La psychologue Garine Papazian-Zohrabian sait ce que les conflits armés font aux enfants. Elle a elle-même vécu la guerre civile au Liban. « J’avais six ans quand elle a commencé, en 1975. J’habitais à Beyrouth, il y avait parfois des tirs dans ma rue. Cela a duré 15 ans », me raconte-t-elle en entrevue. Ce n’est pas pour rien qu’elle a étudié la psycho une fois adulte : elle voulait comprendre ce qui lui était arrivé.
Depuis son immigration au Québec — en 2010, avec mari et enfants —, elle aide les jeunes réfugiés à se remettre de leurs propres traumatismes. Surtout, elle forme et accompagne des enseignants qui en accueillent dans leur classe, pour qu’ils sachent par où ces enfants sont passés.
Elle fait partie des personnes de bonne volonté qu’Hélène Magny a suivies avec sa caméra pour réaliser le documentaire Je pleure dans ma tête, offert sur la plateforme de l’ONF dès maintenant et qui sera diffusé à Télé-Québec l’an prochain. Tous ces gens, une directrice d’école, des enseignants, des techniciens en éducation spécialisée, vont bien au-delà du programme pédagogique pour s’occuper de ces jeunes et de la souffrance qu’ils ont traînée dans leurs bagages. « Leur approche gagnerait à être connue partout au Québec, car la réalité des enfants et ados réfugiés est souvent incomprise, constate Hélène Magny. C’est pourquoi j’ai voulu faire ce film », dit-elle.
Le nombre de demandes d’asile a oscillé entre 10 000 et 64 000 par an durant la dernière décennie au Canada, au gré des conflits en cours sur la planète. Le Québec et l’Ontario sont les provinces qui accueillent le plus de ces arrivants. Parmi les 45 000 à 55 000 immigrants de tous âges accueillis au Québec chaque année, autour de 17 % sont des réfugiés. Ils arrivent de Syrie, d’Afghanistan, d’Haïti et d’ailleurs. Après avoir ralenti pendant la pandémie, le flux de réfugiés a repris. Sans compter les Ukrainiens : environ 4 000 sont entrés au Québec avec une autorisation d’urgence de février à juin 2022.
De nombreux jeunes réfugiés ont vu des proches se faire tuer, ont marché dans des rues où gisaient des cadavres, ont fui sous les bombes.
Les élèves qui ne parlent pas français ou qui ont un grand retard scolaire sont habituellement dirigés vers des classes d’accueil pour un an ou deux avant d’être intégrés à l’école normale. Ces classes sont en général réparties dans les établissements où se trouvent les plus fortes concentrations de nouveaux arrivants. Environ 15 000 jeunes les fréquentent chaque année.
Nombre d’entre eux ont vécu des choses horribles dans leur pays d’origine. Ils ont vu des proches se faire tuer, ont marché dans des rues où gisaient des cadavres, ont fui sous les bombes. Brisés par ces atrocités, ils sont anxieux, bougent tout le temps, crient et insultent leurs camarades ou, au contraire, sont frappés de mutisme.
Dans bien des écoles que Garine Papazian-Zohrabian a visitées au fil des ans, on se contente de demander à un spécialiste d’établir un diagnostic de TDAH, d’autisme ou de trouble du comportement, sans se poser plus de questions. « C’est un problème dans le système éducatif québécois, cette approche médicale. On diagnostique et on veut faire disparaître le symptôme, sans comprendre que, dans certains cas, il résulte d’une souffrance dont il faudrait s’occuper », dit la psychologue, aujourd’hui professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal et directrice scientifique de l’Équipe de recherche interdisciplinaire sur les familles réfugiées et demandeuses d’asile.
Bien difficile d’être attentif quand on est envahi par la tristesse et l’angoisse. Garine Papazian-Zohrabian recommande donc de faire parler ces jeunes de ce qu’ils ont vécu, pas seulement de tenter de leur enseigner l’orthographe ou les multiplications. L’approche qu’elle a mise au point consiste, entre autres choses, à former des groupes de parole où les jeunes, assis en cercle, sont libres de mettre en mots ce qui les habite. Le film montre la psychologue en train d’apprendre la technique aux enseignants de l’école primaire Henri-Beaulieu, dans l’arrondissement de Saint-Laurent, à Montréal, où beaucoup d’élèves sont d’abord passés en classe d’accueil ailleurs avant de fréquenter ses classes ordinaires. « Les jeunes ont besoin d’écoute bienveillante, de liens sécurisants et d’activités leur permettant d’exprimer leurs émotions pour se reconstruire », leur dit-elle.
Les thèmes abordés dans ces groupes de parole sont diversifiés. Une semaine, on échangera sur la mort ou la violence. La suivante, sur la famille ou l’identité. Avant que la discussion se termine, chaque élève est invité à symboliquement venir déposer les émotions ressenties soit dans la poubelle, soit dans le coffre au trésor, tous deux placés au centre du cercle. Les enseignants, formés pour recevoir les opinions et confidences sur ces sujets affectivement chargés, abordent tour à tour 10 thématiques au fil des semaines.
Dans la société actuelle, les émotions négatives sont la plupart du temps tantôt prohibées, tantôt considérées comme pathologiques, estime la psychologue.
Grâce aux groupes de parole, les enfants comprennent que l’école est aussi un endroit où ils peuvent parler de tout, du beau comme du mauvais. « L’école est un lieu de vie, certains arrivent à 7 h 30 et repartent à 17 h 30, souligne la psychologue. L’enfant, qui est un être à la fois cognitif, social, affectif et physique, doit pouvoir s’y sentir entier. Si on ne s’intéresse qu’à son aspect cognitif, ça ne peut pas fonctionner. »
La documentariste montre aussi Arezki Terkemani, enseignant au primaire dans une classe d’accueil de l’école Chénier, à Anjou. Il faut voir les jeunes parler d’exil après avoir lu l’album illustré C’est quoi un réfugié ?, d’Elise Gravel, et Arezki, Algérien d’origine, leur raconter le sien. Leurs regards, certes voilés de tristesse, témoignent de combien cela les réconforte de se savoir compris.
Hélène Magny, ancienne journaliste à Radio-Canada et documentariste depuis plus de 15 ans, a fait plusieurs films sur les réfugiés — au Congo, au Liban et en Thaïlande, où se trouvent des réfugiés birmans. Une Ivoirienne côtoyée pour les besoins du film l’a particulièrement marquée. Mandjey, âgée de 17 ans au moment du tournage, est devenue l’une des figures importantes du documentaire. Assise dans la salle à manger de la réalisatrice pour l’entrevue, elle dégage une belle confiance. Impossible de deviner que cette jeune femme enjouée, qui a maintenant 19 ans, est née dans un camp de réfugiés en Côte d’Ivoire, sa mère ayant fui la guerre civile au Liberia. Mandjey a passé toute sa jeunesse dans ce camp et n’avait jamais fréquenté l’école avant de fouler le sol québécois, à 14 ans ; aujourd’hui, elle parle un français presque impeccable et veut devenir infirmière.
La jeune femme aimerait que tous les profs et tous les élèves du Québec en sachent davantage sur les réfugiés qui ont connu la violence. « Quand on a vécu la guerre, on n’arrive pas toujours à s’exprimer verbalement. On est souvent en colère, on peut être violent. Je me suis déjà battue deux fois avec des garçons qui m’insultaient ! » Une psychologue de l’école et une orthopédagogue, qui lui avait offert un carnet pour qu’elle écrive son journal intime, l’ont aidée à évacuer son trop-plein d’émotions.
« Quand j’ai accepté de faire le film, mon but n’était pas de devenir une star, explique-t-elle. Je voulais aider. Je savais que je n’étais pas la seule à avoir vécu des choses difficiles. Je veux dire à ceux qui sont passés par là : “Je sais comment tu te sens après avoir vécu une telle épreuve. Ce n’était pas voulu, mais on peut traverser ce moment et continuer d’avancer dans la vie, malgré ce qui nous est arrivé.” »
Cet article a été publié dans le numéro de novembre 2022 de L’actualité, sous le titre « Guérir par les mots ».