Nos listes sans fin

Les listes nous contraignent et soulignent nos manques et nos manquements, nous mettent la pression de réussir, d’être toujours meilleur. Mais elles nous obligent à la réflexion, au retour sur soi bienveillant.

Photo : Daphné Caron

Nos vies obéissent à des listes. Courtes énumérations. Répertoires interminables. Inventaires sans fin. 

Listes d’épicerie, de tâches ménagères, d’objets à réparer. Palmarès en tous genres, allant des Meilleurs films de tous les temps à Cinq choses à faire à Québec pendant le week-end. Balados à découvrir. Clients à démarcher. Ça n’a pas de fin. D’autant que ça recommence sans cesse. On en termine une, il s’en crée mille. 

Tiens, Noël arrive. Avec lui, la liste de nos envies. Apparemment elle aussi infinie. 

Je fouillais dans la bibliothèque du salon, un dimanche matin de crachin gris, quand je suis retombé sur L’encyclopédie capricieuse du tout et du rien, de Charles Dantzig. Je l’ai ouverte au milieu, je me suis étendu sur le canapé. Je m’y suis perdu comme une fois à Venise (voir ma liste des villes visitées trop vite) : dans la délectation de l’errance, au fil des découvertes que l’on fait en tournant une page, comme au détour d’une ruelle. J’y dénichais des phrases précieuses comme lorsqu’on tombe sur une piazza où somnole un vieil homme seul, entouré de chats. Parlant du film 8 ½, de Fellini, Dantzig écrit : « Il faut parler ado pour faire un million d’entrées. Si on parie sur la finesse, il ne reste que le malentendu. » Par moments, j’ai le sentiment de n’être que ça, un malentendu. Sans le génie de Fellini, bien sûr. Mon leitmotiv à l’époque de la polarisation : beige is the new black

Si je parle du bouquin de Dantzig, loin d’être tout neuf (2009), c’est parce qu’il traite principalement de listes. Parfois sublimes. Souvent chiantes. « Dantzig, ouin. C’est brillant. Mais il est tellement snob », m’a un jour dit un célèbre chroniqueur, avec lequel je faisais du vélo (voir ma liste de rencontres que j’évoque avec un soupçon de vantardise, comprenant aussi Jonny Greenwood, Bret Easton Ellis, Tom Boonen, etc.).

Dantzig est snob, oui. Il affirme, dans une liste à ce propos, que « le snobisme est souvent le nom que l’on donne aux plaisirs incompris ». LOL, comme dirait ma fille. Mais il est en même temps d’une immense sensibilité. On ne peut pas tant aimer, avec pareille verve, un tel degré d’extase, et ne pas aussi détester avec la malveillance que provoque ce qui nous agresse, nous ennuie. Son édifiante érudition où s’invite au moins parfois l’humilité fait que j’adhère à la proposition. Totalement.

D’autant qu’elle semble répondre à l’époque en lui tirant la barbe. J’entends ici nos listes d’obligations de ce que j’appelle, avec un dédain digne de Peter Pan, « la vie d’adulte ». Notre magasinage en ligne qui consiste à faire défiler des articles en bavant d’envie. Nos rentrées culturelles qui ne sont que des énumérations d’albums à paraître, de pièces à venir, avec la poésie d’une liste de fournitures scolaires. 

Le plus souvent, nous employons l’énumération pour dire ce qui nous manque, ce que nous voudrions être, ce qui est à vendre. J’ai bien dû utiliser une demi-douzaine d’applis de productivité comprenant des listes (les fameuses « to-do ») depuis cinq ans. Je n’arrive jamais à en venir à bout. Comme pour le solde de ma carte de crédit, d’ailleurs. Y a un lien, docteur ? 

Je consulte avec bonheur les listes de Dantzig, car elles sont affaire de nostalgie, de beauté à partager, voire de dissidence et d’insoumission à la norme.

Je lève les yeux de ses phrases ciselées — et parfois inutilement précieuses, c’est vrai — pour vérifier si un autre bouquin auquel je viens de songer se trouve toujours dans la bibliothèque lui aussi. Il y est. C’est Vertige de la liste, d’Umberto Eco, paru également en 2009. Un recueil de listes, par catégories. Des listes pour raconter, pour décrire des univers infinis. Pour exprimer le chaos ou l’organiser. Pour mesurer l’ampleur de trésors. Pour exposer l’excès. 

Au détour des brillants textes d’Eco, je me rends compte que j’aime et déteste à la fois les listes. Elles nous enferment trop souvent. Elles nous rangent dans de petites cases. Elles nous contraignent et soulignent nos manques et nos manquements, nous mettent la pression de réussir, d’être toujours meilleur. Toujours une version de soi fantasmée.

Mais je les aime parce qu’elles nous obligent à la réflexion, au retour sur soi bienveillant. Le mouvement cesse. On ferme la boutique pour effectuer l’inventaire. Qui suis-je ? Qu’est-ce que j’apprécie et pourquoi ? Où est-ce que je souhaite aller ? 

Si je suis critique des listes que l’on fait en inventoriant ce que l’on désire, c’est peut-être parce que j’oublie que dans « envie », il y a les mots « en » et « vie ». Et que c’est en se projetant dans l’énumération des beautés passées, mais aussi de celles promises, que l’on prend son élan pour mieux savourer la suite de son existence.