Les sauveurs d’enfance

Il y a 100 ans, Sainte-Justine était un petit dispensaire de 12 lits, rue Saint-Denis. L’historienne Denyse Baillargeon retrace les grands moments de cette institution.

En 1900, Montréal était une tueuse en série de nouveau-nés. Elle était la grande ville du monde où les bébés mouraient le plus, après… Calcutta — du moins parmi celles qui tenaient des statistiques. Un enfant montréalais sur quatre ne survivait pas à sa première année. Et il y avait quatre fois plus de mortalité infantile à Saint-Henri, quartier ouvrier francophone, qu’à Westmount. Pour tenter d’endiguer la saignée, un groupe de femmes bourgeoises a fondé un petit dispensaire de 12 lits rue Saint-Denis, l’Hôpital Sainte-Justine. Au fil des déménagements et des agrandissements, il est passé à 34 lits en 1910, à 80 lits en 1915, à 164 lits en 1925 et à 500 lits en 1935! Aujourd’hui, le CHU Sainte-Justine est le plus important établissement de soins pédiatriques au Québec et le plus grand centre mère-enfant au Canada. Dans l’ouvrage Naître, vivre, grandir: Sainte-Justine 1907-2007, l’historienne Denyse Baillargeon, de l’Université de Montréal, fait revivre les 100 ans de cette institution. Elle nous parle ici des premières décennies.

De quoi mouraient tant les enfants au début du 20e siècle?
— La plupart mouraient de diarrhées ou d’entérites, principalement à cause du lait contaminé qu’ils buvaient. À Montréal, il y aura des lois imposant la pasteurisation du lait, mais seulement dans les années 1920, et elles ne seront appliquées de manière stricte qu’à partir des années 1930. Le lait provenait parfois de troupeaux non vaccinés contre la tuberculose. On le transportait de la campagne à la ville dans des conditions abominables et il pouvait traîner près des gares au soleil pendant des heures! Dans les crèches, où se retrouvaient les bébés des filles-mères, le taux de mortalité était absolument catastrophique: huit sur dix n’atteignaient pas un an.

Les femmes n’allaitaient pas?
— Les Canadiennes françaises allaitaient peu. Souvent, elles arrêtaient après un mois à peine. Les raisons de cela sont probablement culturelles. D’ailleurs, on retrouve les mêmes comportements chez les Normandes et les Bretonnes à la fin du 19e siècle. La place qu’a prise l’Église catholique ici, le discours qu’elle avait sur le corps, ça a sûrement quelque chose à voir. Il était hors de question que les Canadiennes françaises donnent le sein devant les autres membres de la famille, par exemple. Ce n’était pas évident, les jeunes mariés habitant souvent avec leurs parents ou beaux-parents, dans des logements urbains exigus.

Comment la mortalité des enfants était-elle perçue?
— Elle scandalisait toute la communauté canadienne-française bien-pensante, c’est-à-dire les curés, les médecins, les bourgeois. Il faut comprendre qu’à l’époque, pour tous ces gens-là, cela voulait dire que l’avenir de la race était en danger. On ne voulait pas sauver chaque bébé pour lui-même, mais parce qu’il représentait l’avenir de la nation!

De quels milieux étaient issus les patients de Sainte-Justine?
— C’était surtout des gens pauvres. Parce que les pauvres étaient plus malades — ils vivaient dans des quartiers industriels surpeuplés et enfumés — et parce que les riches se faisaient soigner par des infirmières ou des médecins à domicile. À l’hôpital, il y avait trois types de patients: les patients privés, qui payaient tous leurs frais; les patients semi-privés, qui payaient une partie de leurs frais; et les patients publics, qui étaient totalement à la charge de l’assistance publique. Ce système-là allait demeurer jusqu’à la Loi sur l’assurance hospitalisation, en 1961.

De quelles maladies souffraient les enfants?
— La plupart souffraient d’une infection quelconque. Des yeux, des oreilles, de la gorge, des intestins. On voyait beaucoup de pleurésies, de pneumonies. Et dans les premières décennies, il n’y avait pas d’antibiotiques [NDLR: la pénicilline sera introduite à Sainte-Justine en 1944]. On déplorait que les parents tardent à amener l’enfant à l’hôpital. Si bien que quand ils arrivaient, il était parfois trop tard. C’était dangereux dans les cas d’appendicite — on pouvait en mourir! — et d’otite, qui risquaient de mener à la surdité.

Pourquoi les gens attendaient-ils avant d’aller à l’hôpital, si ce n’était pas une question d’argent?
— La société d’alors n’était pas médicalisée comme celle d’aujourd’hui. Les parents n’avaient pas ce réflexe. Il y avait aussi une gêne, une crainte. Aller à l’hôpital, pour un ouvrier ou un journalier quasi analphabète, c’était entrer dans un univers incompréhensible. Il y côtoyait des gens d’une autre classe sociale: médecins, infirmières, bénévoles. Devant eux, il devait étaler sa pauvreté, car son enfant n’était pas nécessairement bien mis. Il s’attirait des reproches sur sa façon de prendre soin de lui.

Quels ont été les moments les plus difficiles dans l’histoire de l’hôpital?
— Trois grandes épidémies de poliomyélite ont touché Sainte-Justine, en 1931, 1946 et 1959. Ce furent des temps forts. En 1946, on a hospitalisé près de 500 enfants. Ils arrivaient de tous les coins du Québec. Il y avait des enfants partout, dans les corridors, partout! Il a fallu réquisitionner les lits, repousser toutes les opérations chirurgicales non urgentes et mobiliser le personnel. Le taux de mortalité n’a pas été si élevé, mais beaucoup d’enfants ont gardé des séquelles et ont continué à fréquenter l’hôpital pendant de nombreuses années.

Qu’est-ce qui vous a surprise dans vos recherches?
— J’ai vu des parents qui abandonnaient leur enfant à l’hôpital! Ils ne venaient pas le chercher, une fois guéri, et l’hôpital ne retrouvait pas leur trace. On devait alors le placer à l’orphelinat. Ce n’est pas arrivé très fréquemment, mais quand même quelques fois. Il y a aussi des parents qui tardaient à venir chercher leur bébé, parce qu’ils profitaient d’un répit à la maison ou parce qu’ils estimaient qu’il était bien à l’hôpital, où il avait son propre lit et mangeait à sa faim. L’hôpital devenait pour eux une espèce de substitut familial.

Quel rôle a joué Justine Lacoste-Beaubien?
— Elle a été la présidente du conseil d’administration de Sainte-Justine pendant près de 60 ans! C’était son hôpital. Elle avait une autorité absolue, même sur les médecins. Une chose m’a frappée. Elle était à la fois une grande philanthrope et une femme férue de progrès scientifique. Elle voulait les appareils les plus modernes, les meilleures techniques chirurgicales, les plus grands spécialistes. Elle n’hésitait pas à envoyer ses médecins en congrès aux États-Unis ou en Europe. Elle-même a beaucoup voyagé et on dit que, partout où elle allait, elle visitait des hôpitaux!

Naître, vivre, grandir: Sainte-Justine 1907-2007, par Denyse Baillargeon, Boréal. En librairie le 25 avril.