
La vaste opération lancée l’an dernier pour éradiquer les violences sexuelles dans les Forces armées canadiennes semble encourager les victimes à briser le silence. Alors que la majorité d’entre elles ont longtemps renoncé à porter plainte, les dénonciations de ces actes sont aujourd’hui en forte hausse. Mais l’armée n’est pas prête pour un tel déluge. «Ils ont mis la charrue devant les bœufs », dit Marie-Claude Gagnon, une ex-militaire qui anime un groupe de soutien et de défense des intérêts des victimes.
Au cours des six premiers mois de 2016, le Service national des enquêtes de la police militaire a reçu 106 plaintes fondées d’infractions sexuelles, apprenait-on récemment dans le deuxième rapport d’étape des Forces faisant le point sur la lutte contre ces violences. Si les plaintes continuent d’affluer au même rythme, cela représentera, au bout de l’année, une augmentation de 22% par rapport à 2015.
L’institution attribue cette hausse non pas à une soudaine recrudescence des incidents, mais au fait que les victimes auraient davantage confiance dans le système. Un peu plus de la moitié des cas signalés cette année datent d’avant 2016, signe que des personnes qui avaient hésité à porter plainte sur le coup se sont finalement décidées à le faire.
L’ennui, c’est que les Forces ne semblent pas beaucoup mieux préparées qu’avant à les recevoir.
La hiérarchie encore lente à réagir
L’Opération Honour, lancée en juillet 2015 par le chef d’état-major de la défense, Jonathan Vance, fait suite au rapport dévastateur de la juge Marie Deschamps et à l’enquête de L’actualité qui l’avait précédé. Après avoir longtemps fermé les yeux sur les violences sexuelles dans leurs rangs, les Forces tentent d’apporter des remèdes à ce problème dans toutes les branches de l’organisation (voir plus bas). « Le dossier est passé de simple exigence opérationnelle parmi une foule d’autres à priorité majeure », peut-on lire dans le nouveau rapport d’étape. Mais de leur propre aveu, le plus grand progrès accompli depuis un an se résume à « un degré accru de sensibilisation ». La gestion des plaintes, elle, fait toujours défaut.
En quatre mois, du 1er avril au 30 juillet, 148 incidents de harcèlement ou d’agressions sexuels ont été dénoncés à la chaîne de commandement, selon ce rapport, et dans 46 cas, des sanctions, pouvant aller d’une simple mise en garde jusqu’au congédiement, ont été infligées au contrevenant.
Mais il arrive encore que la hiérarchie soit trop lente à réagir. La Marine, par exemple, admet avoir été incapable d’agir rapidement « pour retirer de leur poste ou de leur milieu de travail » les auteurs présumés d’inconduite sexuelle, lit-on dans le rapport d’étape. « L’absence d’intervention rapide et décisive en de telles circonstances mine la confiance envers la chaîne de commandement. (…) Il s’est avéré plus difficile que prévu de mettre en place un tel processus (…) en raison de la rigidité des politiques en vigueur ».
À lire aussi:
«Ce que je vise, c’est l’élimination complète des comportements sexuels
dommageables et inappropriés»
Au sein des Forces d’opérations spéciales, peut-on également lire, le « scepticisme » persiste sur la capacité des dirigeants de faire un suivi « juste et objectif » des plaintes, de même que les craintes « concernant les effets négatifs sur la carrière de ceux qui déposent plainte ». La chaîne de commandement doit prendre plus systématiquement « des mesures décisives et adéquates en cas d’inconduite sexuelle, et il ne doit pas y avoir de conséquences injustifiées sur la carrière des victimes ».
De plus, aucune amélioration n’a été apportée au processus de plainte de harcèlement (un mécanisme administratif utilisé lorsque le harcèlement ne constitue pas un acte criminel, et qui est distinct de la police militaire). Décrit dans le rapport Deschamps comme un processus laborieux, qui débouche sur des sanctions dérisoires et incohérentes, et qui est souvent préjudiciable aux victimes, ce mécanisme est censé subir une importante réforme mais rien n’a encore été mis en œuvre.
Des plaignantes mécontentes
Elle-même agressée sexuellement en service pendant les années 2000, Marie-Claude Gagnon a fondé l’an dernier « It’s Just 700 », un groupe de soutien en ligne qui réunit près de 75 femmes et hommes ayant subi des violences sexuelles dans les Forces canadiennes. Au moins une dizaine tentent actuellement, par divers recours, d’obtenir réparation, et presque tous sont amèrement déçus de l’expérience. « Les Forces ont fait beaucoup de promotion pour dire aux victimes : « venez porter plainte, on va bien vous traiter, on va vous prendre au sérieux », dit la résidente d’Ottawa en entrevue téléphonique. Oui, beaucoup de travail a été fait, mais pas grand chose ne s’est encore concrétisé, ce sont des intentions. Celles qui portent plainte en ce moment ne sont pas contentes du résultat. Ça décourage les autres de les imiter. »
À son avis, il est urgent d’établir une marche à suivre à l’intention des dirigeants, afin qu’ils sachent gérer les allégations sans causer plus de tort aux plaignantes. « Il manque des méthodes administratives claires pour savoir comment agir dans ces situations. Comment rendre les lieux de travail plus sécuritaires. Comment réduire les représailles contre la personne qui porte plainte, comment préserver son anonymat. Dans les Forces, il y a des procédures pour lacer nos bottes, plier nos bas, faire notre lit! Alors quand il n’y a pas de procédures, le monde est un peu perdu. »
LUTTE AUX VIOLENCES SEXUELLES DANS LES FORCES CANADIENNES:
CINQ CHANTIERS À SURVEILLER
1- Vers une réforme des cours martiales?
Un examen en profondeur du système des cours martiales a démarré en juillet dernier, étude qui porte entre autres sur la gestion des infractions sexuelles.
C’est une introspection inhabituelle pour un appareil judiciaire que l’armée a toujours défendu bec et ongles et ce, jusqu’en Cour suprême. L’institution a jusqu’à présent refusé de remettre en question son pouvoir de traduire elle-même en justice les soldats accusés de crimes sexuels, malgré les critiques nourries dont ce système fait l’objet.
Un comité composé de quatre avocats militaires, dont une femme, a pour mission de passer en revue « tous les aspects » des cours martiales afin d’améliorer « l’efficacité, l’efficience et la légitimité du système ». L’équipe mènera sous peu des consultations publiques et sollicitera l’avis d’experts canadiens et étrangers. Elle remettra son rapport au plus tard en juillet 2017 au Juge-avocat général, le grand responsable de la justice militaire.
En ce qui concerne les infractions d’ordre sexuel, le comité se demandera s’il faut les mettre à jour ou en ajouter de nouvelles au répertoire de la justice militaire; il évaluera les règles en matière de détermination de la peine; et il envisagera des mesures pour mieux protéger les intérêts des victimes. Le comité devra aussi s’assurer que ses recommandations s’harmonisent avec les exigences de l’Opération Honour. Reste à voir s’il osera bousculer l’ordre établi.
2- Bientôt plus de rigueur dans les enquêtes et les accusations
La police militaire prend des mesures pour introduire plus de rigueur dans ses enquêtes et ainsi laisser moins de décisions à la discrétion des policiers – dont la juge Deschamps avait décrié, dans son rapport, l’incompétence et l’insensibilité.
Toutes les enquêtes sur des crimes sexuels seront désormais confiées à des enquêteurs dédiés aux infractions de cette nature, et ce, peu importe la gravité des allégations. Dix-huit postes d’enquêteurs spécialisés viennent d’être créés à cette fin dans l’ensemble du pays. Les inconduites sexuelles devront aussi être traitées en priorité, tant dans les enquêtes qu’au moment des audiences devant un tribunal militaire. Autre nouveauté, les enquêteurs devront obtenir l’accord d’un procureur militaire avant de renoncer à porter des accusations dans un dossier d’agression sexuelle, une décision qu’ils pouvaient auparavant prendre unilatéralement.
Quant aux procureurs, ordre leur a été donné de tenir compte du point de vue des victimes tout au long des procédures, y compris pour décider dans quel système judiciaire, militaire ou civil, l’affaire sera entendue.
3- Soutien aux victimes : enfin du nouveau?
Un programme d’aide exclusivement destiné aux militaires souffrant d’un traumatisme sexuel devrait voir le jour d’ici six mois. Ce nouveau service reprendra le modèle de « soutien par les pairs » qui existe déjà pour les soldats souffrant d’un traumatisme de guerre : c’est-à-dire des rencontres de groupes animées bénévolement par des militaires actifs ou retraités ayant vécu une épreuve semblable. Jusqu’à présent, le Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle, une ligne d’écoute et de référence créée l’an dernier, devait se contenter de diriger les appelants vers les ressources existantes, mais n’avait pas de nouveau programme à offrir.
4- Des données pour y voir plus clair
Les Forces canadiennes sont incapables d’estimer l’incidence des violences sexuelles qui empoisonnent leurs rangs. Leur manière fragmentée, incohérente, de colliger les plaintes, et l’absence de sondage rigoureux auprès de leurs membres, les ont longtemps tenues dans l’ignorance.
Deux nouvelles mesures devraient permettre d’y voir plus clair. Depuis avril dernier, tous les commandants d’unités sont tenus de faire rapport, une fois par mois, des incidents de cette nature qui ont été portés à leur attention. Les données sont colligées par l’Équipe d’intervention stratégique sur l’inconduite sexuelle (l’équipe spéciale mise sur pied pour coordonner tous les efforts de l’armée en la matière) et transmises au chef d’état-major de la défense.
L’organisation a également confié à Statistique Canada la tâche d’effectuer un sondage auprès de l’ensemble de ses membres, le premier à cette échelle sur le sujet des violences sexuelles. Plus de 40 000 membres de la force régulière et de la réserve y ont répondu (sur un total d’environ 95 000), et les résultats sont attendus d’ici la fin de l’année. L’enquête sera répétée en 2018, et ensuite tous les deux à trois ans.
Le hic? Les recrues comme les militaires à la retraite sont exclus de l’étude, une omission lourde de conséquences. On sait que les jeunes et les personnes au bas de l’échelle sont particulièrement à risque de subir ces violences. On soupçonne aussi que bon nombre de victimes ont été contraintes de quitter l’armée, souvent parce que les séquelles de l’agression les ont rendues inaptes au travail, ou encore parce qu’elles sont subi des représailles qui les ont poussées vers la porte. Les Forces ne se donnent aucun moyen d’en tenir compte.
5- Une ouverture timide sur le monde
Considérant l’éventail des chantiers amorcés pour s’attaquer aux violences sexuelles dans leurs rangs, on aurait pu s’attendre à ce que les Forces canadiennes fassent appel à plus d’experts de la société civile pour les épauler ou les évaluer. Après tout, il serait étonnant que l’organisation dispose soudainement de toute l’expertise nécessaire pour régler un problème dont elle niait l’existence il n’y a pas si longtemps! Mais l’institution a plutôt l’habitude d’opérer en vase clos et de considérer avec scepticisme tout regard extérieur sur ses affaires.
La création prochaine d’un « conseil consultatif externe » représente un effort d’ouverture. Ce nouvel organisme devrait être composé d’une dizaine de civils des secteurs public et privé, y compris des représentants des intérêts des victimes, des spécialistes du traumatisme sexuel, des experts universitaires, et du personnel d’autres organisations en uniforme. Il conseillera la Défense nationale sur toutes sortes de facettes de la question de l’inconduite sexuelle.
Still no mention of the children that get caught up in the defective military justice system.
I blame the media for failing to take the Canadian Forces to task over this matter.