Montréal, Toronto: même combat

Le problème constitutionnel ne saurait se résoudre sans alliance, face aux États-Unis, entre les forces vives des deux métropoles.

Jane Jacobs, vieille dame américaine à l’esprit ouvert, a séduit plus d’un humaniste en affirmant que les grandes cités font la richesse des nations. En 1980, elle publia à New York un petit livre sur la question québécoise aussi lumineux qu’introuvable aujourd’hui.

Dans ce texte (The Question of Separatism, qui n’a jamais été traduit), Jane Jacobs démontre que le mouvement séparatiste oppose d’abord Montréal à Toronto et que le plus grand problème de politique constitutionnelle au Canada cache en fait un affrontement économique entre deux villes.

Montréal était encore, après la Deuxième Guerre mondiale, la métropole canadienne incontestée, dirigée par une classe marchande trop prudente. Ceux-là même que René Lévesque traitait de «Rhodésiens» se laissèrent damer le pion par de jeunes banquiers torontois. Les anglocapitalistes de Montréal thésaurisaient; les jeunes loups de Toronto coururent le risque d’investir dans les mines du nord de l’Ontario et firent fortune. Le succès appelle le succès: l’argent fit boule de neige, Toronto se mit à grossir, Montréal à fondre.

Simultanément, souligne Jane Jacobs, une migration importante de Canadiens français envahit Montréal, venant des campagnes, et ces gens s’étonnèrent de trouver la métropole plus anglaise qu’ils la souhaitaient. Le nationalisme contemporain qui donna naissance au séparatisme est né de ce mouvement: affrontements avec le président du Canadien National, querelles scolaires, de Saint-Léonard à McGill, sit-in pour faire changer les menus chez Murray’s, ces contestations étaient inévitables à partir du moment où les Canadiens français voulaient s’emparer de la cité.

Montréal déclinant, ses vieilles usines fermèrent, le mouvement vers l’enrichissement de Toronto s’accéléra. Mais si Jane Jacobs a raison, c’est par une évaluation juste des forces en présence que l’on pourra résoudre le conflit. Dans son livre elle ajoute que seule la souveraineté peut donner à Montréal le coup de fouet nécessaire pour que la cité prospère de nouveau.

Victor Lévy-Beaulieu disait récemment avoir découvert à Toronto une vie intellectuelle nationale étonnante. Ceux qui ont souri en sont restés à l’image provincialiste des années 60. Il est vrai que les écrivains de Toronto, depuis 15 ans, ont su créer de toutes pièces un milieu: ils ont pensé leur monde, trouvé un public, fondé des institutions.

Il faut voir ces années-ci l’étonnement des écrivains québécois devant le succès parisien de nombreux auteurs d’abord publiés dans la Ville reine, de Robertson Davies à Timothy Findley, de Margaret Atwood à Michael Ondaatje. Exotisme? Talent? La presse française est plus intéressée à la littérature du Canada en anglais qu’en français.

La conscience nationale canadienne est vivante à Toronto, elle cherche à se faire les muscles et commence à penser le pays sans sa dimension québécoise. Toronto n’a plus besoin de Montréal pour accéder au monde et les querelles avec les institutions montréalaises (à propos par exemple des festivals de films et de leur importance relative; ou même au sujet de la concentration des données informatisées des bourses de l’une et l’autre ville) ne sont pas d’ordre symbolique.

Les créateurs et les intellectuels de Montréal ont inventé une culture française moderne en Amérique. Ceux de Toronto tentent, dans leur langue, la même aventure mais avec une difficulté supplémentaire: l’ogre américain, jusque dans les librairies, est dangereusement affamé.

Le mur des langues nous protège, mais en même temps nourrit notre ignorance. Que savons-nous vraiment de Toronto puisque nous lui tournons le dos, regardant vers New York et Paris?

Dans un essai (Nationalism without Walls, qui ne sera vraisemblablement pas traduit), Richard Gwyn explicite ce qu’il entend par un nationalisme canadien sans frontières, et ce, avec une sensibilité toute proche de celle du Québec. Après un long séjour à l’étranger, Gwyn revient à Toronto et constate comme la classe politique canadienne a démissionné devant les États-Unis d’Amérique. Il rédige sans pitié le procès d’une veulerie néolibérale qui se nourrit du discours sur la mondialisation des marchés plutôt que de dresser patriotiquement l’échine. Déjà Jane Jacobs affirmait, il y a 20 ans, que le caractère canadien était celui d’un colonisé. Ce ne sont pas les richesses naturelles qui font la prospérité d’une nation, disait-elle, mais la cité. Gwyn, au fond, défend lui aussi sa ville.

Il n’est pas seul. John Ralston Saul a prononcé à la CBC l’automne dernier des conférences remarquables (publiées sous le titre The Unconscious Civilization et qui seront traduites chez Payot dans six mois) sur la civilisation de l’inconscience dont nous participons tous. Saul sait défendre l’humanisme menacé par les corporatismes de toutes sortes et les gourous de l’économisme. Il n’est pas tendre pour ceux qui mettent toute leur foi dans la technologie, il rappelle que Socrate défendait le citoyen-individu, ce qui n’a rien à voir avec le citoyenconsommateur. L’auteur célèbre des Bâtards de Voltaire s’attaquera bientôt à un essai sur la politique canadienne qui tentera de clarifier nos histoires de famille.

Toronto comme Montréal sont des villes à la fois enrichies et fragilisées par l’immigration, mais elles sont toutes deux au centre des mouvements créateurs de nos cultures respectives. En réalité ce sont nos deux seules grandes cités, l’une française, l’autre anglaise. Elles fondent notre richesse; leur décadence, par contre, annoncera notre mort. Cela laisse deviner que le problème constitutionnel, débattu dans les villages politiques de Québec et d’Ottawa, ne saurait se résoudre (un jour) sans une alliance entre les forces vives des deux métropoles qui en sont à l’origine.