En langue écrite formelle, on écrit encore « je ne veux pas, je ne parle pas ». Mais qui dit « ne » dans l’usage oral courant ? Au Québec, presque personne. En France, une minorité. Ce phénomène ressort très clairement des statistiques dont fait état la Grande grammaire du français, dans son chapitre sur la négation.
Cette pratique est quasi universelle de ce côté-ci de l’Atlantique. En 2000, l’Université de Sherbrooke a constitué un recueil (un corpus dans le jargon) du français oral courant, qui recensait deux « ne » pour 400 « pas ». Ce qui signifie que les Québécois disent « ne… pas » dans seulement 0,5 % des cas. Une enquête similaire effectuée à Montréal en 1977 montrait que sa présence avoisinait déjà le zéro.
En France, le divorce entre l’usage oral et l’usage écrit n’est pas entièrement consommé, mais le « ne » tend à disparaître du registre parlé. En 1964, « pas » se classait au 8e rang des mots de la conversation le plus fréquemment employés, alors que « ne » arrivait 19e. En d’autres termes, beaucoup de Français disaient « pas » sans « ne ».
Dans le Corpus de référence du français parlé de 2004, qui compile 134 enregistrements pour un total de 440 000 mots (ou l’équivalent de 1 760 pages de texte), les négations avec « ne » comptent que pour 14 % du registre informel et 33 % du registre formel.
La négation pas à pas
On peut parler à juste titre d’un retournement complet de l’histoire, car il y a très longtemps, le « ne » s’employait seul. On disait « je ne veus, je ne peus ». C’est à partir du XIe siècle que s’est développée la « négation bipartite » (ne… pas) typique du français actuel.
À l’époque, les locuteurs du français ressentaient le besoin d’y mettre un peu d’intensité. Selon le dictionnaire historique de la langue française, « pas » est apparu comme négation vers 1080. On disait alors « je ne marche pas » au sens de « je ne marche même pas d’un pas ».
C’était en fait une forme assez spécialisée qui s’appliquait au mouvement. Il y avait d’autres formes semblables, comme « point », que l’on retrouve un peu avant, vers 1050. « Point » était un vieux mot gallo-romain qui référait à une parcelle de terre, il se rapportait donc à l’espace. « Je ne bouge (même pas d’un) point ».
Très rapidement, d’autres particules du genre sont apparues. « Mie », pour « miette », s’appliquait à la nourriture : « il ne mange mie ». Et « goutte » pour tout ce qui était liquide : « il ne boit goutte ». La GGF ajoute à cette liste « guère, jamais, personne, rien, aucun ». D’autres encore ont subsisté dans les parlers régionaux de Normandie : « il n’y en a pièce, je ne vois mèche, vous n’avez brin rangé », que l’on entend encore de nos jours, signifient « il n’y en a pas, je ne vois pas, vous n’avez pas rangé ».
Toutes ces particules avaient un sens spécialisé au départ, qui s’est perdu avant la fin du Moyen-Âge. Au XIIIe siècle, la négation bipartite était généralisée, mais elle s’est mélangée : « on ne voit goutte, on ne marche mie, on n’avance point, on ne mange pas ».
Au XVIe siècle, « pas » a triomphé. Il est devenu la particule généralisée de la négation bipartite : « je ne marche pas, je ne bois pas, je n’avance pas ». Il ne subsiste qu’un concurrent, « point », davantage associé au français de province. Cette victoire de « pas » et « point » tient largement à leur qualité sonore — consonne explosive, voyelle forte —, mais certaines particules survivent dans quelques expressions figées comme « n’y voir goutte ».
La mort du « ne »
En parallèle, le « ne » tend à disparaître de la conversation — cela fait cinq siècles qu’on dit en français « je dis pas, je marche pas, je parle pas, faut pas », même si la langue formelle écrite a tendance à préserver le « ne ».
Le problème du « ne » à l’oral est sa faiblesse. D’abord, on l’élide devant les verbes qui débutent par une voyelle ou devant certains pronoms (« en, y »). Sans le « pas », cela donnerait « je n’aime, je n’en veux, je n’y vois ».
Autre tendance forte, l’amuïssement du son « e ». Encore là, sans « pas », cela donnerait « ça n’marche ». Bref, « ça n’se dit ».
Enfin, avec la généralisation du nouveau pronom « on » au XIIIe siècle, la liaison a rendu le « ne » inaudible. « On n’aime » ou « on aime » ? « On n’aime pas ! »
Autre caractéristique de faiblesse, le « ne » n’est jamais employé seul. On ne dit pas : « Tu viens ou ne ? » Et à la question : « Est-ce que tu viens ? », personne ne répond : « Ne. »
Ce rejet du « ne » s’explique par le cycle de Jespersen, du nom du linguiste danois Otto Jespersen qui, en 1917, a décrit un processus identique dans plusieurs langues, dont le français. Selon ce cycle, les mots négatifs tendent à perdre de leur force et doivent être remplacés par un autre, qui finit par prendre toute la place. Et dans certains cas, le mot de remplacement retombe victime du même cycle.
C’est d’ailleurs ce qu’on observe en anglais. En vieil anglais (jusqu’au XIe siècle), « je n’ai pas vu » se disait « Ic ne seah ». En moyen anglais (du XIIe au XVe siècle), la négation a été renforcée par « nawiht », comme dans « I ne saugh nawiht ». Dans l’anglais moderne naissant (celui du XVIe siècle), c’est devenu « I saw not ». Ce processus ne s’est pas arrêté là, puisque le nouvel adverbe de négation (not) a été victime d’un autre cycle : « I saw not » a dû être renforcé par le verbe « do », ce qui a donné « I did not see ». Et de nos jours, le « not » tend à disparaître dans « I don’t see, he doesn’t see, he didn’t see ».
Mais pour revenir au français du XIXe siècle, Otto Jespersen avait rapporté cette phrase sublime d’un phonéticien parisien : « Moi, j’oublie jamais de mettre le ne de négation. »
Et la suite
Quoi qu’il en soit, la résistance du français formel écrit demeure très forte. « Ne… pas » est encore universellement enseigné et il déborde à l’oral selon les sujets. Le corpus de Montréal de 1977 cité plus tôt soulignait que le « ne » réapparaît dans la conversation sur des thèmes perçus comme sérieux, tels que la langue, la religion ou l’éducation.
L’utilisation du « ne » est encore jugée obligatoire dans l’écrit formel, mais sa disparition se généralise dans l’écrit sur écran. Selon une étude de 2012 en France citée par la GGF, les écrits informels sur écran montrent 23 % de « ne » en phrases négatives, mais ce taux est quatre fois plus élevé quand il s’agit d’un clavardage avec modérateur. En d’autres termes, le contexte formel influence naturellement la présence du « ne ».
Mais la communication de masse ne s’embarrasse pas toujours des normes, comme en témoigne en France la campagne antiraciste « Touche pas à mon pote » ou au Québec le fameux « Faut pas me chercher ! » de la marionnette Monsieur Tranquille — qui remontent tous deux à plus de 40 ans.
Dans le français oral, il subsiste des vestiges du bon vieux « ne » seul dans certaines expressions figées, comme « n’importe quoi », « n’empêche » ou « si je ne m’abuse ». De plus, il sert encore à marquer l’insistance ou à expliciter certaines nuances. Dans la phrase « tu peux rien faire », la position du « ne » vient préciser si l’on veut dire « tu ne peux rien faire » ou « tu peux ne rien faire ».
Prédire la suite est quasi impossible. On peut se demander si des formes comme « pas pantoute » (au Québec) ou « t’inquiète », « t’occupe » (en France) ne signalent pas l’apparition d’un nouveau cycle de Jespersen qui attaquera le « pas » devenu dominant. Le « ne » disparaîtra-t-il pour de bon ? Nul ne le sait.
Très intéressante chronique linguistique. J’aimerais ici soulever un effet secondaire qui survient avec la disparition du «ne». Et ça concerne le mot «plus» (mot qu’on prononce curieusement plusse, plu ou pu, selon le contexte…). Si j’écris «Je n’en veux plus» (prononcé plu ou pu), on comprend «pas davantage», «no more». Mais si j’enlève le ne: «J’en veux plus» est-ce qu’on doit l’interpréter (prononcé pu à l’oral) comme «j’en veux pas plus» ou bien (prononcé plusse), j’en veux davantage? Même problème avec les manchettes de journal, genre: «Plus de pollution dans le lac s.v.p.» ou «Plus d’accidents dans le village cette année». Absence ou augmentation? On n’en sort plus…
Autre commentaire sur une curieuse négation en français. Pourquoi met-on un «ne» dans la phrase suivante, alors que ce n’est pas une négation: «Avant que la mort ne nous arrête…» ? On pourrait facilement l’enlever, ce «ne» inutile.
Aussi, pourquoi on prononce le «s» dans «Avoir du sens…», mais pas dans la phrase suivante: «Ça n’a pas de bon sens» ?
Je me permets un troisième commentaire, cette fois avec le mot «personne». Au départ, la phrase se disait: Il n’y a personne dans la salle. (Le «n’» indiquait la négation qui était associée au mot «personne», pour signaler qu’aucun individu n’était présent.) En faisait disparaître le «n’», la phrase devient: Y’a personne dans la salle. Curieusement, le mot «personne», qui correspond concrètement à un être humain, quelqu’un, un individu dans la foule, est devenu une marque négative, une absence…
– Y a-t-il quelqu’un dans la salle?
– Non. Personne.
Ainsi, la phrase «Y’a pas personne!» n’est pas si dépourvue de bon sens… 🙂
Si ce n’est pas malheureux de tomber sur un texte qui fait tout un fromage de la bonne vieille diffraction de toujours entre expression orale et expression écrite ! Le « ne » est élidé à l’oral, et alors ?
Ça fait plus d’un demi-siècle, au Québec, que le débat tourne en rond entre ceux qui veulent qu’on parle comme on écrit et ceux qui veulent qu’on écrive comme on parle. Ces deux positions absurdes (et involontairement destructrices) sont fondées sur la confusion entre expression écrite et expression orale. De part et d’autre, on veut qu’elles soient une alors qu’elles sont deux. On dit : «Je pense pas» et on écrit: «Je ne pense pas», voilà tout. Le «ne» est élidé à l’oral.