Auteur de plusieurs livres, dont Straphanger : Saving Our Cities and Ourselves from the Automobile (2012), Taras Grescoe a deux passions : l’urbanisme et la gastronomie. Sur son blogue Straphanger, il raconte ce qu’il observe de mieux et de pire en matière de transport urbain lors de ses voyages autour du monde. Il écrit aussi régulièrement pour le New York Times, le Guardian, Food & Wine et National Geographic, entre autres. Son prochain ouvrage, The Lost Supper, sera publié en septembre.
Le monde dans lequel nous vivons est fait pour les voitures, il est donc logique de conduire. Alors, suivez le programme (zoom-zoom — vous vous souvenez de la publicité de Mazda ? —, pas d’acompte nécessaire, bienvenue dans une vie d’endettement).
Telle est l’essence de la « motonormativité », un terme employé par Ian Walker, professeur de psychologie environnementale à l’Université de Swansea, au pays de Galles, dans un article publié l’an dernier.
Comme l’explique Walker — qui est également un cycliste de l’extrême détenant le record Guinness de la traversée la plus rapide de l’Europe à vélo — dans un récent épisode du balado The War on Cars, la motonormativité n’est qu’une réitération du vieux problème de « devoir être » du philosophe écossais du XVIIIe siècle David Hume. Parce qu’une chose « est », c’est ainsi qu’elle « devrait » être (un sophisme qui résume parfaitement la vision du monde de nombreux conservateurs).
Si vous entendez un écho du terme « hétéronormativité », c’est délibéré, selon Ian Walker. Tout comme les personnes qui choisissent de marcher, de rouler à vélo ou en patins sont obligées de naviguer dans un monde construit pour la commodité des conducteurs, les personnes non binaires sont obligées de s’adapter aux catégories d’un monde hétéronormatif.
D’autres termes utiles pour décrire l’état d’un monde dominé par la voiture sont issus du milieu universitaire. L’expression « Motordom », que l’on pourrait traduire par « royaume de l’automobile », a été proposée par Peter D. Norton dans son livre essentiel Fighting Traffic, pour décrire le regroupement d’intérêts — GM, constructeurs d’autoroutes, ingénieurs de la circulation, Eisenhower, l’urbaniste américain Robert Moses, Tesla — qui ont travaillé de concert pour rendre le monde sûr pour les conducteurs (et dangereux et désagréable pour à peu près tous les autres).
Le Motordom n’est pas vraiment une conspiration, selon Norton ; il s’agit plutôt d’une communauté d’intérêts partagés qui, par ses efforts collectifs, a mis 1,4 milliard d’automobiles sur les routes, tue au moins 1,4 million de personnes par an et vide la terre de son lithium, et dont nous devrions nous souvenir quand la portion la plus instable du glacier Thwaites, en Antarctique, se détachera en raison des émissions de gaz à effet de serre.
Lorsque les membres du Motordom s’unissent, ils peuvent accomplir des merveilles, comme la cabale des constructeurs automobiles, des fabricants de pneus et des producteurs de pétrole pour supprimer les tramways et les trains en Amérique du Nord et les remplacer par des systèmes d’autobus, qu’on a ensuite laissés moisir.
Le paradigme de l’automobile
L’« automobilité » est un terme utilisé par certains sociologues et philosophes pour désigner le « paradigme de mobilité centré sur l’automobile personnelle ». Les critiques de l’automobilité — je pense à celles du philosophe autrichien Ivan Illich, du sociologue britannique John Urry ou de l’ingénieur français Georges Amar — peuvent être assez amusantes à lire. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk, par exemple, déploie quantité de métaphores pour décrire l’automobile dans son essai Uterus on Wheels, telles que « étron », « utérus » et « phallus ».
L’idée que la voiture est une version mobile de la caverne de Platon, présentée par le philosophe dans une entrevue accordée au magazine Spiegel, est géniale. Dans le mythe imaginé par Platon, la caverne représente l’ignorance, et celui qui y est enfermé n’a pas conscience du monde extérieur. Selon Peter Sloterdijk, « une voiture est une grotte platonique construite autour du conducteur, mais nous n’y sommes pas coincés. Au contraire, cette caverne de voyage privée nous offre une vue sur le monde qui défile autour ».
Le terme « automobilité » est un peu pompeux à mon goût. Celui de « système automobile » me convient parfaitement.
En revanche, l’« autophobie », exposée dans l’ouvrage du même nom de Brian Ladd, me dérange. L’auteur, que l’on voit sur le siège conducteur d’une voiture sur la photo du rabat, défend l’idée que la peur des voitures n’est qu’une forme d’inadaptation à la vie moderne. Le livre est une compilation utile de plus d’un siècle d’objections à la domination des voitures — venant de gens qui me ressemblent ! — et c’est pourquoi je le garde sur mon étagère, mais la photo de couverture est peut-être ce qu’il y a de mieux dans Autophobia. Elle montre l’installation Spindle (c’est-à-dire « Tige ») de l’artiste Dustin Shuler, dans laquelle huit bagnoles ont été empalées sur une pointe en acier de 15 m de haut à l’extérieur d’un centre commercial de l’Illinois. Elle a, hélas, été démolie ; c’était peut-être ma seule raison de me rendre en pèlerinage à Berwyn.
Lorsque j’ai commencé à envisager d’écrire un livre sur ma propre relation avec le « système automobile », j’ai d’abord pensé adopter le type d’approche des bonnes gens du balado The War on Cars (dont je suis un auditeur de longue date) : présenter de façon provocante une position marginale. L’équipe a emprunté le nom de son balado à Rob Ford, le maire populiste de Toronto, qui s’en prenait aux cyclistes en imaginant une « guerre contre les voitures » menée par des fanatiques des transports en commun. (Cela me rappelle la théorie du complot imaginée par le commentateur torontois de droite Jordan Peterson à propos du concept des « villes du quart d’heure », ces municipalités où les services essentiels sont à moins de 15 minutes à pied… mais il s’agit là d’un autre sujet.)
Mais mon mode opératoire a toujours été d’accentuer le positif, comme Johnny Mercer lorsqu’il chantait « Ac-cent-tchu-ate the Positive » en 1944 (je mets cela sur le compte de mon éducation sur la côte Ouest hippie-anarchiste-punk, qui m’a imprégné d’une dernière bouffée d’optimisme). Je me suis aperçu que les villes qui fonctionnent le mieux — les endroits où j’aime vraiment m’attarder — ont réduit la dépendance à l’égard de la voiture tout en trouvant un moyen de faire bouger leurs habitants. Elles l’ont fait en utilisant les transports en commun, qu’il s’agisse des vaporettos de Venise, des rames de métro de New York ou des tramways de Zurich.
C’est pourquoi j’ai choisi le titre Straphanger pour mon propre livre sur la mobilité — en référence à ces sangles que l’on tient debout dans les transports en commun. Il s’agit d’une tentative de se réapproprier une identité longtemps dénigrée — celle du banlieusard entassé avec ses semblables dans un train, un bus, un funiculaire ou un wagon de métro — et d’en faire quelque chose dont on peut être fier.
Car s’en prendre aux voitures et aux automobilistes ne mène pas à grand-chose et ne permet pas de se faire des amis. La plupart des conducteurs n’ont pas vraiment le choix de leur mode de déplacement, en raison de l’étalement urbain et du manque de solutions de rechange. Dire que nous devrions tous déménager à Amsterdam ou à Copenhague, c’est bien, mais ces villes sont déjà surpeuplées de Néerlandais et de Danois. Déclarer la guerre aux voitures, c’est bien — cela m’irait totalement —, mais je préfère plaider en faveur des transports en commun et des transports actifs. Il s’agit d’en faire le principal mode de déplacement dans une ville pour que cette dernière devienne dense et qu’il soit agréable d’y marcher, d’y circuler en vélo ou en fauteuil roulant et d’y vivre.
Pour s’en aller dans la bonne direction, il faut d’abord comprendre comment la « motonormativité » a encadré le débat et reconnaître qu’il existe des moyens de sortir de ce cadre. Remercions donc le professeur Ian Walker de nous avoir donné un mot pour nommer l’étrange statu quo dans lequel nous sommes tous nés.
La version originale (en anglais) de cet article a été publiée dans l’infolettre Straphanger, de Taras Grescoe.