Mon texte de cette semaine, s’inscrit dans la foulée du dossier paru dans L’actualité le 9 octobre et du documentaire de Télé-Québec diffusé le 16 du même mois sur la manosphère, ces communautés de sites internet, de forums et de groupes en ligne dédiés aux hommes qui, disons, n’ont pas les rapports les plus harmonieux avec les femmes.
L’auteur du dossier, Marc-André Sabourin, identifie quatre catégories chez ces hommes esseulés :
Les Men Going Their Own Way (MGTOW), des hétéros qui s’efforcent de vivre sans femmes; les masculinistes qui ont comme mission la défense des intérêts des hommes (ils sont victimes de discriminations semble-t-il); les pickup artists, des spécialistes de la drage pour des services d’un soir; et enfin les incels, les célibataires involontaires, une communauté de misogynes qui se définissent comme étant incapables de trouver une partenaire dû à la froide indifférence des femmes.
Sans avoir fait l’imposant travail de M. Sabourin, nous nous sommes intéressés à ce phénomène des incels lequel, selon nous, représente une autre manifestation des dysfonctions de la société contemporaine. Nous avons, à cet effet, ajouté une question sur le sujet dans la dernière enquête de notre programme Panorama sur les valeurs des consommateurs et citoyens au pays.
Dans une série de questions où l’on demandait aux gens s’ils étaient en accord avec certains énoncés, nous avons inséré celui-ci afin de mesurer l’incidence des incels au pays :
« Si certains hommes restent longtemps célibataires alors qu’ils aimeraient être en couple, c’est parce que les femmes sont généralement trop superficielles et uniquement attirées par les hommes au physique parfait. »
À notre stupéfaction, 33 % des Canadiens, une personne sur trois, se sont estimés en accord avec un tel énoncé (38 % au Québec). Par curiosité nous avions posé la question à toute la population : 39 % des hommes étaient d’accord, et même 27 % des femmes, certaines d’entre elles prenant visiblement ces hommes en pitié.
De plus, si on isole les hommes seuls, soient célibataires, séparés, divorcés ou veufs, la « clientèle cible » si je peux m’exprimer ainsi, la proportion en accord avec l’énoncé s’élève à 46 % (52 % au Québec). J’insiste ici sur le fait que ces données et leur traitement ont été vérifiés à maintes reprises, ces chiffres étant étonnement élevés.
Des jeunes et des gens ayant de faibles niveaux de revenus et d’éducation
Sur les plans sociodémodémographique et socioéconomique, il est surprenant d’observer que ce sont les jeunes qui s’expriment le plus en accord avec notre énoncé (42 % chez les moins de 35 ans contre 26 % chez les 55 ans et plus).
Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces études qui ont été publiées au cours des dernières années sur les meilleurs succès de jeunes femmes aux études. Elles ont peut-être certaines difficultés à connecter avec de jeunes hommes moins scolarisés, hypothèse qui reste certainement à vérifier.
Car il est indéniable que le niveau socioéconomique est un déterminant important pour susciter ce genre de « postures mentales ». Plus les niveaux de scolarité et de revenus sont faibles, plus on a tendance à être d’accord avec l’énoncé.
Il faut quand même souligner qu’on observe une certaine gradation dans l’accord avec l’énoncé : 11 % sont tout à fait en accord (ces derniers sont vraiment convaincus), alors que 22 % s’estiment plutôt en accord (mais quand même, être plutôt en accord avec un énoncé si peu nuancé exprime beaucoup de récrimination). Notons aussi que cette différence du simple au double entre les « tout à fait » et les « plutôt » en accord avec l’énoncé (11 % contre 22 %) se retrouve à peu près dans les mêmes proportions chez tous les sous-groupes étudiés.
Un repli contre une société qui les dépasse
Comment se caractérisent les hommes qui se sont dit d’accord avec l’énoncé? En regardant l’ensemble de leurs réponses à notre programme Panorama, on dégage les trois éléments suivants:
- Une vision très traditionnelle et stéréotypée du rôle des hommes et des femmes dans le couple, la famille comme dans la société en général.
- Une avidité marquée à espérer s’élever dans l’échelle sociale et à être admiré de tous (en réaction à la conscience qu’ils ont de leur faible statut socioéconomique).
- Un très faible sentiment d’emprise sur la vie, ayant l’impression que le monde d’aujourd’hui n’est pas fait pour eux, et par conséquent, un repli marqué sur ces valeurs traditionnelles comme rempart contre une société qui les dépasse.
On remarque également qu’ils ont une tendance à valoriser principalement les membres de leur propre communauté ethnique. À noter, on retrouve une certaine surreprésentation d’immigrants, surtout ceux qui se disent plus portés à s’identifier à des valeurs traditionnelles.
On peut déduire que pour tous ces hommes, la femme devient une possession, un objet auquel ils aspirent, un marqueur qui contribue à définir leur statut social, leur standing auprès des autres (tout comme une maison, une voiture, des vêtements griffés, des gadgets électroniques, etc.).
L’impossibilité d’acquérir l’objet en question les plonge dans un état de stigmatisation devant lequel ils se sentent impuissants (sentiment de manque d’emprise) et pour lequel ils se sentent légitimes de blâmer les femmes. Ils expriment ainsi un sentiment d’exclusion qui les porte à se révolter.
De plus, leur traditionalisme les amenant à croire que les femmes sont en quelque sorte « inférieures » aux hommes socialement, ils sont portés à considérer qu’elles sont injustifiées de les rejeter. Ces dernières, selon eux, devraient être soumises aux désirs, besoins et dictats des hommes.
La femme devient une possession, un objet auquel ils aspirent, un marqueur qui contribue à définir leur statut social.
Selon cette vision du monde, il n’est pas surprenant de voir des incels désespérément en rogne contre ces femmes qui refusent de se soumettre. Ils les considérent comme des féministes enragées qui ont oublié, perdu le sens, la place que la vie leur avait supposément dévolu (c’est à se demander qui est enragé ici!); une furie qui donne lieu à tous les emportements que l’on peut lire, vociférés sur les communautés en ligne de ces incels.
Cependant, il faut aussi admettre que ce malheureux phénomène s’inscrit tout à fait dans cette longue liste de dommages collatéraux que notre monde génère dans le cours de son développement. Notre société produit des exclus. Comme je l’ai souligné à maintes reprises dans mes textes, pour plusieurs d’entre nous, la société change trop vite et tous ne peuvent suivre. Selon les différents indicateurs que l’on utilise, nous arrivons régulièrement à des nombres variant autour d’une personne sur trois au pays qui ont ce sentiment. Déconnexion sociale, absence de but, perception d’une société darwiniste qui exclut les gens, cynisme face aux élites, les manifestations sont multiples.
Dans un tel contexte, comment voulez-vous que des hommes qui se sentent exclus de la société puisse avoir suffisamment confiance en eux pour savoir parler aux femmes comme du monde! D’où le rejet.
Une réflexion sur l’éducation et un projet d’engagement social pour les entreprises et les organisations
De tels dérapages portent à réfléchir sur le genre de projet pédagogique qui pourrait être imaginé à l’intention de ces hommes en colère. Je ne veux pas être trop défaitiste, mais je pense qu’à partir d’un certain âge, ce genre de postures mentales me semblent cristallisés dans la personnalité de ces individus : c’est foutu. (sans trop savoir à partir de quel âge exactement ça le devient).
Mais pour les plus jeunes, parce qu’effectivement le phénomène est plus prévalent chez les jeunes, on peut certainement penser à des projets éducatifs visant à contrer le développement de telles visions des rapports hommes/femmes. En fait, un enseignement auprès des jeunes hommes axé sur le respect des femmes comme sur le respect d’eux même devrait certainement être envisagé face à ce phénomène.
Dans les plans de cours prévus sur l’éducation sexuelle des jeunes à l’école (pour les endroits où ça existe réellement), un chapitre devrait certainement être prévu pour ce genre d’enjeux. Si on attrape les jeunes suffisamment tôt, on peut surement les réchapper.
Enfin, pour toutes les marques, entreprises et organisations qui se cherchent des projets d’engagement social, voilà une très bonne cause à envisager : le respect des femmes et de soi chez les jeunes hommes.
À réfléchir pour tous ceux qui sont concernés par le genre de société qui est en train de se développer sous nos yeux.
Don Giovanni de Mozart
Pour mon clin d’œil lyrique de cette semaine, un extrait de ce sublime opéra qui exprime à merveille le propos du dossier de Marc-André Sabourin. Dans sa classification, on pourrait certainement attribuer une place de choix au personnage de Don Giovanni dans la catégorie des pickup artists.
L’extrait retenu ici, Fin ch’han dal vino, nous montre Don Givanni exultant d’excitation à l’idée de séduire toutes les jeunes femmes qui vont se présenter au bal qu’il organise en son domaine! Multipliant les conquêtes jusqu’à en faire tenir un catalogue par son valet, Don Giovanni se prépare à appâter le plus de femmes possible à cette fête (malgré tout, un des plus beaux airs du répertoire et une prestation exceptionnelle de Bryn Terfel!).
Don Giovanni de Wolfgang Amadeus Mozart avec Bryn Terfel, Renée Flemming, Ferruccio Furlanetto, Solveig Kringelborn, etc.
The Metropolitain Opera Orchestra and Chorus, Deutsche Grammophon, New York, 2000
Alain Giguère est président de la maison de sondage CROP. Il signe toutes les deux semaines un texte sur le site de L’actualité, où il nous parle de tendances de société… et d’opéra.
Pour lire d’autres chroniques d’Alain Giguère sur des tendances de société et de marché, rendez-vous sur son blogue.
« Manosphère : ces chiffres qui font froid dans le dos »
J’ai rarement lu un tel ramassis d’inepties.