Michel Serres est mort en juin. L’annonce de son décès a extrait de ma mémoire sa voix espiègle et ses paroles. Celles d’un sage qui savait prendre la mesure de l’époque sans toutefois la tremper dans la nostalgie, ce qui a le même effet qu’avec les biscuits trop longtemps immergés dans le lait : cela rend notre vision du monde molle, dangereusement friable, et donc forcément décevante.
J’ai connu Serres sur le tard, en 2012. Il venait de publier Petite Poucette, un essai sur la révolution du numérique. Je l’écoutais démolir avec une désarmante gentillesse les arguments d’Alain Finkielkraut à France Culture. Et du même coup s’écroulaient aussi les miens, érigés sur les fondations de cette rassurante assertion voulant que tout était mieux avant.
Je l’ai immédiatement aimé parce qu’il avait su, en bon professeur d’histoire des sciences qu’il était, comment me prendre par la main pour m’amener ailleurs. Il me disait : le monde change si vite, la génération émergente est composée de mutants numériques, soyons indulgents et réalistes, on ne remettra pas le dentifrice dans son tube, après tout…
Il ajoutait que l’éducation ne serait plus jamais la même. Que la connaissance était désormais accessible partout et tout le temps, que c’était merveilleux. Il m’invitait à regarder le monde comme lui : à le retourner comme un gant pour en examiner les coutures.
Ainsi, on se rend facilement compte que si les réseaux sociaux viennent pourrir l’ambiance, c’est beaucoup parce que le système politique a depuis longtemps renoncé aux idées pour faire tourner une machine à se faire élire. De la même façon, ma fille de 15 ans consomme des conneries sur Instagram comme moi je m’imbibais d’imbécilités à TQS ; les influenceuses du #bikinibody ou de la #vanlife « fuckent » le rapport au corps comme le faisaient les magazines féminins ; et entre une série de mèmes débiles et un vox pop au téléjournal, je me demande bien ce qui est le pire. Sans compter que nos plus dommageables idiots médiatiques sévissent encore au moyen d’inventions imaginées par Gutenberg et Marconi.
Serres n’était pas un jovialiste non plus. Seulement, plutôt que de s’acharner sur le versant nuisible de l’ère numérique, il voyait dans les questions soulevées par celle-ci de nouvelles occasions pour discuter philosophie. Des prétextes pour aborder notre rapport au temps, au travail, à l’apprentissage, à la spiritualité.
Ce qui m’a fait prendre conscience qu’en même temps que l’on s’alarme des effets néfastes de nos bidules sur la santé, on devrait également s’intéresser à ce que disent nos dépendances technologiques sur la condition humaine.
le problème n’est pas tant dans le téléphone que nous tenons dans nos mains que dans ce que nous y cherchons.
Au fond, ce qui est fascinant, c’est que les téléphones intelligents, avec leurs applications, et en particulier celles des réseaux sociaux, sont parvenus à faire l’impensable : combler le moindre vide, nous divertir constamment.
Outre le fix de dopamine que nous procure chaque J’aime, notre dépendance aux réseaux sociaux s’explique sans doute aussi par la qualité du résultat obtenu. Le numérique portable nous soustrait à nos angoisses existentielles en permanence si on le souhaite, comblant du même coup un désir d’évasion qui, de toute éternité, a cherché par tous les moyens à engourdir nos angoisses en occupant la conscience.
Comme Serres, je m’intéresse donc plus à la cause de cette dépendance qu’à l’objet par lequel on obtient le résultat escompté : fuir toute forme de spiritualité, de vie intérieure. Être en contact continuel avec le monde ne serait alors au fond qu’une manière de ne plus l’être avec soi.
En somme, le problème n’est pas tant dans le téléphone que nous tenons dans nos mains que dans ce que nous y cherchons.
Grande ironie : l’application de méditation Calm a été élue « app de l’année » par Apple en 2017. Elle a été téléchargée à plus de 40 millions de reprises. C’est l’une des plus populaires de l’histoire. On se sauverait donc de soi pour mieux y retourner ?
Nous ne sommes plus à une contradiction près…
Donc, on ne remettra pas le dentifrice dans le tube. Alors, quelle est la solution ? Un peu d’hygiène numérique, pour commencer. Et celle-ci passe par autre chose que la quantification facile du nombre d’heures englouties dans nos appareils.
Ce qu’il faut parvenir à faire, c’est de se réconcilier avec une réalité simple, mais si vertigineuse qu’elle risque aussi de nous renvoyer à nos écrans pour ne plus y penser : le fait que, malgré nos milliers d’amis, les groupes Facebook, les chats, les photos avec des filtres Snapchat et, plus généralement, la formidable mise en réseau que nous procure Internet, nous nous sentions encore si seuls devant les choses de la vie.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de novembre 2019 de L’actualité.