
Javellisé par les avocats et la rectitude politique, l’humour a changé au Québec. C’est Louise Richer, directrice générale et pédagogique de l’École nationale de l’humour depuis plus d’un quart de siècle, qui le dit.
Ses protégés sont aujourd’hui peu nombreux à tester les limites de la critique sociale. Ils n’hésitent pourtant pas à faire reculer les frontières de l’acceptable dans le registre du sexe, du scabreux et des jurons !
Pas si étonnant : les humoristes sont les « chroniqueurs de leur temps », et l’heure semble être davantage à la quête de soi qu’aux grands projets de société, constate la directrice. Elle est tellement convaincue du rôle primordial du rire dans la société qu’elle a créé l’Observatoire de l’humour, où chercheurs et praticiens examinent les mœurs humoristiques sous toutes leurs coutures.
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Peut-on rire de tout au Québec ?
On croit avoir repoussé les frontières de la liberté d’expression, mais tout dépend de la plateforme de diffusion. Sur Internet, les limites peuvent encore être repoussées. Mais à la télé, ce sont presque les avocats qui décident de ce qui peut être présenté ou non. Il y a la crainte de poursuites pour diffamation, les droits d’auteur à négocier si on reprend une chanson… C’est plus balisé qu’avant.
L’humour bitch est moins toléré par le public. Je ne pense pas qu’une émission comme Piment fort [présentée de 1993 à 2001 à TVA] pourrait exister aujourd’hui. Ce type d’humour, bête et méchant, qui fait d’une personnalité une tête de Turc, ça ne passe plus.
Le groupe Rock et Belles Oreilles est allé loin dans la satire dans les années 1980-1990. Ses sketchs créeraient-ils autant de rires et de controverse aujourd’hui ?
Le personnage de Super Jésus [présenté sous les traits d’un superhéros qui fume et reluque les filles] a fait toute une histoire lors de sa diffusion [en 1989], parce que le Québec comptait encore pas mal de catholiques. Ça ne ferait plus rire autant… Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas connu le joug de l’Église et ne ressentent pas de jouissance à rire de Jésus ! En revanche, un sketch comme « Le 4e Reich » [créé en 1988], dans lequel des anglophones étaient torturés par de méchants Québécois dans un camp de concentration, ferait sûrement autant réagir. C’est ce que fait Sugar Sammy avec le thème de la langue. La provocation fait partie de sa stratégie, et ça marche.
Faut-il être musulman pour pouvoir parler de l’islam sur scène ? À part Nabila Ben Youssef, originaire de Tunisie, peu d’humoristes osent le faire au Québec.
Le public le reçoit plus facilement. Quand un gros parle des gros, on rit parce que c’est de l’autodérision, de l’ordre du témoignage. Nabila a vécu le manque de liberté et quitté un pays pour ça. Son témoignage n’est pas entaché de préjugés. Ça lui donne la crédibilité que n’aurait pas un humoriste qui parlerait des « osties d’islamistes » sans les connaître.
Elle a donné son spectacle Nabila, rebelle non halal dans une petite salle de Paris en janvier. Elle souligne que l’atmosphère est devenue très lourde depuis les attentats. Certains la traitent d’islamophobe. C’est la même fille, le même spectacle, mais le contexte a changé…
Je suis toujours fascinée par la fragilité de l’humour. Je le vois chaque année lors de la tournée provinciale de nos étudiants. Parfois, un gag fonctionne bien un soir, mais pas le lendemain dans une autre ville. Même si on est encore au Québec ! C’est comme un fil de fer : tu marches dessus et tu peux tomber. C’est un dialogue avec le public. Les gens de la communauté musulmane sont divisés par rapport à ce que fait Nabila, même ici. Son fil de fer est plus fin que celui des autres.

Y a-t-il des sujets tabous en humour ?
Il y a des sujets qui divisent. J’étais productrice au contenu du Bye Bye 2013, et c’est fou le nombre de discussions qu’on a eues au sujet de la charte des valeurs. Avant de trouver la blague qu’on allait faire, il fallait définir ce qu’on avait à dire sur ce sujet. On s’est presque chicanés ! Finalement, plutôt que d’y aller de façon frontale, on a slalomé et créé un sketch où on voit Bernard Drainville préparant une potion magique. Alors qu’il pensait que son idée rallierait les gens, sa potion déborde et il perd la maîtrise de la situation. On a réussi à faire état de la peur que ces questions éveillent.
Le visage de l’humour québécois changera-t-il avec des jeunes comme Adib Alkhalidey ? D’origine irako-marocaine, il a grandi au Québec.
J’avais vraiment hâte que la nouvelle démographie québécoise soit représentée ! Ça a tardé, mais ça y est. Les parents qui immigrent pour offrir à leurs enfants de belles carrières ne valorisent pas leur choix de faire les comiques. Mais c’est fondamental, pour les jeunes issus des communautés culturelles, d’avoir des modèles. Adib en est un ; Mehdi Bousaidan, qui fait de l’humour de façon tellement intelligente, aussi.
Pourquoi les jeunes sont-ils moins présents dans le créneau de l’humour engagé ?
Pendant la Révolution tranquille, la vague de libération des mœurs était si forte que c’était facile d’en faire partie. On avait des cibles précises, comme le clergé. On avait un projet social. On pouvait tout dire ! On le voit quand on relit les textes des Cyniques. Un gag sur Hitler a d’ailleurs été écarté de l’anthologie publiée par l’Observatoire de l’humour, en 2013, parce que Marc Laurendeau craignait que les gens ne le remettent pas dans le contexte de la liberté d’expression des années 1960-1970.
C’est aujourd’hui plus difficile pour les humoristes d’élaborer une charge comique dans le créneau de l’humour engagé, parce que le projet social est plus flou. Sur quelle cible doivent-ils tirer ? Les banques ? L’environnement ? Comme société, on n’a pas vraiment de projet de rechange à proposer. Alors les jeunes parlent de leur réalité. Je trouve intéressant de voir qu’aujourd’hui les jeunes hommes parlent de célibat, de solitude, de la difficulté de plaire. La vulnérabilité est plus à l’avant-plan qu’il y a 10 ou 15 ans.
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Le pouvoir de l’humour
L’humoriste a une responsabilité sociale, dit Julie Dufort, chercheuse en science politique à l’UQAM, dont le doctorat porte sur l’humour vexatoire américain.
Les futurs humoristes qui passent par l’École nationale de l’humour doivent suivre le cours « Humour et société » et réfléchir aux limites de leur art imposées par le public, par les lois et par eux-mêmes. Julie Dufort, jeune chercheuse en science politique de la Chaire Raoul-Dandurand, à l’UQAM, dont le doctorat porte sur l’humour vexatoire américain, donne ce cours.
L’humoriste a une responsabilité sociale, selon elle. Même si Charlie Hebdo arbore fièrement la devise « journal irresponsable » ! L’humoriste n’a pas à s’autocensurer, mais il doit être conscient des effets qu’il engendre dans la société. « C’est un acteur politique. Je dis souvent à mes élèves qu’ils ont une capacité d’influence beaucoup plus grande que la mienne, parce qu’ils touchent un large public, détendu et très réceptif. »
Qu’ils parlent de pouvoir, de religion, de relations hommes-femmes, de minorités ou même de différences entre la ville et la banlieue, les humoristes posent un jugement sur la société et contribuent à modifier les normes et les valeurs. Une blague peut diviser autant qu’unifier.
Si la plupart des journaux américains ont refusé de publier la une de Charlie Hebdo représentant Mahomet, ce n’était pas par crainte des terroristes ni des tribunaux, mais en raison d’un phénomène d’autorégulation sociale. « Le premier amendement de la Constitution garantit la liberté d’expression et la liberté de presse, mais il garantit aussi la liberté de religion, souligne la chercheuse. Les Américains se définissent comme une nation d’immigrants, et la tolérance entre les différentes communautés culturelles est très importante à leurs yeux. Comme la religion occupe encore une grande place — le président prête serment sur la Bible —, on observe une forme d’autocensure dans tout ce qui touche les libertés religieuses. »
Les humoristes québécois, eux, se censurent sur les conseils de leur avocat… ou de leur comptable. En 1999, le talk-show Dieu reçoit a été retiré des ondes après quelques épisodes, sous la pression du lobby catholique. Jugeant l’émission blasphématoire, ou simplement d’un goût douteux, des milliers de téléspectateurs se sont plaints non seulement au Conseil canadien des normes de la radiotélévision et au diffuseur, TQS, mais aussi au commanditaire principal, la Brasserie Labatt. Celle-ci a fini par laisser tomber l’émission, dans laquelle un Claude Legault vêtu de blanc recevait des invités entre deux sketchs ridiculisant la religion.
Aujourd’hui, ce sont les grandes entreprises qui sont devenues quasi intouchables. Peu d’humoristes oseraient s’attaquer à « Wall-Mard », « Molçon » et « WacDo », comme RBO le faisait à l’époque, note Julie Dufort.
L’humour québécois est très encadré, à preuve le passage plus ou moins obligé par l’École de l’humour! Où est l’humour anglais, l’humour juif, l’humour irlandais, l’humour français? Non, nous avons droit à un humour du terroir, qui « embrasse » les préoccupations du québécois moyen enregistrées à l’applaudimètre.