais il faut bien constater qu’elle est désormais prise en otage par quelques esprits retors.

J’ai toujours cru qu’on pouvait rire de tout. Qu’on pouvait être méchant à condition de ne pas être bête. Cette conviction demeure. Ce qui m’ennuie, ce n’est pas non plus avec qui on rit, pour reprendre la célèbre phrase de Pierre Desproges. Ce qui me tanne, c’est le moteur derrière la blague. Pourquoi fait-on rire ? Et surtout à quel prix ?

Le problème avec la satire aujourd’hui, c’est qu’elle est devenue un refuge et une fin en soi. On se moque pour se moquer. La cible n’est plus claire. C’est un humour qui ne dérange plus autant qu’il réconforte.

Dans la bouche de George Carlin, de RBO ou celle d’Yvon Deschamps, la satire était une affaire hautement politique. Parfois vulgaire, obscène, dérangeante, elle cherchait à ébranler les certitudes, à démonter les préjugés, à mettre l’auditoire face à ses travers. Son moteur : faire avancer le monde. Quitte à lui botter le cul de temps à autre pour le pousser en direction du bon côté de l’Histoire.

Le problème avec la satire aujourd’hui, c’est qu’elle est devenue un refuge et une fin en soi. On se moque pour se moquer. La cible n’est plus claire. C’est un humour qui ne dérange plus autant qu’il réconforte.

Dans un excellent épisode de son balado Revisionist History, l’auteur à succès Malcolm Gladwell affirme justement que la satire occidentale est disloquée. Qu’elle ne sert plus à dénoncer, parce qu’elle joue sur les deux tableaux.

Il prend pour preuve une étude faite sur le Colbert Report, émission américaine dans laquelle Stephen Colbert incarnait un animateur de droite caricatural au possible, qui faisait se bidonner la gauche, mais aussi l’auditoire biberonné à Fox News, qui voyait toujours un fond de vérité dans le discours braqué du personnage.

Et au final, tout le monde était reconduit dans le confort de ses ornières. Au point qu’on pouvait se demander si Colbert ne faisait pas un peu exprès d’entretenir le flou, au profit de ses cotes d’écoute.

On a reproché la même chose à Guy Nantel, qui, dans son plus récent spectacle, joue un personnage dont on peine à deviner si c’est l’humoriste ou son double qui parle lorsqu’il se moque d’une prostituée qui porte plainte pour viol. Entre autres propos outrageux. Si bien que le malaise n’est plus du bon côté. Il n’est plus chez celui qui devrait recevoir la blague et rire jaune, mais plutôt chez celles et ceux qui entendent les applaudissements francs et soutenus dans cette part de la foule qui ne saisit pas le sarcasme et s’y trouve confortée dans ses préjugés.

Nantel prétend qu’il ne veut pas dire au public ce qu’il devrait penser. Une défense bien faible, selon Fred Savard, qui a affronté l’humoriste à l’émission La soirée est encore jeune.

Quelques semaines plus tard, le chroniqueur n’en démord pas : « Quand tu riais des blagues d’Yvon Deschamps [en les prenant au pied de la lettre], t’avais l’air d’un cave. Pas avec Nantel. Et c’est ça, le problème. Comme humoriste, t’as la responsabilité de te demander ce qui reste dans la tête des gens à la fin du spectacle. Est-ce que j’ai encouragé l’intolérance, le racisme ? »

Mais, selon Savard, « c’est en laissant planer le doute sur ses intentions que Nantel remplit ses salles ». On pourrait en dire autant des chroniqueurs qui écrivent des ignominies puis se défendent en disant avoir donné dans l’ironie : trop tard, le mal est fait.

Et puis il y a ceux qui possèdent assez de talent pour habilement négocier leur parcours dans la tête du public afin d’atteindre leur cible.

Dans son dernier spectacle, Louis-José Houde réussit l’exploit de faire de la politique sans en avoir l’air. Il balance un feu roulant de petits récits autobiographiques qui, étonnamment, nous habitent encore des jours après le spectacle. Ici, un commentaire sur le racisme. Là, des propos sur l’homophobie, puis encore sur l’environnement. Une série d’observations sur le vivre-ensemble, allant de l’intime au collectif. Cela sans jamais pontifier. En évitant scrupuleusement de choquer pour le plaisir.

Et c’est ainsi que l’humoriste le plus populaire du Québec montre qu’on peut afficher son parti pris sans l’écraser au visage de son public, en faisant rire celui-ci pour les bonnes raisons, en le ramenant doucement lorsqu’on le sent s’éloigner du côté sombre du rire.

Mais cela nécessite un doigté que bien peu possèdent.

Malcolm Gladwell dit que c’est surtout une affaire de courage : il faut choisir son camp et défendre une position claire pour que la satire conserve ce goût amer qui la définit. Sinon, elle ne sert que de sauf-conduit aux profiteurs, à ceux qui se drapent dans l’humour afin de servir leurs propres intérêts. Au péril du climat social.

Et ça, ce n’est pas qu’une question de talent. Ni de courage. C’est une affaire d’honnêteté.

Les commentaires sont fermés.

Une analyse très juste – les humoristes devraient reconnaître l’important niveau d’influence publique qu’ils ont et être conscients que leurs blagues peuvent aider à construire finement notre monde comme le détruire insidieusement – sans que celui ou celle qui rit ne s’en rende compte

« Comme humoriste, t’as la responsabilité de te demander ce qui reste dans la tête des gens à la fin du spectacle. Est-ce que j’ai encouragé l’intolérance, le racisme ? »

J’ai, par contre, un peu l’impression que l’humour qui cherche à faire passer un message n’atteint pas sa cible, qu’il est facile pour le spectateur de nier la crédibilité de la source et de conserver l’opinion qu’il a déjà. L’humoriste ne fait que réconforter les gens dans leurs opinions. J’ai peine à croire que beaucoup de spectateurs font spontanément volte-face et se mettent soudainement à croire une nouvelle « vérité ».

Le rire est un réflexe salutaire et universel. Alors que l’humour, en particulier celui pratiqué par certains humoriste du Québec est divisif et irrespectueux. Comme si certains québécois prennent plaisir à rabaisser et à taper sur les plus faibles qu’eux pour se défouler. Mon intuition est que ces gens ne sont pas assez courageux ou sont trop paresseux pour faire ce qu’il faut (s’impliquer) afin de faire changer les choses. Un humour toxique (moquerie irrespectueuse au nom de la liberté de parole) est une forme de lâcheté.

Un écrivain de l’Actualité qui soulève les coins du tapis pour nous faire découvrir les limites des « Pis? »

Ouais, pis j’me demande aussi pour qui se prennent Marcotte, et Corbeil….Des donneurs de leçon, il en pleut.
Bien sur que je ne dis pas toujours pis mais Desjardins, il se prend pour l’inventeur du bouton à quatre trous de la pertinence des choses.
Des fois, c’est tannant…

Merci!
Ça manque tellement les points sur les i et les barres sur les t dans notre société.
Réfléchissons tous ensemble pour la suite du monde au Québec.

Je n’aurais rien eu à dire de votre commentaire si vous aviez écrit « …nous pourrions réfléchir… » ou toutes autres formules qui aurait eu tendance à me faire croire que vous ne vous estimez pas être de ceux qui réfléchissent, contrairement à….ces gens là !
Mais non « Réfléchissons » avez-vous écrit
Cela, en étant conscient du potentiel de la mauvaise lecture que mon agacement puisse induire.
Écoutez, c’est Desjardins personnellement que je vise, j’ai envers lui des sentiments plutôt négatifs et cela, depuis ses débuts au journal VOIR… Je ne sais pas s’il existe des archives de ses chroniques, mais j’aimerais bien ça lui en remettre une sur le nez…

« Malcolm Gladwell dit que c’est surtout une affaire de courage : il faut choisir son camp et défendre une position claire pour que la satire conserve ce goût amer qui la définit. »

« Défendre une position claire », ça va réduire, ratatiner la satire en discours militant au service d’une cause. Bien qu’il ne s’en rende pas pleinement compte, ce que déplore David Desjardins, c’est en réalité qu’un type de fiction populaire laisse le spectateur penser par lui-même au lieu de le « conscientiser » ou de le « sensibiliser » comme s’il était mineur, et non majeur.

Pour être ce qu’elle est, la satire doit être une vision satirique de l’humanité en général, et pas seulement de cibles stratégiquement conformes à l’idéologie ou à la posture des auteurs.

C’est pour ça que dans ‘UN BOURGEOIS TOUT PETIT PETIT’ avec Alberto Sordi (1977, immense succès au box-office juste derrière ‘STAR WARS’), le jugement sur le comportement du personnage central – qui devient un « vigilante » et un tortionnaire après la mort de son fils tué par une balle perdue – est toujours laissé au spectateur. C’est pour ça qu’on se garde bien, justement, d’être trop clair, quitte à courir le risque, eh oui, que certains spectateurs soient d’accord jusqu’au bout avec Sordi, qui devient rien moins qu’un tueur en série. (« Mais c’est une comédie, cela ? » me demandera-t-on. Bien sûr : une comédie à l’italienne, ce n’est pas gnangnan comme les comédies américaines ou françaises et ça montre l’humanité sous son vrai jour, c’est-à-dire à son pire).

C’est aussi pour cela que le pharmacien athée d’une petite ville d’Italie – incarné par l’Américain Lionel Stander dans une performance italianissime – est un tel objet de dérision dans ‘MIRACLE À L’ITALIENNE’ (1971) oopulaire comédie à l’italienne de et avec Nino Manfredi : justement parce qu’il s’agit d’une farce anticléricale, il faut absolument que l’équilibre soit maintenu, donc que des traits satiriques acérés soient envoyés sur le camp d’en face. C’est pour cela que la comédie à l’italienne est idéologiquement teflon, qu’elle est irrécupérable par des militants qui voudraient s’en servir pour recruter des adeptes.

De même, certaines blagues des ‘CAMARADES’, comédie à l’italienne de Mario Monicelli (1963) sur une grève qui tourne mal, tournent en dérision l’organisateur de grèves Marcello Mastroianni. Et cela notamment dans une scène durissime. Au lendemain de la mort tragique d’un gréviste (Folco Lulli) au cours d’une manifestation, Mastroianni arrive de grand matin au local de grève en se frottant les mains. Aux camarades médusés, il montre les grands titres des quotidiens d’Italie: « Hé, lance-t-il, des morts comme ça, il nous en faudrait un à tous les jours ! » Et la cruauté de la comédie à l’italienne étant à faire pâlir d’envie Yvon Deschamps lui-même, il faut à l’organisateur Mastroianni un temps fou (au cinéma, ça veut dire une longue demi-seconde) avant d’allumer sur l’horreur de ce qu’il vient de dire, et sur pourquoi les « camarades » Renato Salvatori et Bernard Blier le toisent d’un tel regard de mépris glacial.

Une telle scène – scénarisée et dialoguée, bien sûr, par les indispensables Age-Scarpelli – est inconcevable non seulement dans un film de grève soviétique, mais aussi dans un film de grève américain (il y en a d’excellents, comme ‘LES RAISINS DE LA COLÈRE’ ou ‘THE MOLLY MAGUIRES’). Dans le premier cas, pour des raisons surtout idéologiques (on ne montre pas les gentils militants communistes dans une vilaine lumière « négative »). Dans le second, pour des raisons narratives et moralisantes : le protagoniste doit être un vertueux « héros » (deux dimensions), et non un personnage (trois dimensions), et un héros ne peut pas avoir des moments comme ça. « You cannot laugh about such things » : la devise des imbéciles tant soviétiques qu’américains. (D’ailleurs les bas-du-front des deux superpuissances étaient contre le « Compromis historique », mais c’est une autre histoire).

Alors, ‘LES CAMARADES’ serait un film anticommuniste ? Eh bien ça m’étonnerait, vu que le réalisateur Mario Monicelli et ses redoutables scénaristes étaient d’authentiques camarades qui votaient PCI. C’est simplement que pour des gens de cette génération (qui a eu 20 ans en septembre 1943 et non en mai 1968), en tant que maîtres-artisans de la comédie à l’italienne, il n’est pas question de soumettre la culture à la botte de l’idéologie, fût-elle la leur. Ou encore, pour le dire avec l’excellente formule de leur collègue Luigi Comencini, homme de gauche lui aussi: « Le cinéma demande la vérité du réalisme et non la vérité de l’idéologie. »

Qu’on le veuille ou non, les gens de la classe militante ont très souvent une mentalité publicitaire-propagandiste qui les pousse à s’emparer des événements pour alimenter leur cause, fût-ce la mort d’un camarade. Donc la satire, dont le but depuis Aristophane et Juvénal est de fustiger les mœurs, ne peut les passer sous silence sous prétexte qu’ils sont « du bon bord » (c’est à dire du même bord que les auteurs de cette farce tragicomique à grand déploiement). Si la comédie de Monicelli avait seulement tourné en dérision l’égoïsme borné des patrons qui refusent la revendication ô combien subversive en 1905 d’une journée de travail de 13 heures au lieu de 14 heures, mais sans nous trousser des blagues comme celle de l’organisateur de grève Mastroianni piquant son sandwich à un gréviste affamé – ce que Desjardins appelle « défendre une position claire » -, il n’y aurait pas eu ÉQUILIBRE, je veux dire l’idée fondamentale que le satiriste a une vision satirique DU MONDE en général, des gens en général, sans exceptions, et pas seulement une vision satirique du « camp d’en face », quel qu’il soit.

Et ça continue. Dans ‘AU NOM DU PEUPLE ITALIEN’ (1971) de Dino Risi, la turpitude de l’industriel de droite pourri (Vittorio Gassman, bien entendu) se révèle vers la fin du film être réalité un « red herring » des scénaristes, une sorte de leurre afin que le spectateur comprenne le plus tard possible que le vrai sujet du film est la turpitude du brave juge d’instruction de gauche (Ugo Tognazzi), qui est prêt à détruire les preuves de l’innocence de l’industriel pourri pour le faire condamner par pure haine idéologique. (C’est dans le dialogue: « Votre haine est idéologique! », lance Gassman à Tognazzi). Le scénario et les dialogues sont pourtant, encore une fois, dus à Age-Scarpelli, qui évidemment votent du même bord que le juge (lequel lit ‘L’UNITÀ’, quotidien communiste, sur son heure de dîner).

Mais le cinéma, me demanderez-vous ? C’était aussi leur truc, après tout. Alors ils sont prêts à garrocher du vitriol sur eux-mêmes en tant qu’Italiens, en tant qu’hommes et femmes de gauches aussi, en tant que du Sud et du Nord, etc, mais en tant que gens de cinéma, hein ? En sont-ils capables ?

Bien sûr. Il suffit de voir ‘JE LA CONNAISSAIS BIEN’ (1966), autre sommet de la comédie à l’italienne avec Stefania Sandrelli qui nous dépeint les milieux du cinéma comme absolument pourris. Nino Manfredi par exemple se dit journaliste mais c’est rien d’autre qu’un pimp. Tout le monde exploite de façon éhontée la jeune paysanne montée à Rome pour faire du cinéma, et elle finit par se suicider. (‘SUNSET BOULEVARD’ est peut-être un meilleur film du point de vue des critiques – vu que c’est dramatique et sérieux n’est-ce pas – mais comparé à ‘JE LA CONNAISSAIS BIEN’ ses attaques contre les milieux du cinéma manquent franchement de vitriol). Et puis bien sûr il y a le sketch ‘PORNODIVA’ des ‘NOUVEAUX MONSTRES’ (1978), où des parents vendent leur fille mineure à un producteur de cinéma. « Au fond, si le singe est petit… » dit le papa. (Car il est question de tourner une scène sur une plage avec un singe.)

David Desjardins : «Le problème avec la satire aujourd’hui, c’est qu’elle est devenue un refuge et une fin en soi. On se moque pour se moquer. La cible n’est plus claire. »

Alors non, ce n’est pas celle d’aujourd’hui : c’est la satire de toujours, qui a TOUJOURS été une fin en soi et non un instrument mis au service d’une cause (et chose incroyable, même quand les entertainers étaient membres du parti communiste italien!), qui s’est TOUJOURS moquée pour se moquer, qui a TOUJOURS fustigé les mœurs pour fustiger les mœurs.

Monsieur Desjardins – que je soupçonne d’avoir grandi avec ‘PASSE PARTOUT’ alors qu’à la même heure le samedi matin passaient ‘LES AVENTURES DE PINOCCHIO’ avec Nino Manfredi, qui constituait un antidote génial à l’horripilante sauce « éducative » – a en réalité un problème avec la satire en soi, problème qu’il a habilement et rhétoriquement dissimulé sous les oripeaux d’une fausse hauteur morale.