La routine est une perfide geôlière. Voyez comment elle confine les couples au silence en les faisant pourtant parler de mille trucs futiles. Comment la banalité des choses ordinaires étouffe le bruit de l’essentiel qui hurle à l’intérieur des gens. Et c’est ainsi que l’attachement devient une chaîne.
C’est en tout cas ce qu’affirme Ingmar Bergman dans Scènes de la vie conjugale : les conventions, les non-dits, noyés dans l’inlassable cours des jours, finissent par ruiner l’aventure de la vie à deux. Jusqu’au jour où l’un des deux se sauve en courant, brûlant tout derrière.
C’est arrivé à la plupart d’entre nous. Tantôt pyromanes, tantôt grands brûlés. Et pourtant, nous recommençons. « Parce que le couple, qui pourrait être banalisé comme étant quelque chose d’anecdotique, est en réalité une grande aventure », me dit James Hyndman. J’assistais la veille à l’adaptation de la série (ensuite devenue film) de Bergman dans laquelle il joue et qu’il a mise en scène au Théâtre de Quat’Sous. Un spectacle qui vous plombe solidement l’envie du couple pour mieux vous la raviver. À condition que vous cochiez la case « Je ne suis pas un robot » et que vous acceptiez certaines règles du jeu. Dont celle voulant qu’on ne change pas ceux qu’on aime. « L’autre, on ne le commande pas, il existe avec son identité, son histoire, ses besoins», souligne Hyndman. Apprendre à vivre dans cette altérité, « c’est un grand pas dans une vie individuelle ».
Des règles du jeu qui participent aussi de la magie des couples qui durent autrement que par habitude.
Le mien ? Le nôtre ? Il est une affaire d’amour, immense. Mais nous savons que cela ne suffit pas. Il y a dans l’idée de notre épatant duo une formule d’alchimie humaine où il ne s’agit pas de dissoudre nos deux solitudes dans le creuset du couple, mais bien de les accepter comme telles, de les faire s’emmêler harmonieusement comme les hélices d’une molécule d’ADN.
Au centre de ces hélices, « l’autre recèle une part de mystère qui nous échappe », comme le dit Hyndman. Et nous l’acceptons. Appelez-nous des utopistes réalistes de l’amour. Éperdus en même temps que conscients de la finitude des choses. Toujours à guetter le compromis inacceptable, l’ennui qui tente de s’installer. Et nous nous appliquons à les chasser comme les rats qu’ils sont.
Ce n’est pas une recette universelle. C’est la nôtre. Sans doute pas infaillible. Mais nous y croyons. Vraiment. Parce qu’ensemble nous nous élevons l’un et l’autre. Comment dire… Vous nous additionnez, et le résultat est plus grand que la somme des parties. Et ensuite, nous nous divisons le butin. Nous sommes plus riches, chacun.
Sarah-Maude Beauchesne abonde dans le même sens : « Je ne pense pas que l’amour, c’est de la marde, mais il faut que ce soit un ajout à ma vie. Il faut que ça rende ma vie vraiment meilleure. » Je l’ai appelée parce que j’ai capoté sur la fraîcheur et la vérité de sa websérie Fourchette. Elle ne m’a pas fait regretter les tâtonnements amoureux ou existentiels de la vingtaine (🙄), mais elle m’a fait prendre conscience que le questionnement de Bergman dans les années 1970, qui résonne toujours chez la génération X de Hyndman, est encore bien présent chez les Y.
Une série sur une femme qui tente de se retrouver dans une société qui glorifie le couple. C’est ainsi que l’auteure décrit son œuvre, tirée de son blogue, dans lequel elle joue son alter ego.
Elle remet le couple en question. Du moins le conformisme qui nous pousse à fuir la solitude à tout prix. Comme Hyndman, l’auteure remarque que les réseaux sociaux ne sont pas étrangers à cette pression d’être absolument deux. Le dogme, comme le reste du monde, s’est ainsi laïcisé et numérisé. Les curés du bonheur conjugal sont des selfies de couple sur le compte Instagram du musicien-acteur-sex-symbol Claude Bégin.
Ne pas laisser tomber lorsqu’on se cogne à un mur, ne pas céder au bonheur de surface des images qui inondent nos écrans. Mais cultiver l’amour fou, parce qu’il est « beau, fougueux, mais rare. Et d’une incroyable difficulté à faire durer », estime Sarah-Maude Beauchesne. Précieux en même temps qu’essentiel. Voilà pourquoi nous y revenons tous, tout le temps, ou le cherchons, inlassablement. « Ça a été extrêmement difficile, pour moi, d’apprendre à aimer, confie James Hyndman. C’était ma quête principale, mais je n’avais pas ce qu’il fallait, d’où mes années de psychanalyse. Parce que c’est bien de s’accomplir dans le travail, mais finalement, même si c’est un cliché, ce qui compte vraiment, c’est l’amour. »
Cette chronique a été publiée dans le numéro d’août 2019 de L’actualité.