Ma grand-mère et son iPad

Comment une tablette intelligente a «adouci la vieillesse» de l’aïeule de 97 ans de notre journaliste Jonathan Trudel.

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Bien des personnes âgées ont retrouvé le goût de la lecture grâce aux tablettes et liseuses, qui permettent d’agrandir la taille des caractères. – Photo : Eye35.pix/Alamy

Ma grand-mère est probablement la dernière personne que Steve Jobs avait en tête quand il a conçu l’iPad.

À 95 ans, comme beaucoup de femmes de sa génération, elle n’avait jamais été à l’aise avec la technologie — même les quelques boutons de sa télé lui donnaient des maux de tête.

Son monde à elle, c’était celui des livres. En papier, bien sûr. Peu instruite, elle n’en était pas moins une lectrice boulimique, insatiable.

D’où sa profonde tristesse quand sa vue a commencé à s’embrouiller, il y a quelques années. Peu à peu, ma grand-mère perdait l’une de ses dernières raisons de vivre.

Sans trop nourrir d’attentes, je lui ai « présenté » ma tablette électronique. J’ai ouvert un livre numérique, augmenté la taille des caractères, réglé la luminosité, activé le « mode de nuit » (lettres blanches sur fond noir) et lui ai tendu l’appareil. Pierrette s’est mise à lire à voix haute les premières lignes du roman — lentement, mais avec une assurance grandissante. Puis, comme une enfant qui vient de recevoir le cadeau de ses rêves, elle m’a littéralement sauté dans les bras. « Je vais pouvoir recommencer à lire ! » m’a-t-elle lancé de sa voix frêle, en me serrant le cou.

On lui a procuré sa propre tablette dans les jours suivants.

Mes enfants se sont d’abord amusés de sa maladresse. Elle avait tendance à frapper l’écran avec ses doigts durcis et ses longs ongles, au lieu de l’effleurer doucement, comme le font si naturellement les enfants.

Je suis devenu de facto le technicien informatique de grand-maman. Je ne compte plus le nombre d’appels « de service » auxquels j’ai répondu, à la maison, au bureau ou sur mon cellulaire.

« Il y a un seul bouton sur l’appareil, appuie dessus », lui disais-je le plus patiemment possible. « Tourne les pages avec un doigt, pas trois… »

À son rythme, elle a fini par apprivoiser la bête.

Et redécouvrir le plaisir de lire.

Ma tâche de technicien s’est muée en celle de libraire virtuel.

Malgré l’offre encore limitée dans l’univers numérique, j’ai téléchargé au fil des mois des dizaines de livres. Des biographies récentes de la reine d’Angle-terre et de Gérard Depardieu. Des polars de Louise Penny et d’Henning Mankell. Des romans historiques de Ken Follett. Les best-sellers de Kim Thúy (Ru et Man) et de Lawrence Hill (Aminata).

Tantôt enchantée, tantôt déçue par ses lectures (mais toujours ô combien critique), elle ne se séparait plus de son iPad.

Elle m’a fièrement raconté comment le regard de son médecin avait changé quand il l’a vue plongée dans sa tablette numérique dans la salle d’attente de l’hôpital.

Soudainement, la vieille patiente devenait moins gâteuse…

En décembre, elle a été hospitalisée sans sa tablette. Cela ne l’a pas empêchée de me passer ses prochaines commandes. À l’approche des Jeux olympiques en Russie, elle voulait relire Henri Troyat. À son retour chez elle, elle voulait aussi relire Proust, le seul auteur dont elle pouvait encore citer des passages de mémoire 60 ans plus tard.

Elle n’aura pas cette chance. Pierrette s’est éteinte le 2 janvier dernier, au lendemain de son 97e anniversaire.

Je garderai longtemps en tête cette phrase, prononcée quelques mois plus tôt, lors d’un souper de famille : « Merci. Grâce à la tablette numérique, t’as adouci ma vieillesse », m’a-t-elle dit en souriant.