Le magicien du Ritz

Simon Bajouk a construit sa vie à l’image de ses films préférés. Fuyant avec ses parents Beyrouth en guerre, il débarque à Montréal à 10 ans au milieu de l’hiver. Même s’il ne parle pas un mot de français, qu’il frissonne dans son manteau pas assez chaud et patine avec « des patins aiguisés pointus par [son] père sur une meule à couteaux », Montréal est déjà, et restera, pour lui, le rêve américain.
C’est en voyant Le concierge de Bradbury, avec Michael J. Fox dans le rôle principal, qu’il sait ce qu’il veut faire de sa vie. « Je voulais être un magicien comme lui, raconte Simon. Il était capable de tout faire, trouvait toujours des solutions, connaissait tout le monde. »
À 36 ans, il est le magicien du Ritz-Carlton. Concierge Clefs d’Or du très chic hôtel historique depuis sa réouverture, il y a cinq ans — après 200 millions de dollars de rénovations —, il porte fièrement ses insignes dorés sur les revers de son veston. Il connaît et salue tout le monde dans le hall de marbre étincelant, et rien n’est à son épreuve pour rendre inoubliable l’expérience de ses clients.
Au comptoir d’accueil, il peut traiter une dizaine de demandes à la fois, des plus simples aux plus invraisemblables. Faire rouvrir un grand magasin à 23 h pour celui qui veut offrir un sac à main à sa femme, dénicher à la dernière minute des billets pour un spectacle qui affiche complet, noliser un avion privé pour un aller-retour Montréal-New York dans la journée ou orchestrer un souper à une grande table après l’heure de fermeture sont des défis du quotidien qui le font vibrer.
Le jeune concierge doit connaître Montréal comme personne. L’as le plus précieux qu’il cache dans sa manche est son carnet de relations : restaurateurs, gérants de boutiques, tenanciers de bars, organisateurs d’activités… et autres concierges Clefs d’Or dans le monde. « Tu dois faire participer tes fournisseurs, dit Simon. Chaque tour de magie que je fais est le résultat d’un travail d’équipe. » Sa réalité est-elle fidèle au cinéma ? « Je fais en sorte qu’elle le soit », répond-il en souriant.
Prof de jour, queen de nuit

Sébastien a un code de couleur pour presque tout dans sa vie chargée. Dans son agenda, le rose correspond à ses plages horaires de prof de musique au primaire, le vert aux réunions du syndicat, le bleu à ses contrats de DJ, le rouge à ses soirs de spectacle. Ces soirs-là, le grand trentenaire sort de son condo au cœur du quartier gai avec sa valise à roulettes et disparaît derrière les portes du Cabaret Mado, rue Sainte-Catherine Est.
« J’aime dire que je suis une femme à temps partiel et un homme à temps presque plein », rigole Sébastien Potvin en saluant les girls qui se préparent déjà au sous-sol de cette adresse mythique du Village.
Il détache sa chemise à carreaux et s’installe devant son miroir, entouré de robes et de costumes colorés, de perruques et de chaussures. L’univers de Barbada de Barbades, son personnage de drag-queen depuis 12 ans. Une aventure qu’il n’avait jamais envisagée avant qu’on l’invite à participer à un concours lorsqu’il avait 20 ans. Il n’en est pas sorti gagnant, mais il s’est fait remarquer et a été invité à participer à différents spectacles. De fil en aiguille, son personnage de Barbada s’étoffe.
Pendant plusieurs années, il ne parlera pas de sa vie de nuit à sa mère ou à ses collègues, par peur d’être jugé. Aujourd’hui, il ne s’en cache plus et en est fier. Il a même été une des têtes d’affiche de la série documentaire Ils de jour, elles de nuit, diffusée ce printemps sur ArTV.
« Je veux que les gens comprennent qu’on n’est pas des filles ni des drags à temps plein, mais des artistes qui ont leur personnage de scène, et que ce qu’on fait a une valeur », dit-il en ajustant une perruque noire sur ses cheveux courts.
Fin prêt pour le spectacle, Sébastien a cédé la place à Barbada de Barbades, souriante dans son costume à paillettes. De la loge, on entend le public l’applaudir.
Esquissant quelques pas de danse, la drag-queen se dit chanceuse de vivre dans une ville aussi ouverte que Montréal. « Ce n’est pas parfait et ça ne le sera jamais, mais j’ai visité plusieurs villes, et la nôtre se démarque vraiment. »
Celle qui veut construire des ponts

Au bureau de l’arrondissement d’Outremont, Mindy Pollak nous accueille avec le sourire. Elle me tend la main, mais salue le photographe qui m’accompagne d’un simple signe de tête cordial. En raison de sa religion, elle ne peut serrer la main qu’aux hommes de sa famille. Un défi pour cette conseillère, la première et seule femme juive hassidique en politique à Montréal, au Québec et au pays. « Et probablement au monde, je n’en ai trouvé aucune autre ! » dit la jeune femme de 28 ans dans un français teinté d’un léger accent anglais.
C’est après avoir cofondé Les amis de la rue Hutchison, groupe qui cherche à tisser des liens entre les communautés d’Outremont, qu’elle a été invitée par Projet Montréal à se lancer en politique, il y a quatre ans. « Les hassidim n’avaient jamais participé à la vie politique. J’ai demandé conseil à un rabbin et il m’a encouragée à le faire », raconte-t-elle.
L’élue, qui briguera un deuxième mandat en novembre, espère faire tomber le mur qui sépare les juifs hassidiques des autres Montréalais. « Il y a un gros manque de communication, de compréhension et de confiance mutuelle », se désole Mindy. Surtout dans Outremont, où le quart des gens sont hassidim. Dans ce quartier très francophone, les questions de langue — les hassidim parlent surtout l’anglais et le yiddish — et de religion sont souvent des sujets de discorde.
« On part de loin pour commencer à améliorer la cohabitation », dit la conseillère, qui reconnaît les difficultés d’intégration de sa communauté. Un problème vieux et profond dont la résolution implique une volonté de part et d’autre, admet-elle.
« Les Québécois ont peur des religions parce qu’ils ne veulent plus se faire imposer quelque chose, tente d’expliquer Mindy. Ils ont été traumatisés, il faut le comprendre et l’accepter. Mais qu’une communauté immigrante ou culturelle veuille protéger son identité tout en vivant dans la société n’est pas une contradiction. »
Mindy nous invite à l’accompagner à l’hôtel de ville pour assister à la cérémonie de la Journée du souvenir des victimes de l’Holocauste, qui a lieu ce jour-là. Ses grands-parents faisaient partie des 30 000 survivants de la Shoah qui ont adopté Montréal après la guerre. « Notre ville est très ouverte, mais les gens ont encore peur de la différence », dit la jeune élue. Elle-même a reçu quelques critiques et mauvais mots sur le Web depuis son élection. Mais elle est optimiste et sent poindre une volonté politique et citoyenne de tisser des liens. « On ne peut s’entendre sur tout, mais si on peut se parler, on sera déjà bien plus avancés. »
M. Philippe

Le temps semble s’être figé chez Henri Henri. Les feutres s’empilent dans la boutique au décor rétro, inchangé depuis son ouverture, en 1932. La caisse enregistreuse d’origine fait un pied de nez à l’ère technologique. Coiffé d’un panama assorti à sa cravate, monsieur Philippe brosse un chapeau.
« Au départ, c’était mon travail d’étudiant en arts graphiques », raconte-t-il de sa voix de baryton. Mais Henri Henri devient rapidement sa deuxième maison. « Je venais y prendre un café entre deux cours et j’en profitais pour servir des clients », se souvient-il en souriant. Presque 25 ans se sont écoulés depuis, et Philippe Robitaille vend toujours des chapeaux dans la seule chapellerie spécialisée de Montréal.
Il n’est toutefois pas que chapelier. À 45 ans, il joue avec un plaisir visible le rôle d’encyclopédie du 189, rue Sainte-Catherine Est. « Si tu veux savoir quelque chose sur les chapeaux, demande à M. Philippe », dit Yannig Plunier, importateur de chapeaux depuis 40 ans, qui a racheté la boutique avec son fils Joël l’automne dernier.
« C’est ici qu’est née l’expression “faire le tour du chapeau” », raconte M. Philippe en montrant les photos en noir et blanc d’anciens piliers du hockey qui ornent les murs. « À l’époque du Forum, le fondateur de la boutique, Honorius Henri, offrait un chapeau aux joueurs du Canadien qui comptaient trois buts dans une partie. » De 1930 à 1960, c’était l’âge d’or du chapeau, continue le chapelier. « On l’achetait par obligation et on respectait le code vestimentaire de son statut social. L’avocat portait son melon, l’ouvrier portait sa casquette. »
Aujourd’hui, les Montréalais le portent par choix, et aiment le porter, croient M. Philippe et ses collègues. En plus de coiffer touristes et vedettes —Francis Cabrel, Arthur H, Thierry Lhermitte, Karine Vanasse ou Jean Leloup (« qui n’hésite pas à choisir des chapeaux que personne d’autre n’achète ») —, la boutique, qui figure dans des guides touristiques, est fréquentée par des femmes et des hommes de tous les âges et de toutes les origines. Les chapeaux qu’on y trouve sont autant de style très classique qu’à la mode et colorés.
« Le chapeau est un accessoire qui fait partie de notre histoire », rappelle M. Philippe, levant son panama à l’éclectisme des couvre-chefs qu’on observe aujourd’hui dans la rue, à l’image des Montréalais.
Les tourtereaux du marché

Marie-Josée et Guy arrivent au marché Jean-Talon dès 6 h 45 tous les matins. Ils s’offrent 15 précieuses minutes pour petit-déjeuner avec les autres marchands avant l’arrivée des premiers clients. Une pause appréciée pour les deux maraîchers, debout depuis l’aube dans leur ferme de Saint-Rémi.
« Je viens vendre nos légumes ici depuis que je suis petit bonhomme », raconte Guy, qui a pris la relève de son père il y a 27 ans ; la famille Desgroseillers fait ainsi partie des meubles du marché depuis plus de 50 ans. Une petite nostalgie au fond des yeux, le quinquagénaire raconte le kiosque de fortune de son enfance, fait de boîtes de pommes et de planches sur lesquelles son père étalait pommes de terre, maïs, fèves, courgettes…
« C’était un stationnement ici », dit-il en désignant la Brûlerie aux Quatre Vents. Il se souvient des mammas italiennes qui repartaient en tenant une poule par les pattes. On a vendu des animaux vivants jusqu’en 1971.
« C’est la communauté italienne qui a donné son essor au marché », dit celui qui a appris l’italien en mémorisant les prix des légumes. Aujourd’hui, Guy et Marie-Josée Lévesque n’ont plus besoin de parler la langue de Dante : on estime à moins de 700 les Québécois d’origine italienne qui vivent encore dans la Piccola Italia. Au fil des saisons, ils ont vu le quartier évoluer. Alors qu’on y achetait encore un terrain ou une maison pour une bouchée de pain il y a quelques années, le prix moyen d’un logement est maintenant de 363 000 dollars. Cet embourgeoisement se répercute sur les étals. Si les grosses familles italiennes achetaient les pommes de terre à coups de 60 livres, les petites familles préfèrent les sacs de 5 livres, dit Marie-Josée en tendant un petit sac à une cliente.
Aujourd’hui, la piétonnisation et le manque de places de stationnement font du marché un lieu mal adapté à sa vocation, estime Guy. « C’est bien de mettre des tables à piquenique et des allées, mais ce n’est pas ce qui fait vendre des légumes ! » dit-il sous le regard approbateur de son voisin de kiosque.
Qu’à cela ne tienne, ces deux tourtereaux ont le marché dans la peau. Ils se réjouissent que leur fils Maxime travaille maintenant à leurs côtés. « Même si les journées sont longues et que les moments pour s’asseoir sont rares, je ne changerais de vie pour rien au monde », dit Marie-Josée, qui a bien l’intention de savourer son café matinal encore longtemps au marché.
La gardienne des arbres du cimetière

Tous les matins depuis huit ans, Annie Lessard salue les gardiens postés aux grilles de l’entrée du cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Ce ne sont pas les 90 000 monuments funéraires qui retiennent l’attention de la trentenaire, mais les deux immenses peupliers qui se dressent au milieu de ceux-ci et qui figurent parmi les « arbres remarquables du mont Royal », ou encore le chêne rouge, un peu plus haut, un vieillard tordu par ses 250 ans. Son « arbre remarquable » à elle, qu’elle traite aux petits oignons.
Architecte paysagiste, Annie est la gardienne des 13 500 arbres du plus grand cimetière du pays. Elle connaît par cœur les chemins qui serpentent dans ses 138 hectares. Elle y supervise les travaux d’élagage, de pavage, d’aménagement paysager ou la construction de mausolées. La gestion du cimetière ressemble à celle d’une petite ville.
Parmi les arbres, le chant des oiseaux remplace le bruit de la ville. Annie indique la concession chinoise, la portugaise, puis la colorée orthodoxe. On salue de grands personnages en passant devant celle de l’Union des artistes. On s’arrête devant les noms de centaines de sœurs de la congrégation de Notre-Dame gravés sur des pierres blanches et lisses. On croise la pierre tombale de Maurice Richard, sur laquelle des admirateurs déposent des rondelles. Le cimetière raconte à sa façon l’histoire de Montréal.
On croise peu de visiteurs en ce matin de printemps, mais des employés élaguent un arbre, creusent une fosse, pavent une allée ou aménagent un parterre de fleurs. Au printemps, ils sont 120 à pied d’œuvre pour que tout soit prêt pour l’été, où on peut compter jusqu’à 40 inhumations par jour. La saison des défis pour Annie et ses collègues. Comme éviter qu’un raton laveur ne fasse de mauvaises façons à une famille endeuillée, ou que des cyclistes perturbent une cérémonie sur leur passage.
« On doit protéger la faune et la flore et rendre l’endroit accessible tout en respectant notre mission première : offrir un lieu de recueillement », explique Annie en arrivant au sommet Outremont, le troisième du mont Royal. Ce point de vue sur le flanc nord de la montagne a été inauguré en juin sur une partie de terrain cédée par le cimetière à la Ville.
Annie aime faire un arrêt sur le belvédère, à plus de 200 m d’altitude. Son lieu préféré du cimetière, dit-elle, parfait pour méditer… ou pour un dernier long repos.
J’ai beaucoup voyagé au cours des dernières années et j’ai joué au touriste à Montréal et je crois que.au final, Montréal n’a pas grand chose à envier aux autres grandes villes.
C’est une ville imparfaite certes mais ô combien stimulante et qui devrait connaître au cours des prochaines années une progression (elle est déjà dans le top 25 au monde n’en déplaise aux haters!!!) fulgurante qui en fera l’une des villes les plus enviées de la planète et également qui fera regretter aux Québécois de souche de l’avoir quittée pour le mirage de la banlieue.
J’ai adoré cet article. Vous avez choisi de mettre en valeur des gens inconnus du public et qui nous ressemblent. Rafraîchissant. Merci!
Bravo L’actualité, des trés beaux choix !
J’avers que Mme Pollak est une force de bien, du dialogue, et de croissance en qualité de vie pour la Ville. Sa participation dans Projet Montréal m’a convaincu de voter pour PM et contre notre ‘ti imperateur Denis.