Ma maison sur la Seine

Choix de vie d’une poignée de marginaux dans les années 1970, le bateau-logement séduit aujourd’hui quelques milliers de Français. Mais vivre sur une péniche à l’ombre de la tour Eiffel a son prix !

Ma maison sur la Seine
Photo : Michel Huneault

L’énorme chien de Marion Duguet s’appelle Sika. Sika pour Sikaflex, un mastic employé sur les bateaux. Banal pour certains, significatif pour cette Française de 34 ans qui n’a eu les pieds sur terre que durant deux années de sa vie.

Cette pédopsychiatre a grandi dans les entrailles d’un mastodonte vert et blanc de 33 m de long. Aujourd’hui, elle est aux commandes d’une embarcation de 70 m2.

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Elle y vit avec son conjoint, Julien, et la petite Anouk, trois ans. « Le bateau n’est pas attaché à un lieu, mais à nous. L’impression de voyage est permanente, explique la jeune femme. Ce serait difficile pour moi de me passer des bruits particuliers, des odeurs, du mouvement de l’eau. »

Le bassin navigable de la Seine et de ses affluents compterait aujourd’hui plus de 1 000 bateaux-logements, dont la majorité – plus de 80 % – dans la région parisienne. Apanage dans les années 1970 de quelques marginaux ou d’anciens mariniers peu désireux de retourner sur le plancher des vaches, le phénomène s’est beaucoup amplifié en France durant les années 1980 et 1990, avant de se stabiliser il y a une dizaine d’années.

Marion fait partie de la deuxième génération de cette communauté qui vit sur l’eau. Christian Duguet, son père, est le président de la Fédération des associations de défense de l’habitat fluvial (ADHF-F), qui représente quelque 80 associations de la région parisienne (surtout) et de province.

Ce mode de vie n’est cependant pas à la portée de tous. La rareté des emplacements légaux d’amarrage et l’arrivée sur les eaux de gens prêts à payer cher pour un bateau luxueux ont provoqué une flambée des prix. « Quand j’ai acheté, nous étions environ une quinzaine à vouloir vivre ainsi dans toute la France », relate Alain Carlier, qui habite depuis 37 ans sur une péniche de 30 m amarrée au port des Champs-Élysées, à deux pas du Louvre et du jardin des Tuileries. L’homme de 62 ans fait partie de la première cohorte de débrouillards qui ont transformé en habitations de vieilles coques que le déclin du transport fluvial avait envoyées à la casse.

Aujourd’hui, une péniche aménagée se vend autour de 350 000 euros, mais le prix dépasse parfois le million (entre 500 000 et 1 400 000 dollars environ). « Le marché a suivi celui de l’immobilier », précise Pierre Vandenbossche, du chantier naval Vandenbossche, à Villeneuve-la-Garenne, l’un des premiers à avoir converti des bateaux en logements flottants. « Avec la raréfaction des emplacements, le prix au mètre carré des péniches a rejoint celui des maisons. »

Des demeures dont le terrain n’est pas à vendre, car il relève du domaine public. Les propriétaires des logis flottants paient donc comme des locataires un coût mensuel d’amarrage. Appelé « convention d’occupation du domaine public », celui-ci est calculé en fonction de la superficie de l’embarcation, de l’empla­cement où elle est amarrée et de la valeur locative du territoire où elle se trouve.

Cette redevance est une autorisation temporaire – d’une durée maximale de cinq ans -, en général renou­velée au moment de la vente du bateau, mais révocable en tout temps. Une péniche vendue au prix fort parce qu’elle offre une vue sur la tour Eiffel pourrait ainsi à tout moment être forcée de déménager pour des raisons de sécurité ou tout autre motif d’intérêt général.

Selon Christian Duguet, il est aujourd’hui impossible de trouver un emplacement légal dans Paris. Ceux qui se sont laissé charmer par ce type d’habitat insolite n’ont d’autre choix que de s’inscrire sur une longue liste d’attente (de deux à cinq ans) ou d’accepter une place en région. À preuve, à peine une dizaine de nouvelles places ont été créées dans toute la France en 2009. Et gare à celui qui serait tenté de jeter l’ancre où bon lui semble : il s’expose à une amende de 150 euros (plus de 200 dollars) par jour.

Marion Duguet et son conjoint sont conscients de jouer avec le feu. Ils travaillent tous les deux à l’Hôpital de Lagny, à 27 km de Paris. L’ennui, c’est que l’empla­cement légal de leur bateau se trouve à 60 km de leur boulot. En attendant d’obtenir une place plus près, ils jouent un peu les itinérants et s’exposent à des contraventions. Et la petite Anouk, dont la maison bouge constamment, continue d’être « paumée », comme dit sa mère : le parc, les amis, l’école ne sont jamais là où elle les attend !

« Personne du chantier n’habite sur un bateau. On n’est pas fous ! » blague Yves Josse, chargé de projets au chantier naval Rousseau, à Veneux-les-Sablons, à une soixantaine de kilomètres de Paris. Il en connaît un bout sur la fragilité de ces « monstres d’acier livrés à la rouille et à la corrosion » et sur la nécessité de garder une coque saine. « Il y a toujours des travaux à faire, confirme Viviane Weil, 70 ans, qui vit sur les eaux bordant le bois de Boulogne depuis 1981. Quand on a fini la peinture d’un côté, il est déjà temps de repeindre l’autre ! » Cette kinésithérapeute à la retraite clame pourtant haut et fort qu’elle veut mourir sur son bateau.

En quête d’espace pour élever ses cinq enfants, Viviane Weil a acheté il y a 30 ans une péniche blanc, bleu et jaune qui datait de 1929. Sa progéniture partie, elle a reconverti les chambres de la cale en salle qui accueille anniversaires, mariages ou tournages de films. Depuis cinq ans, elle vit deux ou trois jours par semaine avec la musique à fond la caisse dans le « sous-sol », parfois jusqu’à 4 h du matin… Un compromis qui lui permet de payer son coûteux droit d’amarrage (1 600 euros par mois, soit près de 2 200 dollars) et de continuer à vivre tranquillement sur son bateau. « J’ai un jardin de plus de 845 hectares – le bois de Boulogne – et des couchers de soleil tous les soirs. Que demander de mieux ? » lance-t-elle.

Mais parfois, tout n’est pas aussi tranquille que le cours du fleuve. Depuis deux jours, Laurence Ballin était dérangée par l’odeur de diésel qui commençait à envahir son antique péniche néerlandaise, qu’elle habite depuis cinq ans avec son amie Fabienne Lemoine. Leur quatrième bateau en 19 ans. Diagnostic : une fuite, et pas une petite. La semaine précédente, c’était l’eau potable qui s’échappait des cuves de 1 000 litres.

Malgré ces ennuis, les deux femmes coulent la plupart du temps des jours paisibles sur la Marne, principal affluent de la Seine. Leur emplacement dans le port de Créteil est protégé de la ville par un rempart de verdure. Pour aller faire leurs courses à Saint-Maure, sur l’autre rive, elles prennent place dans l’annexe de l’embarcation, un petit bateau à moteur, sous le regard jaloux des riverains coincés dans leur voiture aux feux de circulation. Et en cas de pépin, Alain, un ancien marinier avec qui elles se sont liées d’amitié, vole à leur secours. « Un problème sur une péniche est toujours dix fois pire que dans un appartement. Mais il y a une grande solidarité entre gens de bateau », témoigne Laurence.

La rédactrice-graphiste de 42 ans reconnaît toutefois que cette solidarité se perd un peu au profit d’un snobisme instauré par ceux qui achètent des péniches « pour faire chic » et se soucient peu de la navigation. Ce que déplore aussi l’ADHF-F, qui, en plus de défendre et d’encourager l’habitat fluvial, incite à naviguer afin de préserver la culture propre à la batellerie. Or, à l’échelle nationale, à peine 20 % des propriétaires de péniches se déplacent.

Cette idée du bateau mobile ou stationnaire soulève d’ailleurs des questions d’ordre administratif et juridique. En théorie, si elle est en état de naviguer, une péniche ne peut être soumise à l’impôt foncier sur les propriétés bâties, même si elle se déplace peu. Les bateaux non motorisés sont par contre en général assujettis à l’impôt foncier et à la taxe d’habitation.

La situation varie selon les régions et même parfois selon les bateaux. Mais la tendance est au durcissement des lois, comme le constate Mariannick Mahé, qui a choisi il y a 18 ans de s’éloigner un peu des contraintes de la vie « terrestre ». « Nos habitations sont considérées, sur les plans fiscal et légal, comme des maisons ambulantes, au même titre que les caravanes. Mais le gouvernement fait tout pour nous imposer les mêmes taxes qu’aux propriétaires de maisons », dit-elle.

Georges Freundt, quant à lui, ne se fait pas prier pour naviguer et largue les amarres toutes les fins de semaine en été et aussi souvent que sa conjointe, Michèle, le lui demande. Il y a une quinzaine d’années, ce septuagénaire a découvert un nouveau monde, une terra incognita. « J’avais une vie normale dans un bel appartement, trois enfants et quatre voitures », raconte l’ancien PDG d’une société allemande d’importation de matières premières. Après son divorce, au milieu des années 1990, la recherche d’un nouvel appartement l’a mené vers une petite annonce : « Houseboat à louer ».

Même si son premier bateau de location a coulé avec tous ses papiers et affaires personnelles pendant qu’il était en voyage, la vie sur l’eau lui a tellement plu qu’il n’a pas tardé à acheter sa propre péniche. Il appréhende le jour où il devra retourner sur la terre ferme, même s’il ne se voit pas, dans 20 ans, monter à bord avec une canne ou des béquilles. « Que vais-je faire dans un appartement ? Mon hobby, c’est de m’occuper de mon bateau. »

Vivre si près de la nature soulève aussi des questions environnementales. Las qu’on les accuse de « faire pipi dans l’eau » et de polluer la Seine, les « pénichards », par l’entremise de l’ADHF-F, ont commandé, en 2007, une étude sur les conséquences de leurs rejets domestiques. Celle-ci a conclu que la pollution aquatique qu’ils produisaient était marginale et que les rejets étaient largement dilués par le débit de la Seine.

« Il n’y a pas encore de solution miracle pour l’évacuation des eaux usées, explique Viviane Weil. J’ai une fosse septique pour recueillir les eaux noires [résidus des toilettes]. Après, tout passe dans un filtre à cheminement lent. » Quant aux eaux grises – lessive, vaisselle, douche, lavabos -, elles vont directement dans le fleuve ou les rivières. Pour limiter les dégâts, on compte donc sur l’utilisation de produits écologiques. Et sur la volonté des habitants de la Seine de préserver la qualité de leur milieu de vie.

 

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