Est-il dans l’intérêt de l’enfant de limiter l’amour parental à deux seules personnes?
« Non. Le droit doit s’ajuster aux réalités. La réalité de l’enfant, dans ce cas-là, c’est trois parents. De faire fi de cela, c’est absurde sur le plan de l’intérêt de l’enfant. Il appelle le monsieur « papa », et sa mère d’origine « maman », et il appelle la co-mère, qui est devenue homme depuis, « papa » », explique le professeur de droit familial à l’Université de Montréal Alain Roy.
Auteur de plusieurs rapports sur le droit de la famille, le notaire de formation est bien connu pour ses multiples demandes de réformes du droit de la famille au Québec, et le dernier jugement de la Cour d’appel sur les questions de triparenté n’a rien pour lui faire lâcher le flambeau.
En 2013, un couple de femmes entame des démarches pour avoir un enfant. Les premières tentatives d’insémination sont infructueuses, et elles décident de se tourner vers un site Web où elles pourront trouver un donneur de sperme. Le plan fonctionne : l’une des deux femmes tombe enceinte.
Au fil des démarches, les trois personnes impliquées décident qu’elles assumeront toutes le rôle de parent pour l’enfant. Elles signent une entente, par laquelle on reconnaît à l’homme « donneur » des facultés parentales. Celui-ci sera présent à l’accouchement, aura des droits de garde systématiques, bref, toute l’entente vise à ce qu’il soit reconnu comme « père ». Sur l’acte de naissance de l’enfant, cependant, seules les deux co-mères sont présentes.
La raison en est simple : le droit québécois, contrairement aux juridictions de l’Ontario et de la Colombie-Britannique, ne reconnaît à un enfant que deux parents sur l’acte de naissance. Deux parents de « filiation ». Toute autre personne qui joue un rôle dans la vie de l’enfant est un « tiers significatif ».
L’intention de cette famille allait à l’encontre de ce que préconise le droit civil québécois. Lorsque la confiance règne, tout peut bien aller. Cependant, les deux mères, jusqu’alors mariées, se sont séparées. S’ensuivront des procédures judiciaires pour déterminer qui, du « donneur » ou de l’autre mère sur l’acte de naissance, est bel et bien le parent de cet enfant, au sens légal. La Cour d’appel vient de rendre jugement : c’est bel et bien cette dernière (maintenant devenue père à la suite d’une transition de genre) qui sera confirmée comme parent. Le « donneur » est réduit au même statut que l’oncle qui pourrait jouer un rôle important dans la vie de l’enfant.
Mais là n’est pas la réalité de cet homme. Celui-ci assume des droits de garde depuis cinq ans, des obligations financières à l’égard de l’enfant, va le chercher à la garderie. C’est même lui qui a coupé le cordon ombilical à sa naissance. Il est une partie au projet parental, à part entière, même si le droit ne le reconnaît pas. Pour sa part, l’enfant a trois parents, et ce n’est pas plus grave que ça.
« On peut être un tiers à la filiation, mais pas à la parentalité. Le problème, c’est que la parentalité ne peut pas faire l’objet d’une entente contractuelle », poursuit Alain Roy.
Ce jugement pose d’énormes questions, et place, pour une énième fois en peu de temps, le législateur face à ses responsabilités quant à la réforme du droit familial au Québec.
« C’est un autre jugement qui se rajoute à la pile, qui révèle les lacunes du droit québécois. Le droit ne colle pas à la réalité de l’enfant. Ce n’est pas plus compliqué que cela, » avance Alain Roy.
Effectivement. Vient en tête le célèbre jugement Éric c. Lola, où la Cour suprême a renvoyé le gouvernement québécois à ses devoirs plutôt que de d’invalider le régime matrimonial de conjoints de fait comme contraire au droit à l’égalité par rapport à celui du mariage. Et ce, alors que des situations dramatiques de conjoints de fait, qui pensaient avoir acquis certains droits apparentés à ceux du mariage grâce à l’effet du temps, se répètent jour après jour devant les tribunaux.
On pourrait avancer le même argument quant aux mères porteuses, où un débat urgent est nécessaire afin d’encadrer une pratique de plus en plus commune.
Toutes ont cependant en commun de mettre en lumière la faille originelle du droit familial québécois : à plusieurs égards, on y fait peu de cas de l’intérêt de l’enfant. Tout, ou presque, tourne autour de la situation matrimoniale des parents. De leurs seuls choix.
Ce récent jugement de la Cour d’appel est en ce sens éloquent, comme le rappelle à juste titre Me Roy : « Le résultat, pour l’enfant, est problématique. Du jour au lendemain, le père est réduit au sens de tiers, d’étranger, qui doit revendiquer, comme un oncle, des droits auprès de l’enfant, sans bénéficier de l’autorité parentale. »
Le problème, c’est que ce sont là des réalités éminemment complexes à dénouer dans un contexte politique. Aucune élection ne s’est jamais gagnée sur le droit de la famille.
Pourtant, c’est le politique qui a amené la réforme de 1980, où enfin, on reconnaissait notamment que la mère avait bel et bien l’autorité parentale, au même titre que le père, à l’égard de l’enfant. Une famille à deux chefs égaux ! C’était perçu par certains comme « irréaliste, voire comme une hérésie », rappelle Me Roy.
C’est aussi le politique qui a reconnu qu’un couple homosexuel pouvait avoir des enfants au même titre qu’un couple hétérosexuel, en 2002.
À travers ces réformes, on s’est extirpé de la vision traditionnelle et quasi-millénaire de la famille, mais beaucoup de chemin reste à faire.
Il est urgent de procéder à une réforme large du droit familial au Québec pour éviter de tels déchirements au sein de familles qui ne demandaient qu’à élever leur enfant dans son meilleur intérêt, avec tout l’amour de personnes majoritairement de bonne intention, que seuls les aléas de la vie — et la loi — ont éloigné.
La ministre de la Justice Sonia Lebel semble avoir une réelle volonté de faire avancer les choses, et sa promesse de déposer rapidement un projet de loi en fait état.
Mais elle se heurtera à un courant social profond et puissant pour freiner toute réforme qui remet en question une vision traditionaliste de la famille. Mme Lebel devra certainement dépenser un large capital politique pour y arriver.
Il faut remettre l’intérêt de l’enfant au centre de notre droit familial. Si une décision politique mérite tous les efforts de nos élus sans considération partisane ou préjugée, c’est bien celle-là.