Brome-Missisquoi est célèbre pour sa Route des vins, son magnifique réseau cyclable et ses paysages enchanteurs. Mais en 2009, cette municipalité régionale de comté (MRC) du sud-est du Québec, insérée entre l’autoroute 10 et la frontière américaine, se découvre un problème : de plus en plus de terres sont laissées en friche, entre autres parce que des agriculteurs, faute de relève, ont vendu leurs lopins à des citadins qui ne savent pas toujours les exploiter. Et avec le déclin des terres s’étiole la signature panoramique de la région.
En 2011, la MRC trouve une solution inédite : elle crée la Banque de terres, sorte d’agence de rencontres agricole, qui jumelle les exploitations sous-utilisées avec des aspirants agriculteurs, souvent des jeunes qui rêvent d’élever des moutons ou de cultiver des framboises. La Banque de terres — surnommée «la marieuse» par les gens du coin — donne non seulement la possibilité aux jeunes agriculteurs de reprendre un lopin, mais elle leur offre aussi la formation et le soutien pour monter un plan d’affaires.
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Marie-Ève Lafond, 34 ans et mère de trois enfants âgés de deux à neuf ans, est une des «mariées». Après cinq ans à Montréal, où elle était animatrice en sécurité alimentaire pour le Club populaire des consommateurs de Pointe-Saint-Charles, cette horticultrice d’Abitibi voulait passer à autre chose. «Je rêvais d’une petite terre quelque part en région», dit-elle tout en retournant le sol avec sa binette. Elle doit faire vite pour planter ses rangées d’ail avant le gel d’automne.
Son bonheur, Marie-Ève Lafond l’a trouvé sur un terrain de 1,3 hectare en bordure de Cowansville, à l’orée d’un quartier de maisons jumelées. Elle a repéré l’endroit — un petit espace légèrement vallonné qui ne compte pas de maison — grâce à la Banque de terres. Elle a signé au printemps 2015 un bail de 10 ans, à 100 dollars par année. Soit une fraction du coût de location (jusqu’à 11 000 dollars par an) pour une terre maraîchère dans cette région.
La parcelle en perdition a depuis retrouvé ses airs agricoles. Marie-Ève Lafond y a planté 20 000 gousses d’ail et 3 000 framboisiers. Son entreprise de «culture urbaine», qu’elle a baptisée Le Champ de la voisine, accueillera ses premiers clients en autocueillette à l’été 2016.
Depuis sa création, en 2012, la Banque de terres, un organisme sans but lucratif financé par le ministère de l’Agriculture et la Fédération de la relève agricole du Québec, a uni 21 agriculteurs à des aspirants comme Marie-Ève Lafond. Et le concept s’est vite répandu : huit MRC de l’Estrie, des Laurentides, de l’Outaouais, du Centre-du-Québec et de la région de Québec ont créé leurs propres banques de terres ou sont en train de le faire. Car les gens sont de plus en plus nombreux, en région, à être convaincus de l’importance de préserver les attraits de leur territoire, à commencer par le paysage. Et les initiatives se multiplient.

«Le paysage, c’est de la nature, mais une nature façonnée par l’homme», note Gérald Domon, professeur à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal et directeur scientifique associé de la Chaire en paysage et environnement.
Les paysages époustouflants qui séduisent les touristes, des Éboulements de Charlevoix à la plaine de Kamouraska en passant par le rocher Percé, sont souvent émaillés de ponts couverts, de petits ports de pêche, de champs de blé. Ces beautés, fruits du travail des fermiers, des pêcheurs, des élus, des urbanistes, des spécialistes en aménagement et des habitants, font partie du paysage.
Depuis une quinzaine d’années, «le Québec est passé de l’idée du paysage “carte postale” à l’idée d’une ressource à développer», dit Gérald Domon.
Thierry Ratté, coordonnateur d’Estran Paysage humanisé, un OSBL qui vise à sauvegarder le paysage de la MRC de La Côte-de-Gaspé, y voit une autre façon de faire du développement durable. «Revitaliser le paysage, c’est un enjeu d’occupation du territoire, une occasion de susciter le retour dans la région de gens qui l’avaient quittée», affirme-t-il.
Les défenseurs du paysage cherchent depuis 20 ans la formule magique pour allier le développement économique à la protection du potentiel touristique. Les changements de zonage auxquels des municipalités ont recours depuis les années 1930 au Québec ont leurs limites. Ils peuvent restreindre ou bannir certains types de constructions dans des milieux humides, interdire les éoliennes ou les forages, mais à quoi sert la protection du paysage si elle nie toute possibilité de développement économique, voire toute occupation humaine ?
En Gaspésie, les répercussions éventuelles de la construction d’une cimenterie à Port-Daniel–Gascons en inquiétaient plus d’un. Aussi, après une année de discussions, les MRC, l’Union des producteurs agricoles, l’association touristique régionale, les chambres de commerce et d’autres ont adopté en avril 2013 la Charte des paysages de la Gaspésie.

Ce document de 12 pages n’a pas de valeur légale, puisque seules les municipalités ont des pouvoirs réglementaires au Québec. Il s’agit plutôt d’une déclaration d’intention, qui annonce les principes auxquels les signataires adhèrent. Ils recommandent par exemple la mise en place d’une politique pour assurer un affichage commercial de qualité, mais aussi des actions concrètes pour réduire l’impact visuel des parcs à ferraille, ou pour encourager l’usage du bois plutôt que l’aluminium comme matériau de recouvrement des maisons.
«Le tourisme est une des plus vieilles industries en Gaspésie. Les Gaspésiens sont conscients de la valeur de leurs paysages», dit Gabrielle Ayotte Garneau, agente de développement au Dossier paysage Gaspésie, au ministère québécois de la Culture.
Carleton-sur-Mer, dans la Baie-des-Chaleurs, s’est inspiré de la Charte des paysages lors de la réfection du quai municipal et de la mise en valeur de l’oratoire du mont Saint-Joseph, qui domine la ville. La chapelle, au sommet de la montagne de 555 m, les belvédères, les sentiers, la route et le stationnement ont été «revampés» en tenant compte des mêmes principes.
Des chartes du genre existent ailleurs au Québec, notamment en Estrie et dans les Laurentides, et d’autres sont en gestation, comme à Charlevoix. Souvent proposés par des groupes de bénévoles, ces dossiers avancent cependant très lentement, faute de moyens. «Il y a beaucoup de projets de chartes, mais pas de ressources. Après deux, trois, quatre ans, les gens s’essoufflent», dit Gérald Domon, de l’Université de Montréal.
La région du Bas-Saint-Laurent a aussi adopté sa Charte des paysages en octobre 2015, signée par les huit MRC. Dans ce texte en 10 points, les signataires s’engagent à impliquer les populations locales dans les réalisations qui influencent le paysage, à maintenir par exemple la signature visuelle formée par les maisons colorées des villages ou les battures du fleuve. Ils s’engagent également à assurer l’harmonie architecturale aux abords des principales routes. «On ne veut pas se ramasser dans 20 ans avec des horreurs dans nos villages. La Charte permet une certaine harmonie dans le cadre bâti», explique Martine Proulx, agente de développement au Conseil de la culture du Bas-Saint-Laurent.
Cette initiative ne vise pas seulement à stimuler le tourisme, mais aussi à rendre la région plus attrayante comme milieu de vie, pour attirer des médecins, des jeunes, des professionnels, des entreprises, souligne Martine Proulx. Et aussi pour garder les «locaux», croit Dominique Lalande, directrice générale de Ruralys, une entreprise d’économie sociale du Bas-Saint-Laurent spécialisée dans l’analyse du patrimoine paysager et sa mise en valeur. «Les gens reconnaissent que la préservation des paysages contribue à leur qualité de vie», dit-elle.

Ces chartes sont en fait des rejetons de la Charte du paysage québécois, élaborée en 2000 par le Conseil du paysage québécois. Cet OSBL regroupe des ordres et associations d’architectes, d’urbanistes, d’aménagistes régionaux, de paysagistes et d’architectes paysagistes du Québec. La publication de cette charte provinciale avait pour but de sensibiliser les différents acteurs, et elle a eu l’effet escompté !
L’objectif des chartes régionales est de «réunir toutes les professions qui ont un impact sur le territoire», précise l’urbaniste David Belgue, président du Conseil du paysage québécois. «Ce sont les habitants d’une région qui sont en mesure de dire ce qui est important pour eux. Ça ne peut pas être juste les environnementalistes qui décident !»
Mais il n’est jamais facile de mettre les habitants d’une région sur la même longueur d’onde. La préservation d’un paysage implique un grand nombre d’acteurs aux intérêts parfois divergents. Ils doivent composer avec des ministères (Transports, Ressources naturelles, Industrie, Agriculture) dont les décisions ont des répercussions directes sur le paysage. «Tout le monde est impliqué, mais personne n’est responsable, dit Gabrielle Ayotte Garneau, du Dossier paysage Gaspésie. Il faut que les citoyens prennent en main leur paysage, et qu’ils parlent plus fort aux élus.»
Un autre outil — au nom très bureaucratique, celui-là — vise à rallier les habitants à la cause de la protection des paysages : le statut de «Paysage humanisé». Accordé par le ministère du Développement durable, de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques, ce statut donne le pouvoir à la MRC de limiter, sans les proscrire, les activités humaines dans l’aire qu’elle aura protégée.
Sauf que depuis la création du programme, en 2002, aucune région n’a été déclarée «Paysage humanisé» !
À ce jour, seuls deux dossiers de candidature ont reçu un «avis de recevabilité» : celui des municipalités de Petite-Vallée et de Grande-Vallée, dans la MRC de La Côte-de-Gaspé, en Haute-Gaspésie, et celui de l’arrondissement de L’Île-Bizard, dernière zone agricole de Montréal. D’autres sont à l’étude en Mauricie, dans Lanaudière et dans les Laurentides.

Comme on peut le lire sur le site du Ministère, «la promotion d’un territoire au rang de Paysage humanisé découle d’une volonté des communautés et des personnes qui l’habitent». En clair, si les habitants ne peuvent s’entendre, ça ne marchera pas.
C’est ce qui accroche dans la MRC de La Côte-de-Gaspé, où l’OSBL Estran Paysage humanisé tente d’obtenir ce statut depuis 2006.
Grande-Vallée et Petite-Vallée veulent mettre en valeur les aspects naturels de la région, dont 16 km de littoral montagneux, ses ports de pêche et son pont couvert, datant de 1923. Pour que les touristes aient envie de s’arrêter. «Là, ils passent sans arrêter en direction de Percé !» explique Thierry Ratté, conseiller en environnement au Conseil de l’eau du nord de la Gaspésie et, dans ses loisirs, coordonnateur d’Estran Paysage humanisé.
En 2006, l’ensemble des municipalités prenant part initialement au projet — soit Saint-Madeleine-de-la-Rivière-Madeleine (MRC de La Haute-Gaspésie), Grande-Vallée, Petite-Vallée et Cloridorme (MRC de La Côte-de-Gaspé) — ont retiré leur appui à Estran Paysage humanisé. Elles craignaient alors que l’obtention du statut de Paysage humanisé ne vienne interdire la chasse ou la pêche, en plus de bloquer toute exploitation des ressources naturelles et tout développement économique.
Des efforts de vulgarisation du projet dans les années suivantes ont permis la réintégration de deux municipalités dans la démarche, soit Grande-Vallée, en 2009, et Petite-Vallée, en 2010. Bien que des défis restent à surmonter pour en arriver à l’obtention du statut de paysage humanisé — vulgarisation d’un nouveau concept, consolidation de l’acceptabilité sociale du projet, financement —, l’organisme continue de défendre le dossier avec l’appui de ces deux municipalités.
Plutôt que de composer avec les polémiques et les délais, d’autres régions ont favorisé une stratégie différente. «On a opté pour une approche de petites actions concrètes», explique Éliane Trottier, agente de développement culturel de la MRC de Portneuf, qui regroupe 18 municipalités. La MRC a imaginé un concept rassembleur : le concours Portneuf en un coup d’œil, assorti d’une bourse de 10 000 dollars.
L’idée était de rendre plus attrayantes les bretelles d’accès à la région sur les principaux axes routiers. Le gagnant, Atelier DI, un cabinet de design de Deschambault-Grondines, a conçu des panneaux routiers en vitrail représentant un paysage. Ces panneaux seront installés au printemps 2016 à l’entrée du village, des deux côtés de l’autoroute 40, avec des panneaux plus petits sur le chemin du Roy et les routes secondaires.
«L’idée, dit Éliane Trottier, est de présenter un affichage qui ne met pas seulement en valeur nos paysages, mais qui rehausse aussi le sentiment d’appartenance des habitants et qui amène les touristes à sortir de la 40 pour s’arrêter chez nous.»
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L’Europe, un modèle

En Toscane, il n’y a pas que le vin qui soit «d’origine contrôlée». Le paysage digne d’une carte postale que forment ces vignobles émaillant les douces collines porte lui aussi depuis 2014 une sorte de sceau «d’appellation contrôlée». Les autorités locales ont en effet adopté cette année-là un plan de protection du paysage, qui vise à freiner la culture intensive du raisin, et ainsi réduire l’érosion des sols qui en découle.
L’idée de statuer sur le paysage ne date pas d’hier en Europe. Durant les années 1950, l’Allemagne, puis les Pays-Bas et la Belgique ont mis sur pied des parcs habités où, contrairement aux parcs nationaux, l’occupation humaine est autorisée, selon certains paramètres.
En 1967, la France s’en est inspirée pour créer le concept de parcs naturels régionaux. Elle en compte désormais 51, qui représentent 15 % du territoire.
En 1972, l’Unesco a souligné l’importance de préserver cette nature «dont l’humain fait partie» des effets pervers de l’industrialisation et de l’étalement urbain. Les pays membres ont signé la Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel.
En 2000, la Convention européenne du paysage, aussi appelée la convention de Florence, a été signée par 29 États membres du Conseil de l’Europe. Elle donne aux autorités locales le pouvoir de légiférer en matière de protection des paysages.
En France, où la Convention est entrée en vigueur en 2006, ces pouvoirs ont été accordés à des directions régionales de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL). Il y a actuellement 12 DREAL en France, notamment en Alsace, en Bretagne, en Corse et en Provence.
Cet article a été mis à jour le 18 mai 2016.
Le saccage du paysage au nom du développement n’est pas une idée nouvelle. Il y a pire que de simple terres en friche, qui ont au moins le mérite d’offrir un peu de verdure à nos yeux. Les industries, les commerces ont la mauvaise habitude de se planter là où ils seront certains d’être vu. La 117 (ou la 15), entre autre, dans les laurentides est un exemple. Bien que les dommages soient encore relatifs, Un nombre croissant de commerces ont cru judicieux de s’installer le long de son allée offrant une vue exclusive sur leurs Hangars de tôle ondulée. Je crois que si rien n’est fait, dans 50 ans , ce qu’on verra au passage des laurentides sera celle d’une interminable suite de structures industriels . Le profit justifie !
Il est important ici de corriger le fait que la Banque de terres n’est pas un OSBL, mais bel et bien un service offert par les MRC participantes. Son financement provient en grande partie des municipalités locales constituantes les MRC et obtient un certain support financier du MAPAQ. La Fédération de la relève agricole du Québec est un partenaire de banque de terres afin de faire connaître le service auprès de la relève agricole, mais n’y contribue pas financièrement.
Les sept autres MRC actuellement participantes au projet ont joint les rangs de la Banque de terres de Brome-Missisquoi afin de mettre en commun les efforts de recrutement de la relève et de l’optimisation du service.
Intéressant. MRC de l’Estran, en Haute-Gaspésie, ça n’existe pas, en passant!
Il est surprenant de constater que l’article ne fasse aucunement mention du saccage des paysages par Hydro-Québec. Faisant fi de la charte des paysages adoptée par les MRC des Laurentides, Hydro s’apprête à la violer unilatéralement en déboisant des kilomètres de forêt en plein secteur de villégiature et ce, malgré la forte opposition de la population et les multiples solutions alternatives proposées.Les villes, associations, Banques des terres, MRC, OSBL et autres organismes peuvent bien tenter de préserver les paysages en multipliant les initiatives, si les gouvernements et la société d’État ne font pas preuve d’imagination et ne pensent qu’à générer des profits, c’est peine perdue.
Les politiciens ne pensent qu’à l’argent, au profit $$$ et non à la préservation réelle de l’environnement. C’est désolant!! C’est honteux!
Un paysage, c’est un coin de terre avec du monde dedans, qui fabrique, cultive, transporte, consomme. On pourrait peut-être commencer par inviter des architectes sur le territoire du Québec. Leur présence n’est pas très évidente, quand on regarde défiler dans nos pare-bises les bâtiments agricoles, les entreprises-entrepôts, les villages enlaidis, les Horton’s de ce monde, sans oublier les poteaux tout croches soutenus par des fils qui pendouillent.