Jambon Beurre fait mal à Petitpois Facher.
Le premier, un mage à l’armure démesurée, enchaîne les sorts que le second, un ivrogne dans un costume de père Noël trop petit, peine à esquiver. « Fais ton flash !!! » crie Nicole Grosset en s’adressant à l’écran géant installé dans l’atrium du cégep de Matane. La femme de 57 ans hurle avec la ferveur d’une mère qui encourage son enfant depuis les gradins d’un aréna, non sans raison. Petitpois Facher est le pseudonyme de son fils de 16 ans, Alexandre. À moins de se tirer de ce mauvais pas, il risque de perdre le tournoi de League of Legends organisé entre le cégep et la polyvalente de Matane.
Pause. League of Legends est un jeu vidéo où deux équipes de cinq s’affrontent dans le but de détruire la base adverse. Un flash, c’est un sort qui permet de se téléporter pour se mettre à l’abri. Oh, et l’expression « il a jinxed », que vous lirez bientôt, signifie qu’un joueur en a éliminé un autre à l’aide de Jinx, un personnage armé d’explosifs. Prêts ? Play.
Petitpois Facher fait son flash, au grand soulagement de Nicole Grosset. À côté d’elle, son mari, André Rouleau, est visiblement perdu. « Je suis encore au niveau Pac-Man », admet-il. Ce sont les seuls adultes parmi la dizaine de spectateurs enfermés au cégep en ce dimanche ensoleillé pour suivre les affrontements. Ils ne regardent pas les compétiteurs, qui sont installés dans une autre pièce, mais la webdiffusion du jeu, commentée par deux étudiants. Personne ne semble surpris que l’un d’eux porte un costume de licorne.
La licorne, justement, parle de plus en plus vite, à mesure que les explosions se multiplient à l’écran. « Oh ! OH ! Il a jinxed ! IL A JINXED !!! Ça y est, c’est fini ! » L’équipe d’Alexandre l’emporte. Nicole Grosset jubile. André Rouleau, lui, est toujours aussi perdu : « Ils ont gagné? »
Il est facile de perdre ses repères dans l’univers du jeu vidéo de compétition, appelé sport électronique. Pour certains, qualifier de « sport » une activité qui consiste à enfoncer des boutons suffit à les dérouter. Pour d’autres, ce sont les règles des parties, à mille lieues d’un match de hockey, qui les laissent perplexes. À cela s’ajoute une terminologie opaque et essentiellement anglophone — relire le deuxième paragraphe — qui repousse les novices. Heureusement, il existe une langue universelle pour surmonter l’incompréhension et faire tomber les préjugés : l’argent.
Les sommes en jeu lors des plus grands tournois de sports électroniques sont dignes du Lotto 6/49. En 2018, la cagnotte du championnat mondial de League of Legends, qui réunissait 24 équipes, était de 6,5 millions de dollars américains. La même année, les 18 équipes participantes de l’internationale du jeu de stratégie Dota 2 se sont partagé 25 millions de dollars, dont 11 millions pour l’équipe gagnante. Et pour la saison 2018-2019 du jeu de tir Fortnite, ce sera 100 millions.
Les cotes d’écoute de ces affrontements donnent tout autant le vertige. Près de 400 millions de personnes ont regardé du sport électronique en ligne l’an dernier, estime la maison de recherche Newzoo. À elle seule, la finale 2018 de League of Legends a attiré 99 millions d’amateurs sur le Web. C’est presque autant que les téléspectateurs du dernier Super Bowl.
Cette assistance monstre fait rêver les annonceurs. Mastercard, Coke et Nike ne sont que quelques-unes des grandes marques associées aux tournois, aux équipes ou aux joueurs. Loto-Québec, qui commandite des rencontres dans la province, offre même des paris sportifs pour certains matchs virtuels.
« D’accord, mais peut-on vraiment parler d’un sport ? » répètent les plus têtus. « On s’en fout », rétorquent investisseurs et joueurs. Les premiers sont trop occupés à chercher des occasions d’affaires dans ce marché qui atteindra 1,1 milliard de dollars américains en 2019, selon Newzoo. Et les seconds veulent juste terminer leur partie d’Apex Legends en paix.
Quiconque pousse la porte du Meltdown eSports Bar de la rue Saint-Denis, à Montréal, pour regarder la partie du Canadien risque d’être déçu : les écrans suspendus au-dessus des tables diffusent plutôt des affrontements de League of Legends ou autres Fortnite. C’est là que les amateurs de sport électronique de la région se rassemblent pour regarder les matchs importants ou célébrer après les tournois.
En ce jeudi après-midi, seule une poignée de joueurs sont assis au fond du bar, où des ordinateurs font office de machines à sous. Étienne Veilleux, 25 ans, entre en saluant le barman avec la familiarité d’un habitué, puis me serre la main. Il a la poigne solide de ceux qui jouent au hockey, ce qu’il fait régulièrement, et la belle gueule d’un commentateur sportif, ce qu’il est.
Une fois par semaine, Étienne Veilleux s’installe sur le plateau de 5 à 7, à RDS, pour commenter l’actualité du sport électronique. « Quand j’ai commencé, mes collègues ne comprenaient rien ! C’est comme le rugby : ça a l’air compliqué au début, mais avec un peu d’intérêt et d’ouverture, tout devient simple. »

Une bonne façon de s’initier est de regarder son sport préféré. La NBA et la NFL ont toutes deux une ligue numérique, où les compétiteurs s’affrontent au basket ou au football à l’aide d’une manette. Certains matchs sont même télédiffusés par la chaîne de sport américaine ESPN ! Plus près de nous, le Canadien de Montréal a tenu son premier tournoi de hockey électronique cet hiver. De son côté, l’Impact a mis sous contrat un professionnel du jeu de soccer FIFA pour représenter l’organisation dans des tournois internationaux.
À l’image des athlètes qui attrapent et lancent de vrais ballons, les joueurs qui évoluent dans les ligues électroniques de haut calibre sont des pros, loin du stéréotype du gamer enfermé dans son sous-sol. « Pour atteindre ce niveau, il faut de la discipline et une bonne hygiène de vie, insiste Étienne Veilleux. Si tu n’es pas en forme, physiquement et mentalement, tu ne seras pas performant. »
Performer, c’est l’objectif du Montréalais Julien Perrault, 33 ans, connu sous le pseudonyme de Cydonia. Sa discipline est Hearthstone, un jeu de cartes en ligne auquel jouent plus de 100 millions d’amateurs.
Avec un tel réservoir de compétiteurs, rester devant son écran du matin au soir ne suffit pas pour figurer parmi les meilleurs. Julien Perrault ne joue d’ailleurs que cinq heures par jour ; le reste du temps, il révise ses stratégies, réseaute avec les organisateurs de tournois et d’autres professionnels et s’entraîne physiquement. « Il y a beaucoup d’éléments liés au hasard dans Hearthstone, explique-t-il. La seule chose que je peux contrôler, c’est le sérieux de ma préparation. »
Ce pharmacien, qui possède aussi un baccalauréat en psychologie, ne pensait jamais faire carrière dans le sport électronique. « Je jouais pour le plaisir. Mais en 2016, j’ai vu que mes résultats permettraient peut-être de me qualifier aux mondiaux. Ça a fonctionné. » Le chèque de 50 000 dollars qui a récompensé sa huitième place l’a convaincu de mettre les pilules de côté pour se concentrer sur les créatures fantastiques de Hearthstone.
Ses résultats lui ont mérité une place au sein de l’équipe suédoise Red Reserve, qu’il représentait jusqu’à la dissolution récente de la formation. Un poste salarié, ce qui compensait les disettes parfois longues entre les gains dans les tournois. Julien Perrault ignore encore s’il sera recruté par une nouvelle organisation, mais il reste positif. « Des millions de gens rêvent de gagner leur vie en jouant aux jeux vidéos, et moi, je suis un des chanceux qui le font. Combien de temps ça va durer ? Je ne sais pas. Au pire, la pharmacie sera toujours là. »
Pour certains jeunes, devenir le prochain Cydonia a remplacé le rêve d’être le prochain Crosby. Mais contrairement au hockey, il n’y a pas de ligue municipale au Québec pour apprendre les rudiments de la manette. Pas d’entraîneurs pour relever les erreurs et enseigner de meilleures techniques. Pas d’arbitres pour éviter que les matchs ne dégénèrent. Bref, pas de structure.
Depuis quelques mois, toutefois, le milieu du sport électronique québécois se transforme et s’organise à toute vitesse grâce aux efforts d’un nouvel acteur, le dernier auquel on s’attendrait lorsqu’il est question de jeux vidéos : l’école.
Le cégep de Matane a été le premier établissement scolaire au Québec à mettre sur pied une équipe de sport électronique, en 2017. L’objectif était d’offrir une raison supplémentaire de s’intéresser à l’école, mais l’engouement a dépassé, et de loin, les attentes. « On a eu 75 personnes à la première réunion d’information, se souvient la technicienne en travail social qui encadre le programme, Caroline Ouellet. C’est 10 % de la population étudiante du cégep ! » Les CPTN — prononcer « capitaines » — étaient nés.
Les CPTN ont le même statut que les autres équipes sportives du cégep. Cela vient avec des ressources matérielles et financières… ainsi qu’avec des obligations. Chaque joueur s’engage à assister aux entraînements, réussir ses cours et faire du sport, celui qui fait suer, deux heures par semaine. Une première entorse au règlement entraîne un avertissement. Une deuxième et c’est l’expulsion. « C’est arrivé, dit Caroline Ouellet. Mais on a surtout eu des jeunes que ça a raccrochés. »
L’initiative du cégep de Matane a fait des petits, en commençant par la polyvalente de la même ville. Aujourd’hui, le mouvement s’est transformé en une véritable boule de neige, avec plus de 40 écoles secondaires, cégeps et universités qui ont une équipe de sport électronique.
Patrick Pigeon, président de la Fédération québécoise de sport électronique, est soufflé par l’enthousiasme du milieu scolaire. « Il y a des projets qui sont approuvés en 48 heures ! » Depuis 2016, ce passionné de jeu vidéo tente de faire reconnaître son organisation comme une régie sportive par l’État, au même titre que le sont Baseball Québec et la Fédération de sport automobile du Québec.
Non seulement ce statut légitimerait le sport électronique, mais il lui procurerait également du financement public pour son développement. L’obtenir est toutefois complexe et, en attendant, tout se fait bénévolement. Cela n’a pas empêché la Fédération de mettre sur pied la Ligue Cyber Espoirs, dans laquelle compétitionnent la plupart des écoles.
Midi approche et les ados — cinq garçons et une fille — n’ont pas encore touché à un ordinateur. Leur journée a commencé par un cours sur les déplacements dans les jeux de tir. Ensuite, un atelier de gestion de la colère. Et maintenant, du yoga. « Je ne sens rien, grogne un des jeunes. C’est censé étirer quoi ? » Visiblement, les salutations au soleil ne figuraient pas parmi ses attentes lorsqu’il s’est inscrit à l’Académie Esports de Montréal, un camp de perfectionnement en sports électroniques créé en 2018.
« On n’est pas ici pour binger, m’explique l’entraîneur-chef du camp, Antonin Tran. À force de jouer sans encadrement, ces jeunes ont acquis des lacunes et on est ici pour les corriger. »
La séance de jeu, lorsqu’elle commence enfin, se déroule dans une salle de conférences en verre, sur des ordinateurs dernier cri. L’espace, situé sur le boulevard Saint-Laurent, est digne d’une start-up généreusement financée. Difficile d’imaginer comment les frais d’inscription de 350 dollars par personne peuvent payer tout cela.
« Ça couvre à peine les salaires », admet le propriétaire des lieux, Paul Sen. Cet entrepreneur de 37 ans a fait sa fortune en créant une entreprise de sites Web, au début des années 2000, puis en investissant dans l’immobilier. Aujourd’hui, il mise sur le sport électronique et a convaincu l’ancien champion d’arts martiaux mixtes Georges St-Pierre d’embarquer avec lui dans l’aventure. « C’est un ami, explique Paul Sen. On a parlé de mon projet en jouant à Street Fighter ensemble, et il a adoré l’idée. »

Leur ambition va bien au-delà d’un centre de perfectionnement. Montréal Esports, l’organisation qui chapeaute l’Académie, possède cinq équipes de sport électronique, une agence de joueurs et une chaîne de webtélé. Un projet de ligue est aussi sur les rails, et le groupe souhaite étendre ses camps partout au Québec.
Mais pour le moment, les rêves de Paul Sen sont limités par le « manque d’éducation » des parents. « La plupart voient le e-sport d’un œil négatif. Si c’était du hockey, ils paieraient. Mais parce qu’on parle de jeux vidéos, ils disent non. Tu ne peux pas empêcher ton jeune de faire ce qui le passionne. »
Les préjugés des parents et du grand public font aussi partie des défis d’affaires du Québécois Carl-Edwin Michel, qui a fondé la ligue Northern Arena en 2016. Sa stratégie pour faire tomber les idées préconçues s’étalait en majuscules sur les affiches annonçant la finale canadienne du jeu de tir Rainbow Six l’été dernier : « ÉVÉNEMENT GRATUIT ».
La compétition se déroulait à L’Olympia, à Montréal, une salle moins impressionnante que le Centre Bell, où Northern Arena avait organisé un de ses premiers tournois. Mais Carl-Edwin Michel assure que ce n’est pas un recul. « J’ai compris que mon marché, c’est le monde qui regarde en ligne. J’aurais beau remplir le Stade olympique, c’est sur le Web que le e-sport se passe. »
Il a donc transformé Northern Arena en une « ligue dématérialisée ». S’il loue des salles pour les finales, avec des écrans géants, des néons fluorescents, des commentateurs et des caméras, c’est pour le spectacle. « Moi, ce que je fais, c’est un show sportif. Pour que ce soit regardé, il faut que ce soit bien fait, avec une belle production. »
Tout cela a un coût. La facture de Northern Arena pour la saison de Rainbow Six a dépassé le demi-million de dollars, une note assumée en grande partie par les commanditaires… et l’éditeur du jeu, Ubisoft.
Pour les éditeurs, le sport électronique n’est pas tant une source de revenus qu’une dépense de marketing. Dans cette industrie sans pitié où les jeux se démodent en quelques semaines, les compétitions aident à maintenir l’intérêt des joueurs et à en attirer de nouveaux. C’est en partie ce qui permet à League of Legends de demeurer l’un des jeux les plus populaires au monde près de 10 ans après sa sortie.
« J’ai les cheveux dans la teinture, est-ce que je peux te rappeler dans une heure ? » La chevelure de Stéphanie Harvey, 32 ans, change plus souvent de couleur que le feuillage des arbres : rouge, orange, rose… « J’ai un shooting photo en fin de semaine. Ils vont être mauves. »
Partout sur la planète, les amateurs de jeux de tir connaissent cette Québécoise sous le nom de missharvey, cinq fois championne du monde de Counter-Strike. Après 15 années de carrière, elle est l’un des vétérans de l’industrie, tous jeux confondus. « Quand j’ai commencé, ça n’existait pas des joueurs professionnels ! »
À l’époque, gagner sa vie en jouant était impensable. Aujourd’hui, porter les couleurs d’une équipe permet de toucher un revenu stable. Et certains joueurs, comme missharvey, peuvent profiter de leur notoriété pour signer des contrats avec des commanditaires.
Que fera-t-elle ensuite, à la retraite ? Elle l’ignore. Mais maintenant que le sport électronique est bien établi, elle imagine y exercer un rôle ailleurs qu’au clavier. « Avant, les gens ne comprenaient pas ce que je faisais. On me pose encore beaucoup de questions, mais je me sens moins comme une extraterrestre. »
Cet article a été publié dans le numéro de mai 2019 de L’actualité.
Oui jaime bien larticle les jeux video ca fait peur des vrai simulateur de meutrier