Les parents, c’est n’importe qui?

Donneurs de sperme, mères porteuses, couples homosexuels: l’Occident accorde le droit d’être parents à de plus en plus d’adultes. Au détriment du droit des enfants d’avoir un père et une mère biologiques, s’inquiète la chercheuse américaine Elizabeth Marquardt.


 

Aux États-Unis, des lesbiennes sourdes choisissent un donneur de sperme sourd pour concevoir deux enfants sourds. Au Japon, des scientifiques viennent de créer une souris — bientôt un enfant? — à partir des gènes de deux femelles. Au Canada, un tribunal ontarien accorde à une femme le statut juridique de troisième parent de l’enfant qu’elle élève avec sa conjointe. En Europe comme au Canada, le mariage entre conjoints de même sexe a été légalisé par de nombreux gouvernements.

La «science de l’ADN», l’industrie de la fertilité, les cours de justice et l’évolution des mœurs redéfinissent profondément, partout en Occident, la parentalité et la filiation. Faut-il ralentir cette redéfinition accélérée de la famille? Pour la chercheuse américaine Elizabeth Marquardt, absolument. L’amour ne suffit pas, la biologie compte, et les enfants souffriront de cette explosion du droit des parents, écrit-elle dans Révolution de la filiation: Conflit émergent entre les droits des adultes et les besoins des enfants (www.americanvalues.org). Dans ce rapport rédigé pour la Commission d’enquête sur l’avenir de la fonction parentale, décrite comme un rassemblement indépendant de chercheurs, elle préconise un moratoire de cinq ans. Et affirme la nécessité d’entendre d’abord les enfants nés des nouvelles technologies. Voix de la droite ou de la raison? L’actualité a rencontré l’auteure de 36 ans chez elle, en banlieue de Chicago.

Vous êtes démocrate et pro-choix, fille de féministe. Pourquoi le débat sur le mariage gai vous a-t-il à ce point interpellée?
— Quand le Massachusetts a décidé, il y a trois ans, de légaliser le mariage homosexuel, je n’avais pas de position ferme. Or, le jugement en question dit que le mariage est désormais l’union intime de deux adultes, sans faire mention d’enfants. J’étais enceinte de mon deuxième enfant à l’époque et ça m’a bouleversée. J’ai cessé de penser à ce que les gens diraient de moi, à l’agrégation peut-être compromise de mon mari universitaire, à mes amitiés en danger. D’ailleurs, j’ai perdu ma meilleure amie, lesbienne.

Tout à coup, le mot «parent» était manipulé par des gens peu familiers avec les nouvelles structures familiales. Selon eux, tout adulte peut être le parent d’un enfant. Vraiment? Moi-même, j’ai grandi dans une famille plusieurs fois recomposée. Avec le temps, oui, on arrive à voir ses beaux-parents comme des figures parentales dignes de confiance et d’amour. Mais ce n’est pas automatique.

Je suis aussi une chercheuse. Or, depuis la fin des années 1990, les chercheurs s’entendent: les enfants s’en tirent mieux s’ils sont élevés par leurs parents biologiques dans un mariage sans conflit majeur. Évidemment, ce n’est pas toujours possible. Mais les enfants des familles recomposées ont de moins bons pronostics, sont comparables aux enfants de familles monoparentales en matière d’activité sexuelle précoce, de résultats scolaires, d’attitudes émotionnelles et sociales. Ils sont plus à risque pour des abus sexuels, par exemple, aux mains de leur beau-père ou du petit ami de leur mère qu’avec leur père biologique.

Je ne veux pas culpabiliser les beaux-parents, souvent admirables. Mais redéfinir le mariage, c’est redéfinir la parentalité. Partout en Occident, des experts en fertilité, des juristes, des commissions gouvernementales sont en train de fragmenter la parentalité, sans réel débat public, comme si la conception, la gestation, la naissance, l’éducation d’un enfant pouvaient se décomposer à l’infini.

Qu’est-ce que ça signifie pour les enfants? Nous ne le savons pas. Nous avons des données sur l’adoption, les familles recomposées, les enfants du divorce, mais très peu sur les enfants de familles homosexuelles. Et à peu près rien sur la première génération des enfants nés de dons de sperme ou d’ovules. Comment se débrouillent-ils avec leur identité: qui suis-je? d’où viens-je? Voilà mon prochain livre.

Pour votre livre sur les enfants du divorce, Between Two Worlds: The Inner Lives of Children of Divorce (Three Rivers Press, 2006), vous aviez enquêté auprès de milliers de jeunes. Cette fois, votre rapport n’en cite qu’une dizaine…
— Les enfants nés du sperme ou de l’ovule d’un donneur sont très difficiles à dénicher, même si on estime qu’il en naît chaque année, aux États-Unis, de 30 000 à 75 000. Je reprends donc des témoignages diffusés dans les médias ou dans des forums de discussion. C’est très anecdotique pour l’instant. Il faudrait la collaboration des cliniques de fertilité. Or, celles-ci, privées et non réglementées, négligent leurs archives et rabrouent habituellement les enfants qui tentent de retrouver leurs origines.

L’une de ces enfants, Katrina Clark, a témoigné dans le Globe and Mail, en décembre 2006, de son besoin viscéral de retrouver son père biologique. De sa colère, aussi. Est-ce typique?
— Certains veulent plus d’information, savoir qui était leur père. D’autres disent que quelque chose de fondamental leur a été volé. Certains aboliraient l’anonymat des donneurs mais conserveraient la pratique, d’autres interdiraient tout. Ils ont aussi peur des maladies héréditaires. Pourquoi créons-nous deux classes de jeunes, ceux qui ont le droit de connaître leurs antécédents génétiques et médicaux, et ceux qui ne l’ont pas? Ils sont très en colère, pas tellement contre leur mère, mais contre la société, ses médecins et ses lois, qui aident des femmes (et des hommes) à créer délibérément des enfants qui n’auront jamais accès à la moitié de leur histoire… Or, c’est ce que nous faisons actuellement, aux États-Unis à la mode du Far West, au Canada avec plus de réglementation.

La loi adoptée par le Canada en 2004 interdit la pratique des mères porteuses ainsi que la vente de sperme ou d’ovules… Aux États-Unis, qui décide?
— En l’absence d’un système national de santé, tout cela est géré au niveau des États. Les tribunaux décident, et l’État par leur intermédiaire, en suivant péniblement les changements. Quand il faut trancher, par exemple, entre mère porteuse, donneuse d’ovule, parents acheteurs, etc., les juges locaux font de leur mieux pour régler des problèmes très précis, mais établissent ainsi des jurisprudences disparates. Il faudrait au moins essayer d’harmoniser les lois et les interventions.

Car il y a une énorme contradiction. Depuis 20 ans, on reconnaît que les enfants ont besoin de leur père et ont droit, au minimum, à son soutien financier. Si une femme rencontrée un soir dans un bar prouve, par l’ADN, que vous êtes le père de son enfant, vous en serez légalement responsable pendant 18 ans et on vous incitera à vous impliquer dans sa vie. D’un autre côté, les cliniques de fertilité se multiplient. Au départ, les clients étaient des couples mariés. Pour l’État, leur enfant aurait un père de toute façon, social sinon biologique. Mais dès que les cliniques ont commencé à accueillir des femmes seules ou lesbiennes, le modèle père-mère a été abandonné. L’État, par son inaction, appuie un système qui crée deux classes d’enfants, certains avec deux parents, d’autres non.

En fait, toute l’histoire récente de la parentalité va dans le sens du droit des adultes aux enfants et non plus du droit des enfants à leurs propres parents. Et cette histoire comprend le mariage gai, les mères seules, le divorce. Et même l’adoption…


 

Au Québec, des milliers de petites filles d’origine chinoise ne connaîtront jamais leurs deux parents biologiques. Un enfant né à la suite d’un don de sperme connaîtra au moins sa mère, non?
— Tous ces enfants ont un sentiment d’abandon. Cela dit, les différences sont énormes. Les parents adoptifs sont filtrés par l’État. Ceux qui recourent à la procréation assistée ne le sont pas. Un enfant adopté a de bonnes chances de bien s’en sortir, surtout en comparaison avec ce qu’il serait devenu dans son pays ou son milieu naturel.

La grande distinction, pour les enfants de donneurs anonymes, est l’aspect délibéré de l’abandon. Dans l’adoption, vous avez un enfant déjà né ou conçu, dont la mère ne veut ou ne peut pas avorter. Avec la conception assistée par donneur, l’enfant n’est ni conçu ni né, et des adultes disent carrément: «Ce n’est pas important!» Enfin, avec l’adoption, les parents qui vous élèvent ne sont pas ceux qui ont choisi de faire de vous un orphelin, à jamais coupé de ses parents biologiques.

Dans le doute, abstiens-toi? Ce principe de précaution est invoqué par la France — dans une Europe plutôt laxiste — pour interdire plusieurs pratiques. La solution est-elle d’interdire?
— Pas forcément. Il faut d’abord combler les trous de la recherche. Par exemple, si l’on met fin à l’anonymat des donneurs, comme en Grande-Bretagne, des enfants voudront connaître leur père biologique, et peut-être exiger qu’il devienne leur parent légal. On arrivera au scénario où l’on reconnaît trois parents légaux, comme le suggèrent des commissions en Nouvelle-Zélande ou en Australie. On brisera le modèle des deux parents, mère et père.

N’est-ce pas déjà le cas? La Cour d’appel de l’Ontario vient d’accorder ce statut de troisième parent légal à la conjointe de la mère d’un garçonnet, qui a aussi un père présent dans sa vie.
— C’est la première fois en Occident. Je suis sûre que ces trois personnes aiment leur enfant et que ce sera bien pour lui. Mais un précédent dangereux est créé. Pourquoi pas quatre ou cinq parents? C’est très possible: les parents acheteurs, la donneuse d’ovule, le donneur de sperme, la mère porteuse. Et pourquoi pas un groupe, une famille élargie? Par ailleurs, si vous reconnaissez à un enfant un troisième parent légal, pourquoi n’aurait-il pas le bénéfice d’avoir trois parents… mariés? Ce type de scénarios entraînera la reconnaissance, par les employeurs, les compagnies d’assurances, l’État, des mariages ou des unions de groupe — de la polygamie, quoi.

Une autre tendance contraire aux besoins des enfants, selon vous, est la coparentalité, cette décision de faire et d’élever un enfant sans lien amoureux.
— Le terme vient de la révolution du divorce et je suis fascinée de voir la communauté gaie et lesbienne se l’approprier! Ces gens disent: «Je ne veux pas d’un enfant qui ne connaîtra pas son père ou sa mère, donc je ne veux pas d’un donneur anonyme.» Les intentions sont nobles, c’est le procédé qui m’inquiète. On s’adresse à un ami, à un beau-frère ou, dans un site Internet comme LGBT Parent Matchmaker (de Toronto!), on choisit un étranger qui sera à la fois le donneur et le père, avec droits de visite et pension à payer, je suppose. Et comme les enfants du divorce, ces enfants de parents homosexuels grandissent entre deux mondes. Conscients de la marginalité dans laquelle vivent leurs parents et de la discrimination parfois exercée contre eux, ils ne veulent pas les affronter, les blesser. Donc, ils se taisent ou s’inventent des scénarios pour se consoler.

Les enfants ne sont-ils pas plus résilients que vous le dites? Après tout, ils résistent à des tragédies, comme la mort d’un parent…
— Si votre père meurt, tout le monde compatira. À l’enfant de père divorcé, on rétorque: «Sois content de ne plus vivre dans la chicane.» Dans les cas de don de sperme, on dit: «Pourquoi est-ce que tu t’ennuies d’un jeune gars payé pour éjaculer dans un verre?» Ce deuil-là n’est pas reconnu…

Certaines technologies que vous critiquez semblent trop expérimentales pour être dangereuses: des enfants créés avec les gènes de trois parents, par exemple…
— C’est encore très marginal. Les défenseurs des enfants ont d’autres priorités: la faim, la pauvreté, le trafic sexuel, la négligence! J’en suis consciente. Mais je pense à ces scientifiques d’universités prestigieuses d’Australie, de Grande-Bretagne et d’ailleurs, qui travaillent déjà à produire des enfants avec deux pères génétiques, sans mère, ou l’inverse — ou même des enfants clonés! Ils sont financés pour le faire, avec l’approbation des comités d’éthique. Et les médias célèbrent ces avancées technologiques, sans plus d’esprit critique. Cela me choque.

Je m’oppose aussi à la recherche sur les cellules souches embryonnaires, même si je suis pro-choix en matière d’avortement. Car derrière cette recherche se profile l’industrie de la fertilité, qui fabrique de la vie pour de l’argent. Créer un embryon pour en extraire des cellules? Je ne suis pas d’accord, même pour sauver d’autres vies, même si j’ai un oncle de 51 ans atteint de parkinson… Aux États-Unis, on ne peut pas acheter un rein, mais des spermatozoïdes et des ovules, oui.

Vous suggérez un moratoire, un temps d’arrêt dans cette course à la redéfinition du parent. Est-ce réaliste, compte tenu de tous les intérêts en jeu, financiers et humains?
— J’ai grandi en Caroline du Nord, au milieu des champs de tabac et des usines de cigarettes, j’ai étudié dans des écoles financées par R.J. Reynolds. Tout cela est fini, les usines sont fermées, il y a eu reconversion économique. Parce qu’un consensus social s’est créé contre le tabac. Même chose pour la conduite en état d’ébriété, ou les grossesses chez les adolescentes, qui ont diminué aux États-Unis à la suite de campagnes d’éducation. Oui, il est possible de renverser la vapeur. En Europe, c’est commencé. Ici aussi, j’y crois. À condition d’écouter les enfants.