Pour en finir avec le « picossage » entre francophones

Les Québécois connaissent bien l’insécurité linguistique, qu’ils éprouvent face aux Français. Ils sont très peu conscients qu’ils produisent le même effet sur les francophones des autres provinces. Entrevue avec deux Francos de l’Ouest qui veulent changer les choses. 

Photos D.R. / Montage L'actualité

Au Canada, il y a un français « central », qui est celui du Québec et qui a tendance à remplir l’espace public et médiatique. De chaque côté, il y a les « banlieues » que sont l’Ontario et le Nouveau-Brunswick. Les Franco-Ontariens et les Acadiens sont assez nombreux et organisés pour occuper les quelques espaces vides laissés par les Québécois. Et puis il y a encore les autres, les francophones périphériques à l’ouest et à l’est, généralement inaudibles. C’est à eux que se consacre la nouvelle série balado indépendante Les Francos oublié.e.s.

On comprend mieux le projet quand on sait qui est derrière. Ahdithya Visweswaran (prononcer « viche-viche-varane »), 20 ans, est un Franco-Albertain d’origine indienne, étudiant en éducation au Campus Saint-Jean à Edmonton, qui a appris son français en immersion et l’a aimé au point de vouloir l’enseigner. Janie Moyen, 19 ans, est née au Québec mais a grandi en Saskatchewan (les Fransaskois disent « S’skatch’wan », en trois syllabes). Elle est en première année à l’Université d’Ottawa et a pris fait et cause pour « la minorité de la minorité ».

Le balado vient tout juste d’être lancé et on n’a diffusé jusqu’à présent que deux épisodes et une bande-annonce, mais il vaut le détour. Le premier épisode est une discussion à bâtons rompus où les deux animateurs se racontent et où il est beaucoup question de langue et d’insécurité linguistique. Pour le deuxième, ils ont interviewé un étudiant de l’Université d’Ottawa issu du système d’immersion française de la S’skatch’wan. « C’est un projet d’équipe sans affiliation où on parle de ce que vivent les francophones en contexte minoritaire », m’a expliqué Ahdithya Visweswaran en entrevue.  

L’idée est née d’un projet individuel, intitulé Jeunes et Francos, qu’Ahdithya avait soumis au concours Fais ton balado de Radio-Canada. Il y avait interviewé Janie Moyen, qu’il avait connue au Forum jeunesse pancanadien d’Halifax en 2019. Les deux se sont liés d’amitié, et après le rejet de sa candidature, ils ont décidé de lancer leur propre balado.

« Honnêtement, on a commencé sans plan, on le fait quand on peut. On va parler de la crise du Campus Saint-Jean, des accents, des niveaux de langage, de ce qui nous touche, de tout et de rien », raconte Janie, qui lors de l’entrevue arborait fièrement à l’épaule la ceinture fléchée fransaskoise remise aux diplômés des écoles francophones de la province.

S’il y a un mot qui résume le projet, selon moi, c’est « s’entendre », dans sa double signification. Parce qu’il donne une voix au parler des jeunes, sans filtre, volontairement dérangeant, désinvolte. Et parce que les Francos oubliés recherchent l’entente. Entente entre francophones de toutes origines qui s’ignorent entre eux bien souvent, mais aussi avec les Métis et les Premières Nations. 

Le résultat a un petit côté « radio communautaire », dans le bon sens du terme, c’est-à-dire celui de la spontanéité et de la verdeur. Chose certaine, le français des Francos oubliés n’est pas radio-canadien. Évidemment, les francophones des autres provinces, étant très bilingues, ont développé leur jargon, une forme d’alternance entre le français et l’anglais. Souvent décrié pour ses anglicismes, ce mode d’expression est en fait propre aux gens qui sont familiers avec deux systèmes linguistiques. Ça énerve les vieux et les services linguistiques, mais personnellement, je trouve ça intéressant et provocant.

Un remède à l’insécurité linguistique

Le grand thème qui revient souvent et qui justifie le projet, c’est l’insécurité linguistique. Ce terme ne décrit pas le danger d’assimilation à l’anglais, comme on serait porté à le croire, mais plutôt le sentiment de dépréciation et d’incertitude qu’éprouvent certains locuteurs par rapport à leurs usages linguistiques, en comparaison avec une norme réelle ou imaginaire. Cela se manifeste en général par un complexe d’infériorité et une impression d’incompétence qui est, je l’ai souvent écrit, la véritable menace pour le français au Canada (beaucoup plus que l’anglais). L’insécurité linguistique produit deux effets contradictoires, mais tout aussi néfastes : soit on renonce à la langue, soit on se réfugie dans une espèce d’hyperpurisme agressif à la sauce Denise Bombardier.

Les Québécois connaissent très bien cette insécurité, qu’ils éprouvent face aux Français, et plus largement devant les Européens francophones, souvent perçus comme parlant un « meilleur » français. Ils sont très peu conscients qu’ils produisent exactement le même effet sur les francophones des autres provinces. C’est parfois involontaire, mais c’est souvent dominateur, et cela s’exprime en pratique par des commentaires déplacés et des questions idiotes. Et ce n’est pas nouveau : il faut réécouter la mémorable entrevue, qui remonte aux années 1960, dans laquelle Fernand Seguin rabaisse le français du célébrissime auteur Jack Kerouac, un Franco-Américain qui a produit son œuvre en anglais justement par insécurité linguistique.

Intellectuellement, l’insécurité linguistique d’un Ahdithya Visweswaran est plus facile à comprendre que celle d’une Janie Moyen. Le français d’Ahdithya est excellent, mais il a un accent. N’importe qui ayant appris une autre langue sait que tout apprenant doit vaincre son insécurité linguistique naturelle pour améliorer son niveau. Mais son français est assez bon pour qu’il arrive à modifier son accent selon son interlocuteur. 

L’insécurité linguistique d’une Janie Moyen est plus difficile à saisir, parce qu’elle est essentiellement subjective. Son français est parfaitement naturel, mais elle n’a jamais été tout à fait à sa place parmi les Fransaskois, même si elle se perçoit comme telle, ni parmi les Québécois, qui vont souvent lui dire qu’elle parle un français de campagne (du n’importe quoi, selon moi).

Mais on touche là au cœur de l’insécurité linguistique : même entre locuteurs natifs, les gens se « picossent », s’humilient, se bafouent, essentiellement pour créer de la distinction et de la supériorité. D’ailleurs, Janie m’a raconté qu’en Saskatchewan même, les élèves des écoles francophones fransaskoises snobent les élèves des écoles d’immersion. Lesquels le leur rendent bien. Et Adhithya, qui a commencé l’immersion au Manitoba pour la terminer en Alberta, n’a appris qu’en 11e année qu’il y avait des Franco-Albertains. « On nous enseigne le français comme une langue étrangère, alors que c’est une langue locale », se désole l’étudiant, qui s’est juré de faire autrement quand son tour viendra d’enseigner.

Devant l’insécurité linguistique, il y a trois portes de sortie : le renoncement pur et simple (on s’anglicise ou on se tait), le purisme (on cache son accent et on corrige tout le monde) ou l’autonomie. C’est cette dernière qu’a choisie Adhithya Visweswaran, qui s’est fait répéter toute son enfance qu’il fallait absolument dire « est-ce que tu veux ? » ou « veux-tu ? » plutôt que « tu veux-tu ? », formulation pourtant courante dans la langue parlée. En fait, ce genre de problème vient souvent du fait que l’on confond la norme écrite avec les usages de la langue orale, qui peuvent varier selon le contexte. « Avec les professeurs, je suis rendu au point que je vais parler le français comme ça vient.  Si les francophones cherchent leurs mots, je me suis dit que c’était correct que mon français ne soit pas parfait. » Il est bien correct, son français, en passant.

L’anxiété est un autre pendant de l’insécurité linguistique. Les deux animateurs ont d’ailleurs admis avoir été assez nerveux à la perspective d’être interviewés durant 45 minutes par un journaliste québécois. « J’ai été éduquée par des profs québécois qui ne comprenaient pas bien quelle était notre réalité en tant que minoritaires, raconte Janie. Leur approche était constamment de rabaisser notre niveau de français. Alors, oui, j’ai deux insécurités linguistiques : dans l’Ouest parce que je n’ai pas assez l’accent fransaskois, et au Québec parce que je n’ai jamais tout à fait le bon accent. »

S’entendre, donc.

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Merci pour cet article très enrichissant. Je suis Français (né en Bretagne) et j’ai la citoyenneté Canadienne. Je l’ai obtenue alors que j’ai vécu dans le Nord de l’Ontario pendant 15 ans.
J’ai alors été confronté plus d’une fois à des comportements de Franco-Ontariens qui préféraient me parler en anglais car il disaient que mon Français était meilleur que le leur. J’essayais toujours de les rassurer en leur disant qu’il n’existe pas un Français de référence qui serait meilleur que les autres mais c’était souvent peine perdue. J’ai toujours trouvé çà très triste. Personnellement, je trouve que la « qualité » d’un Français parlé n’a pas d’importance, l’important étant de parler cette belle langue peu importe ses variations locales et culturelles.

Tout comme vous, j’ai connu le nord de l’Ontario, ayant travaillé dans les mines de Falcongridge (près de Sudbury, 50% francopohone à l’époque). Et personnellement, j’ai toujours trouvé réconfortant de parler français avec un franco-ontarien qui avait un accent prononcé plutôt que de virer à l’anglais par dépit d’un français différent.
Le Québec a commis une bévue monumentale dans les années 70 et s’accaparant la St-Jean Baptiste comme fête nationale alors qu’elle était la fête de tous les francophones du Canada. Ce fut une scission, un abandon de nos compatriotes hors Québec. Et même si je suis indépendantiste, j’en veux encore au parti Québécois pour ce geste d’appropriation exclusif.
Je peux très bien comprendre et accepter qu’un franco-ontarien , néo-brunswickois, albertain ¨switche¨ à l’anglais pour quelques mots qu’il ne connait plus, ou pas, en français. Mais ici, au Québec, je trouve ça intolérable et insultant que l’on joue à ce jeu ¨dangereux¨ sous prétexte que c’est ¨cool¨, ¨in¨ , que c’est la ¨novlangue¨. C’est faire courir à la seule nation francophone des Amériques un grave danger de disparition définitive.
Donc, bravo à ces jeunes qui ¨adorent¨ la langue française et qui veulent la faire survivre à leur façon et de leur mieux.
Un petit mot par contre à l’auteur de cet article, M. Jean Benoît Nadeau.
Vous dites : ¨L’insécurité linguistique produit deux effets contradictoires, mais tout aussi néfastes : soit on renonce à la langue, soit on se réfugie dans une espèce d’hyperpurisme agressif à la sauce Denise Bombardier.¨
Là, je suis contre.
Mme Bombardier est sans aucun doute une érudie, une élite de la langue française, c’est tant mieux, et c’est son droit. Mais sans des personnes comme madame Bombardier, notre français ici au Québec se serait effrité et aurait fondu comme neige au soleil en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Sans être ¨puriste¨ comme vous dites, des messieurs et mesdames Bombardier sont comme le chien de tête des courses de traîneau. Ce sont eux et elles qui tirent vers l’avant et qui nous empêchent de prendre le fossé, de quitter la route. Alors, remercions les au lieu de les dénigrer et, au contraire, d’encourager les fossoyeurs de notre très belle langue.
Bonne semaine à tous.
Christian d’Anjou

‘est elle

Mr d’Anjou, j’ignore qui est Mme Bombardier mais je suis tout à fait d’accord avec vos propos, le nivellement par le haut doit évidemment être un souci de chaque instant. Surtout en cette époque de progressisme, d’excuse permanente et de relativisme !

Ça me rappelle bien des mauvais souvenirs tout ça. Comme québécoise francophone d’un certain âge, à l’école nous avions des cours d’anglais… qui nous étaient donnés par des gens qui ne le parlaient sans doute pas très bien eux-mêmes – nous n’étions bien sûr pas en mesure d’en juger – et les remarques toujours négatives concernant notre façon de prononcer (les « th » entre autres) ont rapidement réussi à nous faire sentir incompétents et à nous découragés d’essayer de parler en anglais.

Article super enrichississant et interessant. Ca touche aux attitudes qui nous gardent separer, et les moyens pour s’en defaire. Merci!

Quel bel article sur un sujet invisible, l’insécurité linguistique des francophones d’Amérique! Et qui fait écho à votre autre article – Finies les moqueries liées à l’accent? – tout aussi pertinent. Après quelques voyages en France, je me souviens avoir pensé que je préférais aller en Italie, justement pour éviter des remarques systématiques sur mon accent. Je me souviens par exemple d’un jeune marchand de fromage fort sympathique qui, après avoir entendu ma commande, avait fermé les yeux l’air de chercher quelque chose, pour finalement s’exclamer : « Céline Dion! »

C’est bien beau d’avoir son accent mais encore faut-il se faire comprendre. Si on se contente de notre localité, alors pas de problème mais si on veut communiquer avec le reste de la francophonie, alors il faut faire un effort pour se faire comprendre. Je connais bien la situation des francophones hors QC ayant vécu 30 ans dans « l’Ouest » et ma fille francophone pure laine a dû aller dans une école d’Immersion si elle voulait continuer à parler français car il n’y avait pas de place pour elle même si nous étions des « ayant droit » (à l’école française). Elle était estomaquée de voir que les professeurs connaissaient très mal le français qu’ils enseignaient. Néanmoins, elle parle un bon français, bien correct sans accent particulier même si elle a fait la plus grande partie de ses études dans l’Ouest, y compris, vers la fin, quelques années à la Faculté St-Jean de l’UofA.

Il n’y a pas d’accent magique et les Français ont souvent un accent atroce, surtout le français de rue (meuf, keuf etc.) qui est difficilement compréhensible pour un francophone d’ailleurs. L’important pourtant c’est de pouvoir communiquer et de se faire comprendre.

Pourrait-on en finir avec l’histoire de la qualité des accents? Je compare cela à du racisme systémique. Est-il nécessaire de dire qu’un accent est mignon ou mauvais? C’est comme présenter quelqu’un selon son orientation sexuelle, selon la couleur de sa peau, etc.
L’accent est relatif à celui qui le définit, selon d’où il vient. Mais qui sommes nous pour établir une telle norme? Sur quoi se base-t-on pour l’établir? Je suis une québécoise arrivée dans l’ouest, il y a vingt ans, et oui, ce sentiment d’infériorité linguistique je l’observe. J’enseigne le français langue seconde principalement aux adultes anglophones et francophones, et j’entends souvent des francophones d’ici ou d’ailleurs au Canada me dire que leur accent est mauvais. Chaque fois, cela me peine. Alors, je leur réponds que l’accent est le parfum de la langue et qu’il est imprégné de leur culture, de leur origines et qu’il faut en être fier. Devrais-je avoir honte de mon accent québécois? Peut-être, non pas à cause de l’accent comme tel, mais plutôt parce qu’il crée un climat de crainte , et ce n’est pas le message que je veux véhiculer.

De plus, je suis d’accord avec l’article disant que les francophones canadiens, hors Québec, ne sont pas suffisamment représentés dans les médias francophones qui de nos jours, grâce à l’internet, sont lus, vus et entendus à travers le pays, mais aussi aux quatre coins du monde.

On aurait avantage à avoir une francophonie unie par ses ressemblances, mais surtout unie dans le respect de ses différences et sa diversité. De cette façon, elle serait plus forte et plus riche.

Comme Québécois, le meilleur conseil que je puisse donner aux minorités canadiennes francophones, c’est de s’approprier le français (comme l’ont déjà fait les Québécois il y a plusieurs décennies) par des moyens d’expression culturelle, comme notamment la musique et la littérature. Ce conseil, les Damien Robitaille (Ontario), Lisa LeBlanc et Hay Babies (Nouveau-Brunswick) de même que P’tit Belliveau (Nouvelle-Écosse) de ce monde (pour ne nommer que ceux-là) l’ont parfaitement compris. Voilà un bon moyen de surmonter l’insécurité, quelle qu’elle soit.

Il n’y a pas d’accent, il y a des adaptations des modes de communication à chaque milieu et à chaque situation. Le niveau de langage lui aussi est variable et changeant selon l’interlocuteur ou la situation.
Il y’a au Québec une grande variation dans les expressions et la prononciation des mêmes mots qui sont dans chaque cas, le fruit d’une longue ou courte évolution, c’est selon. Mais la langue française n’est jamais et ne doit jamais être statique ni figée dans le temps et dans son terroirs.
On peut blâmer l’Académie Française de vouloir normer et standardiser tout sur son passage, mais la langue parlée et écrite n’est certainement pas à la remorque des institutions, et c’est tant mieux.
Vive la diversité, vive les accents, vive tous les locuteurs nouveaux et de toujours de faire évoluer, se propager et grandir cette si belle langue qui chante dans tous les accents.

Comme je l’ai écrit plus haut, je partage avec vous le fait qu’il existe plusieurs accents ici seulement au Québec, et c’est ce qui en fait une beauté. Alors, imaginons les accents extérieurs au Québec qui s’y rajoutent.
Par contre, et c’est ce que je crains, c’est que l’on croit que d’adopter la ¨novlangue¨, cette pratique qui veut que l’on introduise des mots anglais entre chaque mot français, cela soit pris pour un ¨accent¨. C’est complètement tordu et c’est ce qui met gravement en péril notre langue.
Et j’ajouterai ce que monsieur N.Pierre (plus haut aussi) a dit: ¨C’est bien beau d’avoir son accent mais encore faut-il se faire comprendre.¨ Sur ce point, je suis assez d’accord avec lui. Et vive la ¨Francité¨.