«Pouvez-vous rire, s’il vous plaît?» Cette question, Robert Provine la pose à tout le monde, de but en blanc, depuis 10 ans. Avec les réactions qu’on devine. On ne peut décider de rire, bien sûr, car ce comportement échappe à la volonté consciente. Et il dépend probablement d’un mécanisme ancré très profondément dans le cerveau. D’où son intérêt.
Cela fait plus de 2 000 ans qu’on étudie le rire. Platon le considérait comme politiquement dangereux. Néron, qui en connaissait le côté contagieux, utilisait une variante des rires en conserve pour s’assurer que le pauvre public forcé d’assister à ses prestations théâtrales réagisse avec l’enthousiasme de rigueur.
Mais, étudié presque exclusivement par des philosophes et des chercheurs en sciences sociales, le rire n’avait jamais été examiné d’un point de vue biologique et neuronal. Jusqu’à ce que le neurobiologiste Robert Provine, professeur à l’Université du Maryland et spécialiste du comportement humain et animal, décide de s’y mettre. Contrairement à ses prédécesseurs, il ne s’est pas intéressé à ce qui fait rire. Il a plutôt voulu cerner l’origine du rire dans l’évolution et découvrir quelles parties du cerveau nous permettent de le reconnaître et de le produire.
Sujet ardu. En bon scientifique, Robert Provine a commencé par équiper son labo d’une importante collection de films drôles, histoire d’observer des volontaires disposés à se bidonner pour la science. «Échec total, dit-il. Les gens ne riaient pas.» Il est donc parti à la chasse au rire dans les salles de cinéma, dans les cafétérias d’entreprises, dans les cabarets; il a travaillé avec des acousticiens pour définir très précisément, en laboratoire, ce qu’est un rire humain et pouvoir le comparer ensuite au rire, très différent, du chimpanzé.
Les résultats sont étonnants. Et les hypothèses que pose Robert Provine après 10 années de recherches sont fascinantes. Entre autres: pour pouvoir rire, croit-il, l’homme a dû d’abord apprendre à se tenir debout!
Le rire, sa vie, son oeuvre (Robert Laffont, 2003) est la version française de Laughter – A Scientific Investigation, publié en 2000. L’actualité a joint l’auteur chez lui, à Baltimore.
Pourquoi avoir choisi ce drôle de sujet d’études?
– Le rire est un des grands mystères du comportement humain. Il fait partie du vocabulaire de base des hommes de toutes les époques, de toutes les cultures et de toutes les langues. C’est un phénomène très ancien. L’étudier ouvre une fenêtre immense et facile d’accès sur le fonctionnement du cerveau. Au début, j’ai donc essayé d’analyser le rire en laboratoire, à l’aide de documents comiques. Ça n’a pas marché du tout. Et cet échec m’a appris quelque chose de fondamental: le rire n’a pas grand-chose à voir avec l’humour.
Ce n’est pas parce que c’est drôle qu’on rit?
– La relation entre le monologuiste imperturbable et le public qu’il fait rire n’est pas représentative. Dans la vie de tous les jours, nous en avons fait l’expérience, ça ne se passe pas du tout comme ça. Pendant la pause-café ou au cours d’un repas entre amis au restaurant, ce qui se dit immédiatement avant un éclat de rire, c’est généralement quelque chose comme: «D’accord, on se voit demain» ou «Tiens, voilà Robert». Et le locuteur – celui qui parle – rit davantage que ceux qui l’écoutent. Le rire est très lié aux relations sociales. Sexuelles, également: de façon générale, ce sont les hommes qui font rire et les femmes qui rient. Et les deux adorent ça! En fait, le rire n’est pas tellement une affaire d’humour. C’est davantage une affaire relationnelle. Les comiques le savent bien: alors qu’il est très difficile de faire rire une salle aux trois quarts vide, un bon comédien peut très aisément faire crouler une salle pleine. Il n’aurait d’ailleurs probablement même pas besoin de blagues…
Pourtant, on associe complètement le rire à l’humour, à la drôlerie.
– Ce rapport est très récent dans l’histoire. Notre vision contemporaine associe le rire à l’humour, lui donne le pouvoir d’améliorer la santé ou le système immunitaire. Ce ne sont pas ces propriétés qui ont intéressé Platon, Aristote, Darwin ou Freud. Les Anciens savaient des choses qu’on a oubliées. Que le rire – que nous associons toujours avec l’humour et la joie de vivre – peut être très noir. Ils savaient qu’il peut miner une politique, la réputation d’une personne ou même d’un État. Que rire peut être une arme. Ne dit-on pas que le ridicule tue? Platon s’y est intéressé parce qu’il craignait son pouvoir. Le rire est un lien entre les gens, le ciment d’un groupe. Mais l’époque de rectitude politique dans laquelle nous vivons a oublié que le groupe en question peut être occupé à massacrer, à violer ou à assister à une exécution. Au Moyen Âge, on riait pendant les exécutions publiques, et pas parce que la foule trouvait la torture drôle… Encore aujourd’hui, on signale des cas de massacre où les assaillants rient. Le rire est un instrument de cohésion, et le meilleur déclencheur du rire, c’est le rire des autres. On entend rire, et on rit soi-même. Je crois que c’est profondément lié dans le cerveau.
Et c’est cette connexion qui vous a intéressé?
– Étudier le caractère contagieux du rire pourrait nous en apprendre beaucoup sur les mécanismes de réponse du cerveau. Par exemple, on croit que celui-ci possède des structures conçues spécialement pour reconnaître et décoder le langage. Si c’est vrai, il sera beaucoup plus facile d’en trouver une conçue pour comprendre un son universel comme le rire plutôt que, disons, l’anglais ou le mandarin.
À quoi sert cette connexion? D’où le rire vient-il?
– Quand deux chimpanzés jouent, chahutent et se chamaillent, ils halètent («ha-ha-ha-ha»). C’est leur rire. Et quand ils se chatouillent, ils rient aussi. C’est un signal qui dit à l’autre: «On joue, je ne veux ni t’attaquer ni te faire du mal.» C’est un moyen de communication. Et je crois que le rire humain est une évolution de ce halètement des chimpanzés.
Le rire n’est donc pas le propre de l’homme?
– Non, les primates rient, on le sait au moins depuis Darwin. Mais l’homme et le chimpanzé ont des rires très différents. Quand je ris, la même expiration me sert à émettre plusieurs «ha» («hahahahaha»). Le chimpanzé, lui, halète («ha-ha-ha-ha») parce qu’il est incapable de diviser son expiration. Il doit respirer entre chaque «ha». D’où le halètement si caractéristique.
Pourquoi cette différence? Après tout, l’homme et le chimpanzé sont biologiquement très proches.
– On ne sait pas encore. Comme on ne sait pas encore précisément pourquoi les primates ne peuvent pas parler. Mais j’ai une suggestion, que j’ai baptisée la théorie «bipédique» et que d’autres ont rebaptisée, beaucoup plus efficacement, la théorie «walkie-talkie». Les primates peuvent marcher sur deux pattes, mais pas très bien ni très longtemps. Nous, humains, avons acquis l’aptitude à marcher et à courir efficacement debout sur deux pattes peu après nous être séparés de l’ancêtre que nous avons en commun avec le chimpanzé. Et la parole est apparue à peu près au même moment. Je crois que l’émergence de la parole et celle de la bipédie, deux éléments cruciaux de notre évolution, ont en commun d’exiger un contrôle de la respiration. Car la nature, qui n’est pas si parfaite qu’on le dit, nous oblige à manger, boire, respirer et parler par le même orifice. Nous devons cesser de respirer pour avaler, pour parler. L’ingénieur qui concevrait un tel système serait mis à la porte! La seule façon de composer avec un mécanisme aussi inefficace, c’est de s’entraîner au temps partagé. Notre cerveau chorégraphie précisément le ballet complexe de la respiration, de l’ingestion et de la parole, si bien que nous en avons à peine conscience.
Et les chimpanzés n’ont pas cette maîtrise?
– Ils ne le peuvent pas. Les quadrupèdes synchronisent leur cycle respiratoire avec la locomotion. Entre autres parce que, pendant la course à quatre pattes, le thorax est soumis à des chocs puissants et répétitifs lorsque les pattes de devant touchent le sol. Un soutien anatomique est donc nécessaire pour le renforcer. C’est l’air, bloqué dans le thorax à chaque impact, qui fournit ce support – comme chez l’homme, qui bloque intuitivement sa respiration avant de soulever un objet très lourd. Chez les chimpanzés, la respiration est complètement accordée au rythme de la locomotion et ne peut varier. Marcher debout nous a donné la possibilité d’apprendre à modifier nos rythmes respiratoires, ce qui est essentiel pour parler. Autrement dit, pour pouvoir rire – et parler – comme nous le faisons, il a d’abord fallu que nous nous levions sur nos pattes de derrière. Ce n’est encore qu’une théorie, mais je l’ai soumise à de nombreux spécialistes, dont des linguistes, et l’accueil est favorable. Cette théorie «walkie-talkie» explique en outre la différence entre le rire de l’homme et celui du chimpanzé.
Vous vous intéressez aussi beaucoup au chatouillement?
– Le chatouillement est la plus ancienne façon de déclencher le rire. C’est un comportement très archaïque – les chimpanzés se chatouillent, et ça les fait rire -, qui charrie encore toutes ses vieilles significations. Premièrement, c’est un moyen de communication important, surtout avant l’arrivée de la parole. Les mères chatouillent leurs bébés, les jeunes enfants se chatouillent entre eux. Puis ça évolue en jeux sexuels entre adultes. Même ceux qui disent détester être chatouillés ne détestent pas les jeux sexuels, qui, pourtant, y ressemblent drôlement! C’est une forme de jeu très intime. Il serait très désagréable de se faire chatouiller par un inconnu dans le bus… Mais le chatouillement permet aussi d’étudier bien d’autres choses. Par exemple, pourquoi ne peut-on se chatouiller soi-même? Parce que le cerveau, on ne sait trop comment, annule les sensations que vous vous donnez vous-même. Sinon, on subirait un chatouillement constant (par le contact de la peau sur les vêtements, par exemple). Mais ce mécanisme de suppression n’agit pas sur les sensations qui viennent de l’extérieur. Heureusement, sinon on serait en état d’anesthésie perpétuelle. Il y a donc un mécanisme qui fait la différence entre les sensations que je m’inflige et celles qui viennent de l’extérieur. Ce qui me chatouille, c’est ce qui n’est pas moi. Si on réussissait à mieux comprendre ce mécanisme, on pourrait en doter les robots, qui pourraient ainsi connaître les frontières de leur propre «corps».
On dit aussi que le rire est bon pour la santé. C’est vrai?
– Le rire ne sert pas d’abord à améliorer notre système immunitaire. Pas plus que la marche n’est apparue pour renforcer notre capacité cardiovasculaire! Le rire est essentiellement un moyen de communication qui sert à modifier le comportement d’autrui. Y a-t-il un lien entre rire, humour et bonne santé? Ce n’est pas évident. On sait que les comiques professionnels ne vivent pas plus longtemps que la moyenne des gens… On sait aussi que l’optimisme peut avoir un effet plus négatif que la prudence sur la longévité (exemple extrême: «Le feu vient de passer au rouge, mais je dois bien avoir le temps de traverser…»). S’il y a un lien entre le rire et la santé, c’est peut-être davantage une affaire de relations sociales que de rire proprement dit. Après tout, on ne peut rire tout seul. Les gens qui rient sont donc plus entourés que les autres…