La francophonie canadienne, ce n’est jamais simple. Prenez l’annonce en mai du projet de loi 96 pour le réaménagement des lois linguistiques québécoises. Entre autres mesures, le projet de Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français veut faciliter aux francophones des autres provinces l’accès aux universités québécoises en leur proposant des droits de scolarité au même tarif que celui que paient les Québécois. L’offre est généreuse et elle répond au vœu de tous les francophones, qui sont fâchés de devoir payer le tarif « canadien » quand ils viennent étudier au Québec. Selon la province avec laquelle on compare, la facture peut tripler, ou presque.
Sauf que la mesure est controversée dans les cercles militants. Le Québec a beau vouloir limiter l’offre aux étudiants francophones pour des programmes qui ne sont pas offerts en français dans leur province, la mesure pourrait quand même fragiliser les quelques universités francophones hors Québec en leur faisant perdre de la clientèle. Comme quoi le Québec est un géant qui pèse lourd dans cette espèce de « Polynésie » qu’est la francophonie canadienne, mais il doit mesurer chaque geste qu’il pose en matière linguistique s’il ne veut pas devenir l’éléphant dans le proverbial magasin de porcelaine.
Pas étonnant, donc, que l’éducation et le projet de loi 96 soient de toutes les conversations lors du Sommet sur le rapprochement des francophonies canadiennes, qui se déroule à Québec du 12 au 17 juin. Pendant cinq jours, plusieurs centaines de participants de la francophonie militante du Canada et du Québec se réunissent pour discuter et débattre des grands enjeux communs en matière de culture, d’immigration, d’affaires, d’éducation et de santé.
« On veut créer une nouvelle relation qui va rapprocher les francophones de partout des Québécois », dit Jean Johnson, président de la Fédération des communautés francophones et acadienne, qui a organisé l’événement conjointement avec le Secrétariat du Québec aux relations canadiennes. « On aura fait un grand pas, dit-il, si on peut arrêter de se piler sur les orteils. »
Pour la présidente du Conseil du Trésor à l’Assemblée nationale et ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, Sonia LeBel, ce sommet se veut un forum de réflexion, la phase 2 d’une vaste consultation en vue de revoir la politique québécoise par rapport à la francophonie canadienne. Formulée en 2006 par le ministre libéral Benoît Pelletier, celle-ci s’articule autour d’une foule d’ententes de coopération avec les provinces au sujet de la francophonie, mais mise essentiellement sur des actions directes (subventions, formations, organisation de conférences et de tables rondes, prix, bourses) à l’endroit des communautés en matière d’éducation, de culture et d’économie.
La ministre veut pousser plus loin l’action du gouvernement — et surtout des Québécois. « La francophonie canadienne se porte plutôt bien, malgré ses difficultés. Elle est très vivante, jusqu’au Yukon. Bien des Québécois n’en sont pas très conscients. »
Et c’est pourquoi le cœur du sommet gravitera autour des trois journées d’ateliers et de réseautage (les 14, 15 et 16 juin) où les participants se réuniront en petits groupes pour discuter pendant deux heures et demie afin de formuler des propositions concrètes au gouvernement.
L’éducation, toujours
Ce n’est pas un hasard si deux des sept ateliers portent sur l’éducation et l’enseignement supérieur. S’il fut un temps où l’Église catholique exerçait une sorte de monopole institutionnel, l’éducation publique s’est installée au cœur des communautés francophones, qui s’organisent de plus en plus autour des écoles, des conseils scolaires, des collèges et des universités, qui sont devenus le véritable pôle francophone d’un océan à l’autre.
« Être francophone, ce n’est pas faire partie d’une ethnie, comme être ukrainien ou chinois, explique Jean Johnson. La francophonie, c’est une communauté linguistique, qui inclut des Ukrainiens, des Chinois. C’est la richesse de ce que nous sommes. On le voit au Québec et on le vit chez nous. La francophonie, c’est une nouvelle communauté. »
Au cours des 40 dernières années, l’enseignement primaire et secondaire s’est beaucoup renforcé dans toutes les provinces, malgré des problèmes de sous-financement chronique. Actuellement, c’est la question du statut et du financement des 21 collèges et universités francophones ou bilingues qui passe à l’avant-plan des batailles et des revendications. Et c’est pourquoi le Québec doit mesurer chacun de ses gestes s’il veut éviter de briser la porcelaine francophone. Sonia LeBel assure qu’il sera très « prudent » dans l’application de ses engagements tels qu’ils sont formulés dans le projet de loi 96, et Jean Johnson est convaincu que la solution existe.
Mis à part l’Université de Moncton (4 000 étudiants), dont la taille se compare à celle d’un établissement régional québécois, des établissements comme l’Université de Saint-Boniface, à Winnipeg, ou le Campus Saint-Jean, à Edmonton, sont plutôt de la taille d’une polyvalente. S’il faut se réjouir que ces vieux collèges aient pu accéder au statut universitaire, leur santé reste fragile. Il suffirait de peu pour les mettre en danger — comme l’Université Laurentienne, à Sudbury, actuellement au bord de la faillite et qui vient de saborder la moitié de ses programmes en langue française.
Par exemple, le projet de loi 96 suggère de limiter les étudiants francophones admissibles au tarif québécois à ceux qui ne trouvent pas de programme équivalent en français dans leur province. Or, un établissement comme le Campus Saint-Jean n’accueille pas que les Franco-Albertains, mais aussi les francophones des provinces voisines. Ainsi, une Fransaskoise qui voudrait étudier en histoire en français va envisager d’aller poursuivre ses études à Edmonton avant de faire le saut au Québec. Même logique pour l’Université de Moncton, au Nouveau-Brunswick, qui recrute nombre d’étudiants francophones des trois autres provinces atlantiques. « Ce que le Québec va proposer ne doit pas jouer contre nos établissements », souligne Jean Johnson.
L’autre risque d’agir inconsidérément, explique Sonia LeBel, serait d’envoyer le signal aux gouvernements provinciaux qu’ils n’ont plus à financer l’enseignement supérieur en français. « On est conscients qu’il faut faire un geste, dit-elle, mais sans déresponsabiliser les provinces. »
Une solution au problème soulevé par la proposition du projet de loi 96 serait de créer une politique d’accueil d’étudiants francophones au Québec et un programme de mobilité qui encouragerait les étudiants québécois à faire des stages ou des sessions dans les établissements francophones des autres provinces.
L’idée sourit particulièrement à la ministre. « J’ai beaucoup voyagé au Canada ces trois dernières années et je suis très impressionnée par la mobilité des francophones des autres provinces. C’est une francophonie très multiprovinciale : les gens se déplacent d’une province à l’autre pour étudier et travailler sans se poser de questions. C’est une très grosse différence de mentalité avec les Québécois. C’est une des choses que nous avons à apprendre d’eux. »
Changer les mentalités
Outre les discussions de politiques, qui peuvent être techniques, l’autre but du sommet est justement le rapprochement. Sur ce plan, la ministre admet une « petite déception » quant au format virtuel, rendu inévitable en raison des mesures sanitaires. Un sommet en présentiel, comme celui qui aurait dû avoir lieu en juin 2020, mais qui a été reporté pour cause de pandémie, aurait sans doute permis au volet « réseautage et rencontres interpersonnelles » d’être beaucoup plus fécond.
Comme je l’avais expliqué dans ma précédente chronique, un des effets du nationalisme québécois a été que les Québécois ont pratiquement tourné le dos aux francophones du reste du Canada à partir des années 1960. Au point que la plupart s’étonnent qu’on y parle encore français — alors que cela n’a absolument rien de surprenant.
Il est à souhaiter que les Québécois seront nombreux à ce sommet. Certes, le gouvernement donne l’exemple par une action tous azimuts — création des prix Acadie-Québec et Ontario-Québec, ouverture de la Chambre de commerce francophone de l’Ontario, réouverture du bureau du Québec à Ottawa, ouverture d’un nouveau bureau du Québec à Halifax. Mais cette action officielle serait encore plus fructueuse si davantage d’organismes et d’entreprises québécoises avaient la francophonie canadienne sur leur radar. Comme c’est le cas de l’Acfas, la plus importante association scientifique francophone au Québec, qui a créé cinq antennes régionales à Moncton, Sudbury, Winnipeg, Regina et Edmonton.
L’un des buts du sommet — et d’une nouvelle politique québécoise — sera d’encourager les Québécois à faire plus, et mieux. « Les francophones des autres provinces connaissent bien le Québec, jusqu’aux problèmes de circulation sur le pont Champlain, mais les Québécois connaissent moins bien les autres francophones du pays, déplore la ministre LeBel. Je pense toutefois que les Québécois sont mûrs, collectivement, pour intégrer la francophonie canadienne dans leurs actions. »