
Charles Taylor est un homme discret. À l’évidence, il préfère la tranquillité des bibliothèques et les débats en classe aux feux de la rampe. Professeur émérite à l’Université McGill, il accepte fréquemment les invitations des universités étrangères – au moment de notre rencontre, il revenait, enthousiasmé, d’un long séjour dans un centre de recherche à New Delhi. Au fil de l’entrevue, dans un restaurant de l’avenue Bernard, à Outremont, il se justifie, se montre d’une grande franchise, s’enflamme. Devant son ironie et le plaisir évident qu’il tire à polémiquer, on est surpris par la transformation qui se produit : l’homme politique en lui s’éveille.
Quand on l’interroge sur sa passion pour la politique, il rappelle qu’il est né dans un environnement propice au débat d’idées et qu’il a été quatre fois candidat pour le Nouveau Parti démocratique (NPD) dans les années 1960, sans toutefois réussir à se faire élire. Il avoue se sentir solidaire des idées défendues par les « indignés » de Wall Street, la situation étant « scandaleuse » aux États-Unis, tout en jugeant leurs « moyens » de contestation d’une « naïveté affligeante ». « La politique est exigeante et il faut s’armer de patience », lance-t-il comme une sentence.
Mais son grand amour, c’est la philosophie, à qui il doit tout. C’est elle qui lui a permis de rayonner sur la scène internationale. Ainsi, lorsqu’on lui demande ce qu’il changerait à son parcours si tout était à recommencer, il répond, sourire aux lèvres : « Pas grand-chose. Je choisirais de nouveau la philosophie. »
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En parcourant vos essais, le lecteur est frappé par la variété des thèmes que vous abordez : identité, modernité, langage, éthique, foi… Quel est le fil conducteur de votre parcours ?
Il est vrai que cela peut sembler aller dans tous les sens, sans doute parce que je me situe souvent à la frontière de plusieurs disciplines : philosophie, sciences politiques, sociologie et histoire. Je dirais que le fil conducteur est mon parti pris pour une conception incarnée de l’homme, où l’esprit et le corps sont inséparables. C’est lorsque j’étudiais à Oxford, en Angleterre, que je suis tombé sur l’œuvre du philosophe français Merleau-Ponty, qui est rapidement devenu mon modèle. Comme lui, je m’oppose à une conception dualiste des hommes, qui prétend que nous avons une âme d’un côté et un corps de l’autre. Avec le temps, je me suis aperçu que cette conception incarnée de l’humanité recoupait au fond une conception chrétienne de l’homme, dans laquelle le centre est non l’âme ou le corps, mais le cœur.
Quels sont, aujourd’hui, les aspects les plus inquiétants de la modernité ? Et ses aspects les plus exaltants ?
En Occident, l’apparition de ce que j’ai appelé l’« éthique de l’authenticité » est devenue un événement central. Cette idée veut que l’homme s’accomplisse, mais que chacun doive trouver sa façon personnelle de le faire. C’est un phénomène à la fois inquiétant et enthousiasmant. Enthousiasmant, parce que les individus, par leurs choix, leurs idées, leurs croyances, disposent aujourd’hui d’une plus grande liberté qu’autrefois pour tracer des vies nouvelles. Par contre, dans les faits, se trouver fait appel à une éthique très exigeante. On se trouve à l’aide des autres, à l’aide d’autres langages. Seulement, certains croient qu’ils n’ont besoin de dialoguer avec personne pour se trouver. Créer des sociétés où les individus, bien que vivant ensemble, n’échangent plus entre eux est un type de dérapage qui nous guette.
Je suis récemment tombé sur une étude dans laquelle on interrogeait de jeunes universitaires sur leurs réflexions éthiques. En résumé, ils ont répondu qu’il faut être tolérant, mais que c’est chacun pour soi. Ils étaient convaincus que la vraie tolérance, la vraie reconnaissance consistait à ne porter aucun jugement. Trop de gens croient pouvoir faire l’économie des dimensions éthiques de la vie.
Dans L’âge séculier (Boréal, 2011), vous soutenez que la modernité n’aboutit pas à une élimination de la religion, mais à une multiplication des options spirituelles.
En effet, dès le 18e siècle, et plus fortement au 19e et au 20e, une révolte s’est produite contre les religions officielles. Certains ont opté pour des positions athées. D’autres ont continué à croire en une des religions officielles. Puis, un troisième groupe s’est placé entre ces pôles, et cette nouvelle position a mené, dans un mouvement très inventif, à une explosion d’options qui a élargi l’éventail des choix spirituels possibles. Pour ne donner qu’un seul exemple, 30 % des gens aux États-Unis n’ont pas la foi dans la même religion que leurs parents.
Une partie non négligeable de la population a l’impression que rien n’a changé à la suite de la commission Bouchard-Taylor, à laquelle on vous associe.
Les gens s’attendaient peut-être à ce que la commission leur présente un ensemble de règles qu’ils pourraient appliquer, et qui auraient mis fin à tous les différends. C’est une illusion. De plus, le gouvernement libéral n’ose pas s’attaquer aux vrais problèmes liés à l’immigration et il évite de faire des vagues, se contentant de gestes symboliques. Il commence tout juste à s’attaquer à la question des immigrés qui exercent une profession ou qui ont des compétences reconnues, mais qui ne réussissent pas à trouver un emploi. Et sur ce point, la situation est pire au Québec qu’en Ontario. Pour moi, c’est scandaleux de faire venir des gens qualifiés, qu’on a triés sur le volet, souvent des médecins et des ingénieurs, pour leur dire, une fois qu’ils sont ici, qu’ils ne peuvent pas travailler.
Pour beaucoup, le multiculturalisme est devenu synonyme de « communautarisme », de rectitude politique. Que s’est-il passé avec le multiculturalisme ?
Au Québec, il a été discrédité pour trois raisons. Premièrement, parce que c’est Pierre Elliott Trudeau qui l’a introduit. Deuxièmement, cela tient à la façon dont on raconte l’histoire. Au Canada anglais, l’histoire ne privilégie plus une identité historique en particulier : les Canadiens d’origine anglaise sont une communauté parmi d’autres. Ce modèle historique ne peut fonctionner au Québec, où les trois quarts de la population sont porteurs de racines canadiennes-françaises, longtemps menacées. Troisièmement, certains penseurs québécois ont inventé l’« interculturalisme », qui met l’accent sur l’échange. Je crois que ce nouveau terme convient mieux à la réalité plurielle des sociétés occidentales.
Vous êtes un militant de longue date du Nouveau Parti démocratique. Y a-t-il un avenir pour le NPD après Jack Layton ?
Tout à fait. Le gouvernement conservateur commet des erreurs politiques affreuses. Il a changé le Code pénal pour mettre les gens en prison plus facilement. Il a détruit les données du registre des armes à feu, ce qui est du pur vandalisme ! Et au moment où nous nous trouvons devant le plus grand défi de l’histoire de l’humanité, le réchauffement de la planète, ce gouvernement bloque toute mesure visant à trouver une solution. Dans ce contexte, beaucoup de Canadiens comprennent qu’il faut chasser les conservateurs du pouvoir. Le NPD est à mon sens mieux organisé que le Parti libéral du Canada pour promouvoir une vision progressiste du pays.
Au Québec, on doit en grande partie le balayage du NPD à la personnalité de Jack Layton [NDLR : qui a été un étudiant de Charles Taylor], mais aussi au sentiment qu’il fallait faire front commun contre les conservateurs. Ce sentiment, qui prend de l’expansion au Canada anglais, sera encore très présent en 2015. Cela est stimulant et je compte militer activement.
Et vos projets de livre ?
L’ouvrage en cours qui me tient le plus à cœur est un essai sur les origines du langage. Il y a trop de théories scientistes réductrices à ce sujet. Pour moi, le langage, c’est beaucoup plus que de la communication, c’est une communion. Voyez comme j’ai de la suite dans les idées : cela nous ramène à ma conception incarnée de l’homme…
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Organisé par le Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal, le colloque international en l’honneur de Charles Taylor aura lieu du 29 au 31 mars au Musée des beaux-arts de Montréal.