Pêcher au paradis

Au nord de La Tuque se cache l’ancien club privé de chasse et de pêche le plus prestigieux du Québec. L’ombre des Roosevelt, Churchill et Rockefeller plane encore dans le vieux clubhouse de la Seigneurie du Triton…

Photo : Stéphane Mailhiot

Si le train de Via Rail qui relie Montréal à Jonquière n’était pas aussi moderne, le visiteur qui débarque à la gare Club-Triton pourrait confondre les époques. Le mot « gare » est d’ailleurs nettement exagéré. La locomotive semble s’arrêter au milieu de nulle part. Entouré de hautes épinettes et de montagnes, le vacancier doit sauter du wagon directement au sol, avec ses bagages. Aucun quai pour amortir l’atterrissage. Seule l’affiche verte de la Seigneurie du Triton, apposée sur le mur extérieur de la vieille cabane en bois, près des rails, confirme qu’on est au bon endroit.

Le sentier qui mène au lac à la Croix, où un ponton nous attend pour nous conduire à la pourvoirie, est foulé par les visiteurs depuis la fondation du club privé Triton Fish and Game Club, en 1893. Rien ne semble avoir changé en 120 ans.

« Les gens veulent qu’on garde la tradition, l’aspect rustique. Ça ajoute à l’expérience », dit Isabelle Jomphe, qui gère l’accueil des visiteurs et s’assure qu’ils enfilent leur veste de sauvetage en montant sur le ponton, pour un trajet d’une quinzaine de minutes. « Il y a encore 25 % de notre clientèle qui arrive par train. Il y a cinq ans, c’était 50 % », souligne-t-elle.

Les visiteurs qui ont préféré la voiture — une heure 30 de route vers le nord à partir de La Tuque — se garent dans le stationnement au bord du lac, non loin de l’arrêt ferroviaire. Puis­que aucun chemin ne se rend jusqu’au chalet principal, ils doivent eux aussi prendre le ponton, qui vient les chercher après un coup de fil obligé, passé depuis le dépanneur du village de Lac-Édouard, pour annoncer leur arrivée. Les ondes cellulaires n’ont pas encore atteint la région.

Et ce ne sont pas les propriétaires de la pourvoirie qui vont insister pour que cette technologie se rende jusqu’ici. « Ça enlèverait beaucoup de charme », estime Annie Tremblay, l’une des gestionnaires de la Seigneurie du Triton, acquise par son père, Gilles, et des associés au milieu des années 1980. Ces derniers ont ouvert l’endroit au public, après qu’il eut été le terrain de jeu d’une poignée de privilégiés durant une centaine d’années.

Photo © Seigneurie du Triton
L’ex-président des États-Unis Theodore Roosevelt, au début des années 1900, avec son guide et son trophée de chasse. (Photo : Seigneurie du Triton)

La liste des membres et invités de l’ancien Triton Fish and Game Club rassemble de nombreuses fortunes industrielles du XXe siècle ainsi que des politiciens qui ont marqué l’histoire : les présidents américains Theodore Roosevelt et Harry Truman, le premier ministre britannique Winston Churchill, les familles Rockefeller, Vanderbilt, Colgate et Molson, le banquier John Pierpont Morgan (fondateur de J.P. Morgan), Colby Chester (président de General Foods et de la 20th Century Fox), Benjamin Belcher (président de Benjamin Moore)… Deux membres du Triton ont par ailleurs péri dans le naufrage du Titanic, en 1912.

On comprend mieux pourquoi les membres du Triton Club, malgré son isolement, ont pu obtenir, au début du siècle dernier, le téléphone avant les habitants du village voisin de Lac-Édouard. Ils voulaient suivre les cotes de la Bourse et gérer leurs affaires à distance pendant leurs séjours de chasse ou de pêche, qui pouvaient s’étirer sur plusieurs semaines. Le trajet en train à partir de Syracuse et de New York, d’où venaient la majorité des adhérents, durait 27 heures au début des années 1900.

Dans l’histoire des clubs privés, le Triton occupe une place à part. « Tant par l’immensité de son territoire que par l’exceptionnelle qualité de ses membres et de son personnel, le Triton peut être qualifié de plus prestigieux club de chasse et pêche au Québec », estime Sylvain Gingras, auteur du livre Chasse et pêche au Québec : Un siècle d’histoire.

Alexander Luders Light, ingénieur né en Angleterre en 1822, découvre cette région propice au plein air à la fin des années 1870, lorsqu’il s’affaire à construire la voie ferrée Québec–Lac-Saint-Jean pour le gouvernement du Québec. Le secteur n’est alors fréquenté que par des Hurons et des Montagnais. Leur connaissance du territoire sera mise à profit par les membres du club Triton, puisque la plupart des guides viendront de ces deux communautés autochtones.

En 1886, Alexander Luders Light demande au gouvernement la permission de chasser et de pêcher dans la région. Le bail est alors fixé à 150 dollars par année, pour un territoire magnifiquement sauvage de 800 km2 parsemé de 150 lacs, 12 rivières et 6 chutes. En 1893, Light se laisse convaincre par des amis de fonder un club privé.

D’où vient l’appellation Triton, puisqu’il ne s’agit pas du nom du fondateur ? « Encore aujourd’hui, c’est un mystère », dit Annie Tremblay. Deux hypothèses circulent. Il pourrait s’agir d’un hommage au fils de Poséidon, le dieu de la mer, puisque le territoire regorge de cours d’eau. Ou encore d’une référence à un petit amphibien (semblable à la salamandre) qu’on retrouve dans la région.

Dans le premier prospectus du club, on peut lire qu’Alexander Luders Light souhaite recruter 300 membres, à 150 dollars par année chacun. Cela afin de couvrir l’achat des embarcations et la construction d’un clubhouse, ou chalet principal, à la source de la rivière Batiscan, avec foyers, cuisine, salle à manger et chambres pour les membres. Ces derniers pourront également se bâtir des chalets, à leurs frais, sur le vaste territoire. Au fil des ans, 17 résidences, dont certaines gigantesques, seront construites.

Rapidement, la réputation du Triton grandit, de sorte qu’il affiche complet en quelques mois. La liste d’attente s’allonge. La pêche et la chasse sont mira­culeuses, avec des truites mou­chetées — aussi appelées ombles de fontaine — qui dépassent régu­lièrement les cinq livres (2,3 kg) et des orignaux aux panaches de plus de 72 po (1,8 m) d’envergure. Des ours noirs de plus de 450 lb (200 kg) sont abattus.

Photo © Seigneurie du Triton
Les invités et les membres du club faisaient appel à des porteurs et à des guides, pour la plupart des Hurons et des Montagnais. (Photo : Seigneurie du Triton)

La troisième des plus grosses truites mouchetées pêchées sur la planète l’a été au Triton, en 1928, par le New-Yorkais Harral Tenney, vice-président du club et patron de la Marine Midland Trust Co. Une « bête » de 11,5 lb (5,2 kg), qui s’est débattue pendant plusieurs heures dans le lac à Moïse avant de s’avouer vaincue. Cette truite devait être plus lourde encore, puisque Tenney et son guide, Walter Kennedy — qui a d’ailleurs reçu un généreux pourboire de 100 dollars —, n’ont rejoint le camp principal pour la faire peser que 30 heures plus tard. Or, un poisson peut perdre jusqu’à une livre (0,5 kg) en 24 heures…

Cette prise est d’autant plus méritoire que le Triton oblige ses membres à pêcher à la mouche, la technique la plus difficile ! Quiconque se fait prendre avec des « cuillères » dans son coffre à pêche reçoit une amende salée : 200 dollars.

Rapidement, Light se rend compte que 300 membres, généralement accompagnés de deux guides chacun, de porteurs et de cuisiniers, constituent un nom­bre trop élevé pour qu’on puisse bien contrôler les allées et venues sur le territoire. Il réduit l’effectif à 150 adhérents et fixe la cotisation à 300 dollars par année (auxquels s’ajoutent les frais de séjour). Une fortune au tournant des années 1900, puisque le salaire annuel d’un ouvrier au Québec est de 368 dollars.

« À ce prix, il n’y avait que les Américains qui avaient les moyens de se payer le Triton », dit Isabelle Jom­phe alors qu’elle me mon­tre les vieilles photos de cer­tains membres célè­bres, qui ornent encore les murs de l’entrée principale du clubhouse. Il faudra attendre les années 1960 pour que les premiers Québécois francophones figurent sur la liste des adhérents.

Photo © Stéphane Mailhiot
Fondé en 1893 dans un lieu sauvage au nord de La Tuque, le Triton Fish and Game Club réunissait des invités prestigieux et fortunés dans son chalet principal. Le clubhouse original est toujours en place, rempli de souvenirs de chasse et de pêche. (Photo : Stéphane Mailhiot)

La vieille bâtisse d’époque, en bois, sert encore aujourd’hui de chalet principal. Les vacanciers qui ne séjournent pas dans les différents chalets de la pourvoirie peuvent dormir dans une des 21 petites chambres à l’étage, qu’il est impossible de verrouiller ! C’est d’ailleurs la raison pour laquelle CAA-Québec refuse de recommander la Seigneurie du Triton. « Depuis la fondation, les chambres ne se ferment pas à clé, et on n’a pas l’intention de changer ça. Ça fait partie de la philosophie. On se fait confiance ici », explique le mari d’Annie Tremblay, Nicolas Bernard, qui est l’un des gestionnaires. Jamais un vol n’a été signalé, ajoute-t-il.

L’expression consacrée veut que les murs aient des oreilles, mais dans le clubhouse, les murs — de belles planches vernies de huit pouces (20 cm) de largeur — n’écoutent pas, ils parlent. Dans le grand salon avec foyer, les trophées de chasse et de pêche sont accrochés comme autant de souvenirs d’excursions mémorables. D’immenses truites, des têtes d’orignaux, une peau d’ours, des photos en noir et blanc où l’on voit des porteurs, chargés comme des mulets, se frayer un chemin entre les arbres, d’un lac à l’autre, dans une nature vierge. Sur certaines, on aperçoit des cuisiniers qui transportent des poules vivantes dans des cages. « À l’époque, les membres voulaient des œufs frais tous les matins », explique Annie Tremblay.

Non loin du bar, où des hommes d’affaires ont peut-être conclu des dizaines de transactions, cigare et scotch à la main, le premier gramophone du club Triton est toujours en place. Tout comme la vieille table de jeu. Les parquets de bois craquent sous les pas. Des lampes à gaz éclai­rent encore les visiteurs. L’électricité est fournie par une génératrice, qui consomme 51 000 litres de diésel pendant les mois d’activité de la pourvoirie, d’avril à novembre.

Autant de souvenirs dont les membres américains ne voulaient pas se départir. Mais en 1978, lorsque le gouvernement de René Lévesque met fin à l’hégémonie des clubs privés de chasse et de pêche, le territoire du Triton se rétrécit à seulement qua­tre kilomètres carrés, avec 12 lacs. L’inté­rêt n’y est plus. Les visiteurs se font rares et le domaine tombe progressivement à l’abandon. L’hiver, la neige se faufile jus­qu’au milieu du grand salon.

Annie Tremblay et son conjoint, Nicolas Bernard, font partie des gestionnaires de la Seigneurie, rachetée par Gilles Tremblay et deux associés au milieu des années 1980. (Photos © Stéphane Mailhiot)
Annie Tremblay et son conjoint, Nicolas Bernard, font partie des gestionnaires de la Seigneurie, rachetée par Gilles Tremblay et deux associés au milieu des années 1980. (Photos : Stéphane Mailhiot)

En 1983, lorsque Gilles Tremblay, de Québec, et deux associés découvrent l’état des lieux, lors d’un survol en hydravion, ils décident de réanimer le Triton. Ils font une offre d’achat au président du club, le juge à la Cour du Québec Jean Dutil — premier et dernier président francophone du Triton (de 1978 à 1984).

Il reste alors moins de 50 mem­bres, certains ayant hérité de leur adhésion et n’ayant jamais mis les pieds au nord de La Tuque. Ils acceptent de vendre, mais seulement la bâtisse. Puis, l’année suivante, le terrain. Finalement, les membres consentent à vendre les meubles et les souvenirs. Ces objets, c’est « la dernière chose qu’ils ont cédée », dit Gilles Tremblay.

Depuis qu’elle est devenue accessible au public, la Seigneurie du Triton voit défiler des clients bien différents sur ses lacs et ses terres. À peine 2 % sont des Américains, et environ 60 % des Québécois. Les autres sont des Européens, qui viennent davantage pour les grands espaces et les randonnées que pour la chasse et la pêche. « La truite attire une clientèle fidèle de Québécois en mai et juin, les Européens vien­nent davantage en juillet et août. Les Américains préfèrent aller dans le Grand Nord pour pêcher du poisson plus gros », explique Nicolas Bernard.

Les couples et les familles sont nombreux. On est loin du gentle­men’s club du siècle dernier. Pour les attirer, on a prêté une attention particulière à la qualité de la nourriture. Autant aux fourneaux qu’en salle, de nombreux jeunes d’instituts d’hôtellerie du Québec et de France font leur stage au Triton, qui emploie près de 30 personnes. « Les goûts se sont raffinés, et on s’est adapté », dit Annie Tremblay.

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Bravo a Gilles et sa Famille pour avoir conserver ce bijoux en parfaite condition et longue vie a vous tous

M. Castonguay,

Votre article me permet de revivre des souvenirs de ma tendre enfance et surtout ceux qui m’ont été racontés par mes parents. Je suis né au Lac Édouard et je l’ai quitté avec mes parents lorsque j’avais 4 ans en 1954 pour venir résider à Québec dans le quartier St-Sauveur. Mon grand-père était conducteur du train qui se rendait du Lac Édouard jusqu’au Saguenay. Mes oncles et grands-oncles étaient des chasseurs, pêcheurs et trappeurs à l’époque. Je crois que vous devriez lire le livre que ma tante Marguerite Gagnon (épouse de Alain Lebel, ancien maire de Lac Édouard) a écrit. Le Sanatorium a été important dans l’économie du Lac Édouard de même que le Triton avec toutes les célèbres familles (Kennedy) qui y sont passées.

Le titre du livre : « Si le Lac Édouard m’était conté… par Marguerite Gagnon-LeBel, juin 1995 (Achevé d’imprimer à Chcoutimi sur les presses de Imprimerie Chicoutimi (1983) inc.

Mer pour cet article des plus intéressants !

@+ G2