
Alors que les ordinateurs nous ont libérés de la nécessité de tout compter nous-mêmes, on enseigne toujours les maths comme autrefois. Une aberration, selon le mathématicien anglais Conrad Wolfram.
Suer sur d’interminables équations n’est pas nécessaire pour comprendre les maths, estime cet homme de 44 ans, front dégarni et allure à la Woody Allen. « Pas plus qu’il ne faut comprendre les moindres détails de la mécanique automobile pour conduire en 2015. » Il propose une véritable révolution dans la façon dont on enseigne les maths, en utilisant les ordinateurs pour faire les calculs.
« Le décalage entre les maths enseignées à l’école et celles que l’on utilise dans la vraie vie est de plus en plus grand », dit-il. Il faut apprendre aux élèves à utiliser les maths de façon créative et pratique, en leur faisant résoudre des problèmes qui les intéressent et en leur enseignant la programmation.
Au Québec comme ailleurs, les élèves du secondaire s’échinent encore sur des calculs à la main. « On dit aux élèves que les maths sont le sujet le plus important, mais c’est de loin le plus “plate” ! » déplore Marc Laforêt, professeur de mathématiques à Polytechnique Montréal, qui estime que les maths sont en partie à l’origine du décrochage scolaire. « On pourrait enlever de grands pans du programme de maths au secondaire, ajoute Stéphane Cyr, professeur de didactique des mathématiques à l’UQAM. Certains contenus ont toujours leur raison d’être, mais d’autres ne sont là que par tradition. »
Le professeur Cyr indique par exemple que la théorie des graphes telle qu’elle est enseignée actuellement pourrait être carrément éliminée du programme de 5e secondaire, même chose pour les vecteurs. Il faudrait en revanche accroître la place des statistiques appliquées, et faire plus de géométrie synthétique et moins de géométrie analytique.
Figurant parmi les 50 « nouveaux radicaux » de la Grande-Bretagne en 2012 (selon l’hebdomadaire anglais The Observer) en raison de ses idées anticonformistes, Conrad Wolfram a fondé la société computerbasedmath.org, qui promeut la mise en place d’un programme rénové de l’enseignement des maths. Premier pays à l’avoir adopté : l’Estonie. La Suède et la république de Maurice sont également sur les rangs. Conrad Wolfram est aussi chef de la direction de Wolfram Research Europe, entreprise qui commercialise le logiciel de calcul Mathematica — mis au point par son frère Stephen —, utilisé dans le monde entier, notamment dans les cégeps et universités du Québec.
Nous l’avons rencontré lors du Sommet mondial pour l’innovation en éducation (WISE), à Doha, au Qatar, où il donnait une conférence.

Vous affirmez qu’il faut changer la façon dont on enseigne les mathématiques, et surtout, la matière enseignée. Pourquoi maintenant ?
Les autorités publiques sont insatisfaites des résultats des élèves en maths. En dépit des sommes énormes investies pour améliorer l’apprentissage de cette matière, on manque de techniciens pour pourvoir les postes disponibles, de personnes capables de résoudre des problèmes en utilisant les maths et les ordinateurs. La plupart des gens pensent qu’il suffit d’enseigner la même matière autrement. Or, c’est la matière elle-même qu’il faut changer, car le décalage entre les maths enseignées à l’école et celles dont on se sert dans la vraie vie n’a jamais été aussi grand. Les autres matières — le français, par exemple — n’ont pas fondamentalement changé avec l’arrivée des ordinateurs. Alors que c’est le cas pour les maths. On continue pourtant de les enseigner comme il y a 100 ans, en obligeant les élèves à faire des calculs à la main, alors que l’ordinateur pourrait les réaliser à leur place.
Pour beaucoup d’enseignants et de parents, apprendre à calculer à la main est pourtant essentiel pour progresser en maths, et cela aiguise l’esprit, améliore la capacité d’abstraction…
Il est difficile de reconnaître qu’il est temps de passer à autre chose. En Grande-Bretagne, par exemple, la division longue est devenue une affaire d’État. Les autorités pensent que tous les élèves doivent en faire. Or, c’est complètement inutile ! Personne n’en fait jamais dans la vraie vie. La plupart des gens apprennent cette procédure par cœur à l’école sans la comprendre. Pour favoriser l’apprentissage et stimuler le cerveau, il existe une foule d’exercices autrement plus stimulants que le calcul manuel.
Par exemple ?
Il faudrait commencer par donner aux élèves des problèmes qu’ils ont envie de résoudre. Au primaire, ce pourrait être : comment créer un bon mot de passe pour mon ordinateur ? Un problème que la plupart des enfants de sept ou huit ans ont aujourd’hui ! Il faut apprendre aux élèves à poser les bonnes questions sur différents problèmes concrets, à transformer ces problèmes en mathématiques et à vérifier leurs réponses. On pourrait aussi leur apprendre à faire de la programmation. Ils ne devraient passer que 20 % de leur temps à calculer à la main, et non 80 %, comme c’est le cas maintenant.
Vos détracteurs rétorquent que l’utilisation des ordinateurs en classe risque de niveler l’éducation par le bas…
Ce que je propose, ce sont des cours de mathématiques « basés » sur l’utilisation de l’ordinateur et non pas « assistés » par ordinateur. Dans ce dernier cas, la matière enseignée reste la même et l’ordinateur assiste le professeur ou le remplace. Je suggère plutôt de l’utiliser pour ce qu’il est censé faire : le calcul.
Comment les ordinateurs permettront-ils aux élèves d’améliorer leurs capacités en maths ?
S’ils ne passent pas leur temps à faire des calculs à la main, ils pourront résoudre des problèmes plus difficiles. Apprendre le calcul différentiel et intégral plus tôt, par exemple. Aujourd’hui, les élèves n’en font pas avant l’âge de 15 ou 16 ans, parce que c’est difficile à calculer. Le concept n’est pourtant pas si compliqué : en se servant de l’ordinateur, on pourrait en donner à des jeunes de 10 ans. L’idée est d’éliminer ce qui est le plus ennuyeux dans le calcul manuel et de le remplacer par des problèmes de haut niveau, dont ils ont vraiment besoin, et dont la résolution est nécessaire pour occuper une multitude d’emplois intéressants.
Quelles nouvelles compétences les enfants acquerront-ils avec votre méthode ?
Une des compétences importantes, c’est le scepticisme. En Grande-Bretagne, les gens sont très sceptiques à l’égard des politiciens. Mais si vous leur donnez un problème de maths ou de statistiques, ils n’ont plus aucun scepticisme ! Ils ne comprennent pas, n’ont aucune idée de la façon de l’analyser, aucun outil pour le traiter. C’est pourtant indispensable dans une foule de décisions quotidiennes. Comment choisir la meilleure hypothèque ? Comment mieux investir pour sa retraite ? Doit-on faire vacciner ses enfants ? Tout ça dépend de la résolution de problèmes.
Les enfants devraient-ils encore apprendre les tables de multiplication par cœur ?
Bien sûr, les tables de multiplication sont toujours utiles. La plupart des calculs manuels qui servent font appel à l’arithmétique mentale. Si vous êtes obligé de tout écrire à la main, il est plus pratique de le faire à l’ordinateur. Faut-il vraiment que les élèves passent des heures à multiplier à la main des nombres à quatre chiffres ? Même chose pour les fractions : c’est important de comprendre le concept, ce l’est moins de multiplier deux fractions. À quand remonte la dernière fois où vous avez eu besoin de multiplier 3/16 par 2/7 ?
Pensez-vous que tout le monde peut avoir la bosse des maths ?
Il y aura toujours des personnes qui seront meilleures, mais je pense que beaucoup plus de gens peuvent réussir en maths que ce que l’on croit. Nombre d’élèves pensent que c’est la matière la plus désagréable et la plus inutile. S’ils s’amusent à résoudre des problèmes qui les passionnent, leur perception sera différente. Et on pourrait s’apercevoir que bien des gens étiquetés comme « nuls en maths » seront excellents en résolution de problèmes.
Êtes-vous optimiste quant à l’avenir de l’enseignement des maths ?
D’ici 25 ans, il ne sera plus du tout le même. Soit il aura été réformé de façon à le fonder sur l’ordinateur d’une manière ou d’une autre, soit les maths finiront comme le latin ou le grec ancien et deviendront un sujet secondaire, qui intéressera une minorité de passionnés, mais sera fondamentalement inutile.
Vous êtes chef de la direction de Wolfram Research Europe, qui vend le logiciel Mathematica. N’êtes-vous pas en conflit d’intérêts ?
Je suis frustré de voir combien le potentiel des ordinateurs est inexploité. Nous vendons notre logiciel aux entreprises, aux autorités publiques et aux universités, qui sont des marchés beaucoup plus faciles à percer que les écoles. Mais mon objectif, c’est d’abord de changer le monde des maths. Et la perception qu’en ont les élèves.