Nom, prénom, race

Quand on vit aux États-Unis, on est toujours dans la « race ». Même si on n’en veut pas, on est forcé d’en avoir une.

Crédit : L'actualité

L’intensité des manifestations contre le racisme à la suite du meurtre de George Floyd par quatre policiers à Minneapolis nous force à nous poser des questions sur le sens des mots, à commencer par ce que les Américains entendent par la « race ».

Disons d’emblée que sur cette question, il n’existe pas d’oasis. Quand on vit aux États-Unis, on est toujours dans la « race ». Même si on n’en veut pas, on est forcé d’en avoir une.

J’en ai fait l’expérience en 2010 pendant un séjour de six mois en Arizona avec Julie et nos jumelles. Malgré ce que nous redoutions pour nos enfants d’origine haïtienne, celles-ci n’ont pas subi de racisme ouvert. Mais ce qui m’a réellement frappé, c’est à quel point la question raciale revenait constamment : dans les nouvelles, dans les conversations, et jusque dans les questionnaires de l’école, du camp de jour, du médecin. Nom, prénom, race. Vous devez nous dire votre race.

Aux États-Unis, on en revient toujours à la maudite race. En 2010, Barack Obama affirmait sans rire que son pays était entré dans l’ère « postraciale », ce qui m’a toujours paru présomptueux. Toute la société américaine s’organise de manière « raciale » quasi spontanément.

Étranges questionnaires

C’est quand les Américains tentent d’expliciter ce qui est entendu par le mot « race » que la bizarrerie du concept saute aux yeux. Par exemple, au cabinet médical où j’étais allé pour une grippe, le questionnaire me demandait ma race. Mais regardez les choix proposés : afro-américaine, autochtone de l’Alaska, asiatique, noire, blanche, française, allemande, grecque, hawaïenne, hispanique, indienne, amérindienne. Cela pourrait se justifier pour certaines maladies, auxquelles votre groupe ethnique peut vous prédisposer, mais j’ignore quelles maladies sont spécifiquement « noires » et pas « afro-américaines ».

Le côté insolite du concept de race n’est nulle part plus évident que sur le formulaire de recensement national, auquel nous avons participé en 2010. (La description qui suit est basée sur le questionnaire de 2020 envoyé à 128 millions de foyers en mars dernier et qui est pratiquement identique à celui de 2010.)

Il s’agit d’un formulaire minimaliste de neuf questions sur deux pages très aérées. Quatre de ces questions identifient le répondant (nom, sexe, âge, numéro de téléphone). Trois autres portent sur les types de logement et les catégories d’occupants (étudiants, enfants, grands-parents). Les deux dernières questions (la moitié du questionnaire) portent sur la race. Notez bien : rien sur la situation socioéconomique.

La question 8 demande si vous êtes d’origine « hispanique », « latina » ou « espagnole ». Dans l’affirmative, on veut savoir si vous êtes « mexicain », « portoricain », « cubain » ou « autre » (par exemple salvadorien, dominicain, etc.).

La question 9, de loin la plus élaborée, porte aussi sur la race.

Si vous répondez « blanc », il faut préciser, par exemple : « allemand, irlandais, anglais, italien, libanais, égyptien ». Ça, c’est « blanc ».

Si vous répondez « noir ou afro-américain », on vous demande la « sorte », par exemple : « afro-américain, jamaïcain, haïtien, nigérien, somalien ». (Le terme « Negro » a disparu du formulaire de 2020.)

Si vous répondez « amérindien », on veut connaître la communauté : « Navajo, Pied-Noir, Maya, Aztèque, Inuit, “Native Village of Barrow”, etc. »

Une omission notable : pas de race « jaune ». C’est parce qu’en anglais, « yellow » réfère aussi bien à la couleur qu’à la lâcheté. Devant ce problème sémantique, on vous demande de cocher sans plus de précision si vous êtes de race « chinoise », « philippine », « indienne d’Asie », « vietnamienne », « coréenne », « japonaise », « hawaïenne », « samoane », « chamorro », « autre asiatique », ou « autre insulaire du Pacifique ».

Et finalement, dernière option : êtes-vous d’une « autre race » ? Car depuis les années 1960, chacun peut déclarer appartenir à la race de son choix.

Le raciste fait la race

La notion de race comme entendue aux États-Unis est donc un foutoir total : un mélange détonnant qui confond l’ethnie, le pays d’origine et la couleur de peau, et qui mêle considérations coloniales et « rectitude politique ». Il faut être sérieusement arriéré pour considérer l’existence d’une race chinoise distincte de la race coréenne ou de la race japonaise. Chaque questionnaire place le répondant devant l’obligation de participer à une espèce de délire collectif dont la terminologie calque la taxonomie des animaux domestiques. Les sous-espèces de chiens, de chats, de bovins sont des « races » dans le jargon de l’élevage.

Julie et moi avons élevé nos enfants sans éluder la question de leur origine haïtienne. Mais avant d’aller en Arizona, il n’avait jamais été question qu’elles fussent noires. Mais à Rome, fais comme les Romains, alors nous avons expliqué aux filles qu’elles ne devraient pas être surprises si on leur disait qu’elles étaient « noires ».

Elles ont tout de suite trouvé ridicule cette histoire en noir et blanc. « D’abord, on n’est pas noires, on est brunes ! » ont-elles protesté du haut de leurs six ans. « Et puis vous, vous êtes roses ! »

Leur réaction spontanée m’a paru la seule qui soit logique dans un contexte où l’on doit déclarer sa race.

Le racisme existe, il faut le combattre. Ce qui ne veut pas dire que la race existe. Dans ses Réflexions sur la question juive publiées en 1946, Jean-Paul Sartre dit que c’est l’antisémite qui fait le juif. De même, c’est le raciste qui fait les races et qui écrase celles qu’il juge inférieures. Mais la solution pour ceux qui sont écrasés n’est pas simple, car leur condition découle directement du carcan de la race qui leur est imposé et qu’il est difficile de nier.

Les Américains sont capables de très grandes choses, mais leur obsession au sujet de la race est une tare de naissance qui est le point de convergence entre l’histoire esclavagiste du pays, la chasse aux Amérindiens et l’annexion de la moitié du territoire mexicain en 1848. Il faut y ajouter la marque profonde du « protestantisme biblique ». Cette doctrine, qui remonte presque au début de la Réforme protestante il y a cinq siècles, consiste en une lecture de l’Ancien Testament qui vise à montrer que les protestants forment un « peuple élu ». La « richesse » du racisme américain a suscité deux modes d’expression originaux — le culte des armes à feu et le survivalisme (la nécessité de se protéger devant la menace imminente du chaos) — qui renforcent puissamment le système raciste.

Parce que de sévères discriminations marquent la vie des Américains dits « noirs » et d’autres personnes racisées, leurs associations doivent mener une lutte de tous les instants, et les gouvernements doivent appliquer des politiques de lutte à la discrimination, ce qui suppose des statistiques et des questionnaires. Mais les Américains se butent constamment au mur de la race, érigé en système et insurmontable. Ils consacrent des milliards de dollars à gérer un formulaire de recensement étriqué, à mettre en place des plans de lutte à la discrimination qui ne donnent rien, à bégayer des solutions.

Un des rares congés aux États-Unis est le jour de Martin Luther King (le troisième lundi de janvier), qui commémore la naissance du grand champion de la lutte à la discrimination raciale. Cela faisait à peine 10 jours que nous étions arrivés en Arizona et nous sommes allés dans la ville de Mesa pour assister au défilé. Assis en bordure de la rue, nous avons observé une cinquantaine de groupes de politiciens noirs, des candidats démocrates blancs, des motards noirs, des scouts musulmans, des fanfares d’écoles blanches. Chose frappante, aucun groupe n’était mélangé — surtout pas les communautés religieuses. Le seul groupe mélangé était un club d’équitation, le Western Riding Club. Pour une fête qui vise à lutter contre le racisme, l’ironie était parfaite.

Souhaitons leur bonne chance, en espérant qu’ici, nous ferons mieux.

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Il faut noter que le recensement canadien utilise les mêmes catégories que le recensement américain (noir, blanc, chinois, japonais, etc.) mais sans utiliser le terme « race ». Il dit « êtes-vous… ». A noter aussi qu’au Canada, la question sur l’identification autochtone arrive avant celle sur la « race » mais que, si on s’identifie comme autochtone, on saute la question sur la « race » et on ne peut pas dire, par exemple, que l’on est aussi « blanc » et donc, on se déclare metis, une catégorie en très forte augmentation d’un recensement à l’autre.
Enfin, seuls trois pays des Amériques utilisent encore le terme « race » dans leur recensement: Les États-Unis, le Brésil et la Jamaique…

« Souhaitons leur bonne chance, en espérant qu’ici, nous ferons mieux. » (Jean-Benoit Nadeau)

Faire mieux, ça reste à voir dans un Canada multiculturaliste avec ses « minorités visibles », les blancs étant bien évidemment invisible. Patrick Moreau a écrit un texte sur le sujet (Êtes-vous invisibles ?) qui ressemble sur plusieurs points aux observations sur la race de Jean-Benoit Nadeau. Voici quelques extraits pour donner une idée.

« Voici par exemple comment la Commission de la fonction publique canadienne définit le concept de « minorité visible » :

Un membre de minorité visible au Canada est une personne (autre qu’un Autochtone défini ci-dessus) qui n’est pas de race ou de couleur blanche, peu importe son lieu de naissance, et qui appartient à l’un des groupes suivants : Noir, Chinois, Philippin, Japonais, Coréen, Asiatique du Sud ou Indien de l’Est (Indien de l’Inde, Bangladais, Pakistanais, Indien de l’Est originaire de la Guyane, de la Trinité, de l’Afrique orientale, etc.), Asiatique du Sud-Est (Birman, Cambodgien, Laotien, Thaïlandais, Vietnamien, etc.), Asiatique de l’Ouest non blanc, Nord-Africain non blanc ou Arabe (Égyptien, Libyen, Libanais, etc.), Latino-Américain non blanc (Amérindiens de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud, etc.), personnes d’origine mixte (dont l’un des parents provient de l’un des groupes ci-dessus), autre minorité visible. […]

La seconde chose qui frappe, dans la définition elle-même cette fois, c’est son incohérence, et celle-ci semble en effet cacher (il faut le croire, involontairement) bien des non-dits. Visiblement gêné par les notions pour le moins embarrassantes de « race » ou de « couleur », le législateur, au moment de définir ceux qui ne seraient pas « Blancs », jongle en effet avec des distinguos aussi peu subtils que maladroits, et qui sont le signe d’une grande confusion. Ainsi, le premier groupe défini, « Noir », l’est strictement par la couleur de sa peau, tandis que les groupes dans l’énumération qui suit (et que l’on s’attendrait logiquement à voir qualifier à l’ancienne de « Jaunes » ou, de façon à peine plus acceptable, de « mongoloïdes », selon la terminologie mise au point par des anthropologues tels que Johann Blumenbach ou, plus récemment, d’Henri-V. Vallois) sont identifiés non pas par des critères physiques, mais par leur appartenance nationale ou ethnoculturelle (« Chinois, Philippin, Japonais, Coréen ») ou encore (comme si le législateur avait soudain changé d’avis) à l’aide de critères géographiques (« Asiatique de l’Ouest »).

Le rédacteur de cette définition paraît donc tenir pour acquise une correspondance pour le moins hâtive entre la « couleur » de la peau, la nationalité (ou l’appartenance à un groupe ethnoculturel) et l’origine géographique, comme si toutes ces notions se recoupaient, et s’équivalaient. Pire, ou du moins plus étrange, il établit ainsi (en toute inconscience, croyons-le) un classement implicite qui a tout l’air d’une hiérarchie, entre ceux qui ont le droit à une appellation ou à une identification nationale (« Chinois, Philippin, Japonais, Coréen3 »), ceux qui n’ont droit quant à eux qu’à une plus ou moins vague désignation géographique (« Asiatiques de l’Ouest », « Nord-Africain ») ou à un non moins vague ethnonyme (« Arabe », « Latino-Américains »), et, enfin, ceux qui n’ont droit à rien de tout cela, et qui ne sont identifiés que par la couleur de leur peau : les « Noirs ».

Comme on peut aisément le constater, cette confusion n’est pas dénuée de préjugés que l’on pourrait (ironiquement ?) qualifier de « racistes ». Comment qualifier autrement, en effet, la distinction qui fait que le « Noir » est défini tout entier par la couleur de sa peau (définition somatique, diront les scientifiques), alors que les Asiatiques bénéficient quant à eux d’une identification géographique quasi nationale, ou du moins ethnique ? Soulignons que de telles distinctions ne sont ni un hasard, ni le résultat d’une erreur ou d’un moment d’inattention, et que c’est ce même réflexe ou cette même attitude de somatisation de l’identité que l’on trouve à l’œuvre dans la décision récente d’une commission scolaire torontoise d’ouvrir une « école pour Noirs » ou « afro-centriste », alors qu’il ne viendrait à l’idée de personne de songer seulement à réunir sur les bancs d’un même établissement scolaire des élèves d’origine chinoise, coréenne ou japonaise sous le prétexte fallacieux qu’ils ont la « même couleur de peau ». Il est pourtant évident que, de même qu’un Chinois, un Coréen, un Japonais, n’ont pas la même appartenance culturelle, un Colin Powell (fils d’immigrant jamaïcain qui a grandi dans le Bronx), un Barack Obama (né à Hawaï d’un père kenyan et d’une mère originaire du Kansas, et élevé en partie par ses grands-parents maternels) ou une Michaëlle Jean (d’origine haïtienne, arrivée au Québec à l’âge de 11 ans) n’ont en partage ni une culture à dominante africaine ni une même expérience de vie qui se résumerait à la couleur plus ou moins foncée de leur épiderme. C’est ce genre de préjugés précisément « racistes » que conforte l’énoncé d’une telle définition de qui est « visible », en passant subrepticement de la notion de différence physique observable à celle d’appartenance ethnique ou ethnoculturelle. »

source : http://www.revueargument.ca/article/2010-05-03/45-etes-vous-invisibles.html

On voudrait bien combattre le racisme, mais le racisme est inscrit dans la loi des Indiens. On a donc un régime partiel d’apartheid, dans lequel aucun non-Amérindien ne peut vivre sur une réserve ou profiter des avantages donnés aux Amérindiens. Et les Amérindiens tiennent mordicus à leur statut racial et à leurs avantages…

Est-ce qu’on a réellement des leçons à donner aux Américains ?