
Avec sa chemise en jean et ses lunettes de soleil cerclées de bois, Pierre-Luc Cloutier, bientôt 30 ans, passerait sans doute inaperçu, si ce n’était qu’il parle à la caméra qu’il tient à la main alors qu’il marche en direction des plaines d’Abraham, à Québec. «Ça s’peut pas! Oh my God!» s’écrie-t-il avant de pointer l’appareil sur la horde de préados qui courent à sa rencontre en scandant son nom — certains en pleurs —, surexcités à la vue de leur idole. Ils sont des centaines à avoir répondu à l’invitation que «PL» leur a lancée sur Facebook.
PL? Si vous avez plus de 30 ans, il y a de fortes chances que le nom de Pierre-Luc Cloutier ne vous dise rien. Si c’est le cas… bienvenue dans l’univers des youtubeurs, ces vedettes du Web qui connaissent la gloire grâce à leur chaîne sur YouTube.
Ce rassemblement, à l’été 2015, était une occasion pour le Montréalais Pierre-Luc Cloutier de rencontrer quelques-uns des 183 000 abonnés qui regardent ses vidéos, dans lesquelles cet ancien chroniqueur à V et à Radio-Canada lance des défis un peu absurdes à ses invités, souvent d’autres youtubeurs.
Encore relativement marginal au Québec, le phénomène des youtubeurs est extrêmement populaire en France et aux États-Unis. Certains tiennent des blogues vidéos (appelés «vlogues»), d’autres des vidéos tutorielles (des «tutos»), dans lesquelles ils enseignent des techniques, de maquillage par exemple. D’autres encore présentent simplement leurs plus récents achats (des hauls).
En plus d’obtenir la célébrité, certaines vedettes du Web font des milliers de dollars par an — quelques-unes des millions — grâce aux publicités qui s’affichent sur leur chaîne et aux partenariats qu’elles signent avec des marques de commerce.
Ainsi, en mars 2016, trois youtubeurs français, Norman, Squeezie et Cyprien, se sont vu offrir près de 150 000 dollars par an par YouTube simplement pour diffuser leurs vidéos en priorité sur la plateforme de Google. Un mois plus tard, la société qui gère leurs contrats publicitaires, et dans laquelle les trois possèdent des actions, a été vendue au géant français Webedia. La transaction a fait d’eux des millionnaires!
Et ils ne sont pas les seuls. En 2015, le Suédois PewDiePie, qui commente sur sa chaîne les jeux vidéos qu’il teste, a touché 12 millions de dollars en revenus publicitaires et commandites. La maquilleuse américaine Michelle Phan a quant à elle gagné trois millions de dollars. Elle a aussi créé une entreprise d’échantillons de produits de beauté, Ipsy, évaluée aujourd’hui à 500 millions de dollars.
Si les vedettes du Web québécois sont loin de toucher de tels revenus, il reste que les PL Cloutier, Lysandre Nadeau, Emma Bossé, Miro Belzil et Noémie Lacerte sont souvent plus connus des Québécois de moins de 30 ans que bien des vedettes de la télé. Pourtant, la grande majorité d’entre eux ne chantent pas, ne jouent pas la comédie, ne mènent pas d’entrevues éclairantes..
Les youtubeurs ont transformé la définition de «célébrité», croit le président et éditeur du groupe média Infopresse, Arnaud Granata. «Maintenant, tu peux devenir une vedette sans passer par la télé. C’est un changement majeur!» dit-il.
Selon Maude Bonenfant, professeure au Département de communication sociale et publique de l’UQAM, responsable du programme Jeux vidéo et ludification, les têtes d’affiche sur YouTube sont populaires auprès des jeunes entre autres parce qu’elles représentent pour eux un idéal de réussite. «Ils gèrent leur vie sans patron, comme de petites PME.» Des champs d’intérêt communs, une communication personnalisée, directe et rapide font que «les jeunes peuvent se sentir très proches de leurs idoles et même avoir une sincère amitié pour elles».
Au Québec, la plus connue est sans doute la maquilleuse Cynthia Dulude, 24 ans, qui a créé une chaîne de capsules mode et beauté. Sa première vidéo tutorielle, elle l’a diffusée il y a cinq ans. Alors fraîchement diplômée du Collège LaSalle en maquillage artistique, la jeune femme de la Rive-Sud, près de Montréal, souhaitait se faire connaître, mais surtout faire partager au plus grand nombre sa passion pour les produits de beauté.
À l’instar de la majorité de ses confrères, Cynthia Dulude a tout appris du métier par elle-même: les techniques de caméra et d’éclairage — elle se filme généralement dans sa chambre —, le montage vidéo et la promotion. Elle fait tout, seule. Avec plus de 440 000 abonnés à sa chaîne (dont 60 % en France), elle est la personnalité francophone la plus connue sur YouTube au Canada.
«Contrairement aux émissions de télé, les vidéos n’ont pas de frontières», dit Carlos Pacheco, directeur des partenariats de Boat Rocker Media, à Toronto, où il est consultant auprès des marques qui souhaitent travailler avec des youtubeurs. Il rappelle que la plateforme compte un milliard d’usagers dans le monde.
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Comme PL Cloutier et une poignée d’autres vedettes du Web au Québec, Cynthia Dulude gagne sa vie avec ses vidéos. Grâce aux redevances publicitaires qu’elle reçoit de YouTube, en fonction du nombre de personnes qui regardent chacune de ses capsules (entre 0,50 $ et 3 $ pour 1 000 visionnements). Et grâce aux partenariats qu’elle établit avec des marques pour parler de leurs produits dans ses capsules. Comme dans cette vidéo où Cynthia Dulude crée des maquillages «portables» inspirés de Star Wars avec des produits CoverGirl. Au printemps dernier, la jeune femme a par ailleurs publié un premier livre de conseils, Le petit guide de la beauté, aux éditions ADA.
On est loin des succès colossaux d’un Tyler Oakley, 27 ans, de Jackson, au Michigan, dont la chaîne compte huit millions d’abonnés et dont la portée dépasse aujourd’hui le Web. Il est notamment engagé dans le Trevor Project, qui vient en aide aux jeunes homosexuels: en 2015, ses admirateurs ont répondu à son invitation et donné 532 000 dollars.
Avec le succès retentissant qu’obtiennent certains artistes vidéastes à l’étranger, ceux du Québec peuvent-ils espérer devenir millionnaires eux aussi? Les chances sont minimes, explique Carlos Pacheco. «On ne devient pas vedette du jour au lendemain. Bâtir son auditoire, ça demande du temps», dit-il. Selon lui, 99 % des youtubeurs qui vivent des revenus de leur chaîne ont commencé par produire du contenu le soir et les fins de semaine, qui ne rapportait pas grand-chose, sinon rien, pendant des années.
Cynthia Dulude a mis quatre ans avant d’avoir les moyens de quitter son emploi. Aujourd’hui, elle bosse 12 heures par jour, souvent sept jours sur sept. Pour concevoir, filmer et monter une seule vidéo, elle met entre 6 et 18 heures. Elle en tourne deux par semaine. Le reste de son temps, elle le consacre à répondre à ses admirateurs, mais aussi à alimenter ses comptes Facebook, Instagram et Snapchat.
Des rencontres entre un youtubeur et ceux qui le suivent, comme celle que PL Cloutier a tenue sur les plaines d’Abraham à l’été 2015, sont des incontournables pour maintenir le lien avec ses admirateurs. Ce jour-là, PL Cloutier a signé des autographes et pris une quantité astronomique d’égoportraits avec ses abonnés. «Nos abonnés deviennent un peu comme nos amis», souligne Pierre-Luc Cloutier, qui a décidé de se lancer après avoir visionné des capsules de Tyler Oakley. «C’est normal, on partage tellement de choses avec eux dans nos vidéos!»
À ceux qui lui disent rêver d’avoir 400 000 abonnés comme elle, Cynthia Dulude répond: «Bonne chance!» Produire une vidéo, c’est facile, dit-elle. Ce qui est difficile, c’est d’en faire une deuxième… puis une troisième de même qualité.
Cynthia Dulude est désormais représentée par Slingshot, l’une des deux agences créées au Québec en 2015 pour négocier au nom des vedettes du Web avec des annonceurs, et éviter que des créateurs n’acceptent de faire du placement de produit pour des «pinottes», comme cela arrivait trop souvent. Slingshot a été lancée par le groupe de divertissement et média Attraction, l’une des plus importantes boîtes de production télé au Québec. L’autre agence, Goji, est la propriété de Québecor Groupe Média.
Avant l’arrivée de Slingshot et Goji, des géants mondiaux comme Fullscreen et Makers Studios (propriété de Disney) ont contacté des youtubeurs québécois, dont certains ont accepté de se joindre à leur écurie. Ces entreprises, spécialisées dans la gestion, la promotion et la rentabilisation de contenus vidéos YouTube, regroupent des dizaines (parfois des centaines!) de milliers de chaînes dans le monde. Elles prennent une part variant de 1 % à 50 % sur les revenus publicitaires de chaque artiste qu’elles représentent. Makers Studios, par exemple, compte 70 000 chaînes YouTube, soit 12 % du trafic sur le site Web. «C’est un milieu très concurrentiel, parce qu’il y a beaucoup d’argent en jeu», soutient Carlos Pacheco.
Au Québec, Slingshot et Goji travaillent pour l’instant avec une dizaine de personnalités chacun. Leur premier mandat est de faire connaître leur talent et de le développer. Le second, c’est de les représenter auprès des nombreuses marques qui les sollicitent chaque semaine, notamment pour insérer leurs produits dans les vidéos.
Si les marques souhaitent tant s’associer aux youtubeurs, c’est parce que ceux-ci communiquent avec un public extrêmement difficile à atteindre: la génération du millénaire, soit les jeunes âgés de 18 à 34 ans. En juillet 2015, un sondage du magazine américain Variety a montré que ces vedettes du Web avaient plus d’influence sur les habitudes de consommation des jeunes — qui écoutent peu, sinon pas du tout la télévision — que les vedettes «traditionnelles», comme les Américains Taylor Swift ou Bruno Mars. Dans un palmarès de 20 personnalités, 8 places sur les 10 premières étaient occupées par des youtubeurs.
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«Leur succès est basé sur l’authenticité et la confiance que l’auditoire a en eux. C’est fragile», rappelle le directeur de Goji, Elie Prud’homme.
Concilier le succès populaire et le succès commercial est l’un des nombreux défis qui attendent les cybervidéastes québécois au cours des prochaines années. Mais le plus difficile sera de perdurer dans l’univers ultraconcurrentiel de YouTube.
Cynthia Dulude et PL Cloutier envisagent leur avenir avec confiance. «Mes abonnés vont me suivre, dit Pierre-Luc Cloutier. D’ici là, je mets la pédale au fond! Je ne veux rien manquer.»
Cynthiadulude
Cynthia Dulude, 24 ans, 442 000 abonnés
Connue pour: ses tutoriels sur le maquillage
SolangeTeParle
Ina Mihalache (vit maintenant en France), 31 ans, 207 000 abonnés
Connue pour: son personnage asocial, ses vidéos sur la vie et la culture, mais surtout sa fameuse vidéo sur le québécois pour les nuls
mahdiba
Mahdi Ba, 21 ans, 143 000 abonnés
Connu pour: ses sketchs, dans lesquels il incarne différents personnages
Emma04044
Emma Bossé, 26 ans, 197 000 abonnés
Connue pour: ses vlogues et ses hauls
PewDiePie
PewDiePie (Suède), 26 ans, 45 millions d’abonnés
Connu pour: ses tests de jeux vidéos
MichellePhan
Michelle Phan (États-Unis), 29 ans, 8 millions d’abonnés
Connue pour: ses tutoriels de maquillage et ses vlogues
MonsieurDream
Cyprien (France), 27 ans, 9 millions d’abonnés
Connu pour: ses capsules humoristiques, ses illustrations, ses courts métrages et ses tests de jeux vidéos
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Des égéries bien inutiles?
L’engouement que montrent les marques pour les influenceurs n’est pas du goût de certaines agences de marketing. Sous le couvert de l’anonymat, le directeur des médias sociaux d’une entreprise nord-américaine s’est confié au site américain Digiday. «Nous les avons trop payés, trop vite. Il y a maintenant trop d’influenceurs et la qualité de leur travail se détériore», dit-il. Pour lui, les influenceurs sont une bande de «milléniaux» obnubilés par la popularité et déconnectés de toute réalité financière. Les chefs d’entreprise sont prêts à les payer une fortune sous prétexte que leurs enfants adorent leurs vidéos. Mais comment rémunérer ces égéries 2.0 aux milliers d’abonnés? «On n’en a aucune idée, ajoute-t-il. C’est comme si c’était leur premier job: ils ne savent pas combien ils valent, et pourtant on ajoute des zéros à leur salaire!» Il prédit la fin de ce phénomène dès que les entreprises s’apercevront que tous ces abonnés ne valent rien.
La rédaction