Mauvais numéro

J’ai depuis longtemps le sentiment que le monde est scindé en deux : ceux qui jouent et les autres, qui, en quelque sorte, les regardent de haut, comme on toise les naïfs et les sots.

Illustration : Luc Melanson

Le matin encore incertain trace une mince ligne de vie, chaude et rose dans le bleu métal de la nuit. Faisant fi de la beauté du décor extérieur, les néons de la gare du Palais, à Québec, diffusent une lumière blanche, clinique, sous laquelle des voyageurs tout juste arrachés à leurs rêves s’impatientent. Ils font la queue à la caisse du dépanneur, tandis que le train pour Montréal menace de partir sans eux.

Le premier tape du pied. Le second soupire et agite nerveusement la monnaie dans ses poches. C’est long. Très long. La faute de l’amateur de loterie qui regarnit son petit carnet de billets de tirage et de gratteux. Inconscient de ce qui se passe derrière, il sourit.

C’est le personnage le plus honni des files d’attente. Maudit à l’épicerie, détesté au dépanneur, conspué à la pharmacie : l’amateur de loterie prend son temps, reçoit ses gains (généralement un billet gratuit), les réinvestit en hésitant entre un jeu et un autre. Et chaque fois, pour ceux qui poireautent derrière, il semble que ça n’en finira jamais.

Comme ce matin, tandis que, dans le dos de cet anonyme client de Loto-Québec, deux autres passagers et moi échangeons des regards entendus qui disent tout le mépris que nous partageons pour le joueur. Pas juste celui-là. Tous les joueurs.

J’ai depuis longtemps le sentiment que le monde est scindé en deux : ceux qui jouent et les autres, qui, en quelque sorte, les regardent de haut, comme on toise les naïfs et les sots. Il y a bien cette part de moi, absolument rationnelle, qui ne peut s’empêcher de rappeler à l’autre, bête et méchante, que les joueurs s’acquittent d’un impôt volontaire. Que c’est en partie la cagnotte qu’engrange Loto-Québec (281 millions de bénéfice net au premier trimestre de 2013) qui nous permet de vivre en social-démocratie. Mais je n’arrive pas à m’habituer à l’idée qu’une personne normalement constituée puisse passer sa vie à acheter ces bouts de papier et à inscrire dans sa routine la consultation des résultats du 6/49.

Dans mon esprit, ces gens-là attendent de gagner le gros lot pour vivre. Comme s’ils n’étaient pas les maîtres de leur existence et qu’ils s’en remettaient au hasard. Parce que jouer à la loterie, c’est un peu comme allumer un lampion à l’église en espérant que sa vie sera miraculeusement transformée.

Me reste à expliquer pourquoi il m’arrive aussi d’en acheter…

En me défendant, pour commencer, je suppose. En disant que cela se produit très rarement, et toujours dans des moments de grande fatigue. Comme maintenant, pendant que je tape ces lignes et que sur le bureau s’étire presque interminablement la liste des tâches à accomplir, sans parler de la rentrée de ma fille, des devoirs… Alors ça me prend d’un coup : j’ai envie d’autre chose. Pas de ces rêves débiles que nous vend la loterie. Pas d’atoll perdu au milieu du Pacifique. Pas de château en banlieue et de Bentley à la porte.

Non, pendant un moment, j’en ai assez de croire aux vertus du travail. Assez de me dire : cent fois sur le métier, remets ton ouvrage. Et j’ai juste envie de pouvoir ralentir.

Alors j’achète un billet, et quelques bières, qui sont autant de bouteilles à la mer…

La loterie relève évidemment de la pensée magique. Et la chance n’est qu’une possibilité mathématique. Mais l’achat d’un billet traduit un sentiment qui prend racine dans un malaise réel. Le même désir de temps affranchi des obligations, d’une liberté qui passe par le fric.

Et je n’ose pas imaginer combien ce désir peut être violent quand on a commencé sa vie dans l’indigence. Si, à la naissance, on tire le mauvais numéro, se peut-il qu’on passe le reste de son existence à espérer obtenir enfin le bon ? Pas seulement pour le fric, mais pour avoir une sorte de preuve que tout n’est pas noir. Que se dessine dans l’horizon des matins pâles une mince ligne de vie.

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Selon Le Courrier parlementaire, les Québécois dépensent en moyenne 583 dollars par an dans les jeux de hasard et d’argent. Ailleurs au Canada, c’est 770 dollars. Les recherches de l’ONU sur le bonheur disent aussi que les Québécois sont plus heureux, en moyenne, que les autres Canadiens. Y a-t-il un rapport ?