Vous revenez du travail. Vous n’avez pas franchi le seuil de la maison que ça vous prend, comme un sanglot qui vous étrangle. Vous respirez péniblement.
Vous pensez au boulot. Qu’il faudra y retourner demain. Et cela vous accable. Ce n’est pas parce que vous êtes paresseux. C’est plutôt que ce que vous faites n’a aucun sens.
Mais il y a le salaire qui est plutôt bon. Et tout ce qu’il faut payer avec. À commencer par la maison. À Montréal, le coût moyen d’une demeure de deux étages a atteint le demi-million. Puis il y a les voyages. Les restos. Les activités des enfants. Vous vous rendez probablement au bureau avec une auto neuve. Il s’en est vendu quatre millions au Canada au cours des deux dernières années.
Alors, vous endurez. Jusqu’au burnout. Ou jusqu’au « bored out » : lorsque l’ennui tue toute envie.
Une amie raconte : « À mon ancien travail, je ne faisais presque rien. J’étais là parce qu’il fallait remplir le poste. Sinon, j’écrivais des infolettres que personne ne lisait. Je le savais, je voyais les statistiques. Mon patron les réécrivait en novlangue d’administrateurs, indigeste. Le pire, c’est qu’il se fichait que personne ne les lise. Il fallait qu’elles soient produites, c’est tout. »
Une anecdote ? Pas vraiment. Un taux croissant d’Américains (plus de 50 %) sont malheureux au travail. En Europe, deux sondages ont montré que jusqu’à 40 % des gens considèrent leur boulot comme totalement inutile.
Ce que l’anthropologue David Graeber appelle « les jobs à la con ». Ou Bullshit Jobs : c’est le titre de son bouquin.
On ne parle pas ici d’exploitation, mais bien souvent, au contraire, d’emplois bien rémunérés, occupés par des titulaires de diplômes universitaires, membres en règle de la classe moyenne. Mais ce sont des jobs dont celles et ceux qui les font ne parviennent même pas à justifier l’existence.
On les trouve tant dans le public que le privé. Souvent, d’ailleurs, tel que l’illustre Graeber, dans les entreprises chargées de réaliser des tâches au public en sous-traitance. Comme cet informaticien allemand qui fait des centaines de kilomètres pour déplacer un ordinateur d’un bureau à l’autre dans une base militaire…
Petits chefs ou faire-valoir pour les grands. Techniciens aux fonctions obscures ou inutiles. Informaticiens de systèmes voués à l’oubli. Vendeurs de produits superflus. Avocats fiscalistes. Négociateurs. Voilà seulement quelques-uns des boulots que recense l’anthropologue. Pas parce que lui les estime vains. Mais bien parce que celles et ceux qui se les coltinent sont incapables de leur trouver du sens.
La composante subjective est primordiale, ici. Se sentir inutile est la source d’une dévastatrice souffrance psychologique.
Il y a une dimension spirituelle qui a complètement été évacuée du travail : se sentir utile, donner du sens au quotidien. Or, le monde du travail est de plus en plus absurde.
Michel Houellebecq est certainement le plus dépressif des auteurs contemporains. C’est aussi l’un de ceux qui saisissent et nous renvoient avec le plus d’acuité l’air du temps. Dans son premier roman, Extension du domaine de la lutte, il décrit un milieu d’informaticiens qui vendent à l’État des logiciels tous plus nuls les uns que les autres, et dont personne ne semble vouloir. Mais qu’on leur achète quand même. C’est l’archétype de la bullshit job qu’il décrit là.
Dans un récent article du New York Times, un journaliste relate sa rencontre avec d’anciens condisciples de la Harvard Business School. Ils font des salaires annuels bien au-delà du million, mais vont travailler chaque jour à reculons. Parce que faire faire de l’argent aux riches chez Goldman Sachs leur semble totalement dénué de valeur. Autre que celle du fric, bien entendu.
Au-delà de cette impression subjective, il existe un principe objectif qui donne raison au travailleur qui conspue son gagne-pain : on se fiche de son bonheur à l’ouvrage, car du point de vue du système, son véritable travail, c’est de prendre son salaire et de le dépenser. Pour faire tourner l’économie.
Souhaitons-nous vraiment travailler pour ça, peu importe la stupidité de la tâche ? C’est la question qu’il est grand temps de nous poser.
Parce qu’il y a une dimension spirituelle qui a complètement été évacuée du travail : se sentir utile, donner du sens au quotidien. Or, le monde du travail est de plus en plus absurde. Les boulots les plus utiles (enseignants, infirmières, par exemple) sont mal rémunérés, déconsidérés, au profit de jobs à la con qui rapportent des masses de cash. On a évacué le sens de ce que nous faisons au profit d’une morale du travail : ce temps prétendument utile à la société. Du temps productif.
Et les gens sont malheureux. Je terminerais bien cette chronique en vous donnant quelques statistiques sur le sujet. Je les ai sous les yeux. Détresse psychologique au travail. Consommation d’anxiolytiques. Mais je vais me retenir. Vous êtes déjà suffisamment déprimés, non ?
Cette chronique a été publiée dans le numéro de juin 2019 de L’actualité.
Fin d’une civilisation sur son déclin. La société de consommation n’a pas tenue ses promesses de bonheur. J’ai passé ma vie à faire un travail que je n’aimais pas vraiment parce que les conditions et le salaire étaient bons. Ce qui m’a permis de prendre ma retraite à 56 ans. Drôle de façon de vivre. Je me dis que si c’était à recommencer je ferais autrement. Mais est-ce bien vrai, car en vérité l’attrait de la sécurité matérielle est presque irrésistible. Ce n’est pas que je cherchais le luxe, juste la sécurité matérielle.
Rien de nouveau dans tout cela. Que du remâché.
Ce qui aurait été nouveau, ce serait un début de solution, d’un point de vue individuel et d’un point de vue collectif.
Je comprends que vous avez le mandat d’afficher un certain désoeuvrement. Or, la plupart d’entre nous travaillons parce que nous avons besoin du salaire qui va avec. Si notre travail est inutile, du point de vie de notre employeur, ce poste sera éventuellement coupé. Si notre travail ne nous permet pas de faire une contribution valable, selon nos propres valeurs, il nous incombe d’en trouver un qui soit plus approprié.
C’est tellement selon moi une conséquence de notre modèle économique. Travailler pour toucher un salaire pour dépenser pour faire tourner une économie dysfonctionnelle qui corrompt, permet le contrôle et d’acheter les gens.
Imaginez un monde sans argent, sans frontières, où les besoins de base de tous sont comblés et tous contribuent à leur façon à l’essentiel. On se valoriserait naturellement par ce qu’on peut contribuer au bien-être de tous. On travaillerait à temps partiel à moins d’être passionné. Pas de finances, un minimum d’administration, réduction importante de criminalité, donc moins d’avocats, juges, polices, etc. Moins d’emplois au gouvernement pour gérer une panoplie de programmes et concepts rendus inutiles et désuet…
Sans parler de tous les biens qu’on produit. On pourrait avoir des centres de partage pour les objets qu’on a pas besoin souvent. Il n’y aurait plus de désuétude programmée. Tous serait construit avec un souci de qualité, d’efficacité, d’écologie et d’économie de ressources.
Et toutes les recherches et le travail qui se ferait en collaboration, et non en compétition.
Je lirais bien ce roman!
C’est tellement vrai ce que vous dites madame.