L’héritage de Jackrabbit en péril

Les pistes tracées il y a près d’un siècle par l’illustre Jackrabbit et ses compères font partie de l’ADN des Laurentides. Mais l’urbanisation accélérée menace ce patrimoine historique.

Photo © Simon Diotte
Skieurs sur la piste ancestrale Western, qui relie Val-David à Morin-Heights en passant par Val-Morin. (Photo © Simon Diotte)

Pas de hauts sommets à conquérir. Pas d’ours affamés qui nous guettent ni de froid glacial de –45 ˚C qui crispe nos membres. Devant nous, que de la poudreuse fraîche à fouler et quelques pentes casse-cous à dévaler. Notre parcours n’a rien de spectaculaire. Mais l’excursion à laquelle je participe avec une dizaine de skieurs prend une tournure particulière en 2013. Notre plan : emprunter une piste ancestrale, la Western, pour aller de Val-David à Morin-Heights en passant par Val-Morin. Un parcours de 15 km à travers lacs gelés et montagnes enneigées, jusqu’au parc régional des Pays-d’en-Haut.

Tracée dans les années 1920 et 1930 par l’illustre Herman « Jackrabbit » Smith-Johannsen, cette piste est aujourd’hui menacée par l’urbanisation, comme tant d’autres dites patrimoniales — telles la Fleur-de-Lys, la Maple Leaf et la Johannsen —, qui ont fait la renommée des Laurentides. Afin que tout un pan de l’histoire de cette région ne soit pas refoulé dans l’ombre, de plus en plus de personnes militent pour préserver ce qui reste de ce réseau : une tâche qui s’annonce ardue, tellement les solutions pour pérenniser les sentiers sont complexes.

Depuis 30 ans, les Laurentides connaissent une mutation. Lieu de colonisation développé par le curé Labelle à la fin du XIXe siècle, puis centre de villégiature des Montréalais depuis les années 1920, cette région se transforme depuis une trentaine d’années en une vaste banlieue où les gens s’installent en permanence. Ainsi, de 1981 à 2006, la population de la MRC des Pays-d’en-Haut a presque doublé, pour atteindre 36 573 habitants, alors que la croissance dans l’ensemble du Québec n’a été que de 13 % pendant la même période.

Herman Smith-Johansen, alias Jackrabbit, qui a tracé la piste dans les années 1920 et 1930 (Photo © Coll. Musée du ski des Laurentides)
Herman Smith-Johannsen, alias Jackrabbit, qui a tracé la piste dans les années 1920 et 1930. (Photo © Coll. Musée du ski des Laurentides)

Chaque jour, des parcelles de forêt sont grugées par des promoteurs immobiliers afin de donner satisfaction à une multitude de baby-boomers en quête de tranquillité. Des lotissements résidentiels, aux slogans creux du genre « La nature à l’état pur », poussent au milieu des pistes, qui sont détournées ou simplement rasées. Aujourd’hui, le territoire est presque entièrement privatisé.

Ce qui aggrave le problème, c’est que de plus en plus de propriétaires n’accordent plus de droit de passage sur leurs terres. « Les urbains déménagent ici avec leur propre mentalité. Ils menacent de vous actionner si vous passez sur leur propriété », dit Anthony Côté, bénévole qui entretient les pistes à Prévost et à Sainte-Anne-des-Lacs. Résultat : l’accès à la nature est de plus en plus difficile.

Pourtant, une des principales raisons pour lesquelles les citadins déménagent dans ces « vieilles montagnes râpées du Nord », comme les qualifiait le poète Gaston Miron, c’est pour profiter de la nature. « Les sentiers, c’est notre gagne-pain. C’est ce qui a contribué à développer notre région », affirme Manon René de Cotret, directrice générale du Regroupement ski de fond Laurentides, organisme qui fait la promotion de ce sport et réunit 21 centres de ski de la région.

Pendant longtemps, on a cru qu’en raison de leur isolement en pleine forêt, la protection des pistes était garantie à tout jamais. Or, ça a été une erreur, selon Claude Chapdelaine, retraité qui travaille à la préservation du réseau de pistes au sein de l’organisme Plein air Sainte-Adèle. Sur la carte tracée par le club, il m’indique tous les endroits où les pistes patrimoniales sont bloquées faute d’entente avec les propriétaires terriens.

À Prévost, les pistes de ski sont impeccables, mais elles n’offrent plus une ambiance grande nature comme à l’époque de Jackrabbit. Dans le Haut-Saint-Germain, nouveau quartier cossu, elles sont tracées en « ruelles » dans une emprise de six mètres entre les propriétés, gracieuseté du règlement municipal (les modalités varient selon les municipalités) qui oblige les promoteurs à céder de 5 % à 10 % de leurs terrains afin qu’ils soient consacrés à des parcs. « Si on ne fait rien, ça va être comme ça partout dans les Laurentides », affirme Claude Chapdelaine. Surtout, les pistes de Prévost ne se raccordent plus aux autres des Laurentides, ce qui faisait l’unicité de la région. Il y avait même une piste, la Maple Leaf, qui reliait Prévost à Mont-Tremblant ! Il est toujours possible de faire le trajet par le parc linéaire du P’tit Train du Nord, mais ce n’est pas la même ambiance.

Charles Garnier, préfet de la MRC des Pays-d’en-Haut, croit à l’importance de sauver ce patrimoine, mais admet d’emblée « qu’on ne pourra pas tout préserver ». Selon cet élu, la règle des 10 %, comme on la désigne communément, fait son travail pour protéger une partie des pistes. Or, sur le terrain, le constat est très différent, disent les défenseurs du réseau. Pour eux, il est clair que cette règle ne freine en rien la destruction du réseau historique. « Les promoteurs veulent toujours déplacer les pistes dans les parties moins intéressantes de leurs terrains, comme les marais et les espaces trop escarpés pour y construire. Souvent, ces zones ne sont pas propices au ski de fond », déplore Claude Chapdelaine. Sinon, ils préfèrent verser une compensation en argent à la municipalité, comme le permet la règle des 10 %, plutôt que de céder des parcelles de terrain. « Chaque fois, il faut convaincre le promoteur de garder les portions de pistes existantes. Sinon, elles disparaissent », affirme Anthony Côté.

Tous les promoteurs immobiliers ne sont toutefois pas insensibles à ce patrimoine. Mont-Saint-Sauveur International, qui mène un projet d’aménagement de 18 terrains de grandes dimensions à Morin-Heights, croit qu’il est possible de concilier développement immobilier et préservation des pistes de ski. « Les sentiers constituent une plus-value pour les propriétaires. C’est une des raisons pour lesquelles ils déménagent ici. On n’a donc pas eu de problème à laisser le passage à une piste qui traversait notre terrain », dit Éric Dufour, directeur immobilier.

En ce qui concerne les pistes traversant les propriétés existantes, les skieurs ne peuvent compter que sur le bon vouloir des propriétaires en négociant des droits de passage ou une servitude notariée. Si une propriété change de mains, le nouvel acquéreur peut barrer le passage. « Un agriculteur européen qui bloque le chemin de Compostelle, c’est impensable. Mais ici, les pistes en terrain privé ne bénéficient d’aucune protection juridique », explique Thomas Gallenne, rédacteur en chef du journal Accès Laurentides, qui suit ce dossier de près.

Autre problème : entretenues par des bénévoles avec des moyens réduits, les pistes historiques sont méconnues. « Puisque leur avenir est incertain, il est impossible d’en faire la promotion », explique Diane Leblond, directrice générale de Tourisme Laurentides. Donc, elles ne sont inscrites ni sur une carte ni dans un répertoire digne de ce nom. Seuls les émules de Jackrabbit s’y aventurent, comme mes compagnons de ski. Sans eux, je n’aurais jamais trouvé la sortie de la Western, tellement la signalisation est difficile à suivre.

À Saint-Sauveur, comme dans les autres villes des Pays-d'en-Haut qui se densifient, la conservation des pistes renforcerait l'image de la région à titre de destination plein air (Photo © Hemis / Alamy)
À Saint-Sauveur, comme dans les autres villes des Pays-d’en-Haut qui se densifient, la conservation des pistes renforcerait l’image de la région à titre de destination plein air. (Photo © Hemis/Alamy)

Ces pistes patrimoniales valent-elles la peine qu’on les préserve ? La question ne fait pas de doute pour Michel Allard, du Musée du ski des Laurentides. « Les Laurentides, c’est le seul endroit en Amérique du Nord où il est possible de faire du ski à l’européenne, de village en village. Il faut préserver ce caractère unique pour les générations futures », soutient cet historien.

Selon l’arboriculteur Jean-Pierre Létourneau, qui m’accompagne sur la Western, l’enjeu dépasse la préservation du patrimoine. « Si rien n’est fait, on va tout droit vers des banlieues urbaines et marchandes », tonne-t-il. Chroniqueur de ski bien connu, Guy Thibodeau déplore la vision des élites politiques, uniquement axée sur le développement économique. « Elles ne pensent qu’à construire des centres commerciaux. La 15 devient l’autoroute du magasinage », grogne ce résidant de Saint-Sauveur.

Deux visions s’affrontent donc : développement économique d’un côté et protection du caractère sauvage des Laurentides de l’autre. Un combat qui dépasse largement le cadre de cette région. « À la grandeur du Québec, les sentiers de plein air à proximité des grands centres disparaissent ou sont menacés de disparition », dit Laetitia Chin-Yin-Lim, du Conseil québécois du loisir (CQL). Car dans l’aménagement du territoire, on en tient rarement compte, alors qu’on le fait pour les pistes de motoneige.

Les choses pourraient toutefois changer. Dans le but de protéger les sentiers non motorisés, le CQL a signé une entente avec le ministère des Ressources naturelles pour géoréférencer toutes les pistes de ski de fond du Québec au cours des prochaines années. Les promoteurs résidentiels, industriels et commerciaux devront, à l’avenir, prendre en considération l’existence des sentiers inscrits sur les cartes du Ministère. « Ils ne pourront plus plaider l’ignorance », soutient Manon René de Cotret.

Autre bonne nouvelle pour les héritiers de Jackrabbit : ils ont maintenant des alliés, les amateurs de vélo de montagne. Plus nombreux que jamais, les cyclistes d’arrière-pays sont jeunes, dynamiques et s’impliquent énormément dans le développement de sentiers. Circulant souvent sur les pistes de ski de fond, les vététistes les adaptent à leurs besoins. Les infrastructures sont accessibles toute l’année : ski de fond et raquette en hiver, vélo de montagne et randonnée en été. La voie de l’avenir, pensent de nombreux défenseurs des sentiers non motorisés. « Les vététistes contribuent à remettre la question des sentiers récréatifs à l’ordre du jour. Ça devient un enjeu 12 mois par année », affirme Manon René de Cotret.

En plus de conserver des corridors naturels, la pérennisation des pistes pourrait renforcer l’image des Laurentides à titre de destination plein air, comme l’a fait la conversion en parc linéaire de la voie ferrée du P’tit Train du Nord. « On pourrait y organiser une activité de ski de fond à l’image de la Traversée de la Gaspésie, où les participants skient sur 300 km en six jours », dit Diane Leblond.

Dans l’état actuel des choses, il n’existe pas de solution miracle pour préserver ce vieux réseau. Impossible d’exproprier des résidants pour pérenniser les pistes. « Avec cette méthode, on n’aura pas l’appui de la population », affirme Manon René de Cotret. Peut-être devrait-on plutôt envisager un changement de culture chez les Québécois. « Il faut convaincre les propriétaires terriens de céder des droits de passage pour le bien de la collectivité, comme ça se fait en Europe », dit Chantal Ladouceur, chargée de développement récréatif à la MRC des Pays-d’en-Haut.

Le cas des Kingdom Trails, dans la petite municipalité d’East Burke, au Vermont, pourrait inspirer les Laurentides. Là-bas, un organisme sans but lucratif s’occupe de la gestion et de la promotion des infrastructures de ce site récréotouristique, qui compte 160 km de pistes de vélo de montagne et 80 km de pistes de ski de fond et de raquette. Tout le réseau est entièrement aménagé en territoire privé. Grâce à leur énorme succès, les Kingdom Trails ont revitalisé cette municipalité. « On attire maintenant 65 000 visiteurs par année, soit une hausse annuelle de 20 % depuis six ans. Et 70 % de nos visiteurs viennent du Québec », explique Lilias Ide, directrice de l’exploitation à la Kingdom Trails Association.

Développement économique à tout crin ou plein air à profusion : quelle orientation prendra la région des Laurentides dans l’avenir ?

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J’ai souvent fait du ski de fond sur les pistes de Jack Rabbit mais je partais face au Mont-Olympia,les pistes etaient bien indiquées a l’époque mais les choses se sont bien dégradées au fil des ans a causes de l’urbanisation,les pistes devient tellement souvent qu’on ne l’indiquait plus,plus tard on a fermé la Elan pour la motoneige sans l’indiquer nulle part.On a également abandonné les trois pistes qui appartenaient je crois au Mt-Olympia,la sapiniere,la vagabond et l’erabliere et fermer la boutique.Maintenant je vais a St-Jérôme c’est plus cher mais au moins les pistes sont bien indiquées avec boutique salle de fartage restaurant ect et c’est tout pres.