Quatre clés pour éviter la crise

Les accommodements raisonnables ne sont pas la conséquence du multiculturalisme ou de l’immigration ! C’est une affaire de gros bon sens, écrit le philosophe Daniel Weinstock, qui propose des moyens pour mieux les baliser.

C’est parti ! Après des mois de frénésie médiatique, le débat québécois autour des accommodements raisonnables entre maintenant dans une phase décisive. La commission Bouchard-Taylor procède à ses consultations publiques et déposera dans quelques mois un rapport qui, on l’espère, orientera l’élaboration des politiques québécoises en la matière.

Mais de quels repères le simple citoyen qui désire participer à ce débat, ou qui souhaite tout bonnement pouvoir le suivre sans se perdre dans les détails, dispose-t-il pour se faire une idée sur la question ? Comment s’y retrouver, sans perdre pied, dans cette avalanche de cas sous laquelle nous avons été ensevelis depuis quelque temps ? Entre les jeunes juifs ultra-orthodoxes dont la ferveur religieuse risquait d’être attiédie par le spectacle de sportifs s’exerçant en petite tenue au YMCA de l’avenue du Parc, les jeunes sikhs qui désirent fréquenter l’école publique tout en arborant leur kirpanrituel, les jeunes filles musulmanes dont la participation à des tournois de soccer et d’arts martiaux dépend de ce qu’elles puissent se cacher les cheveux, il y a de quoi perdre le nord !

Sans vouloir court-circuiter la commission Bouchard-Taylor, je voudrais proposer quatre pistes qui pourraient permettre de circonscrire le débat.

Premièrement, il faut se rendre compte que bon nombre des cas évoqués pour illustrer la controverse autour des accommodements raisonnables sont complètement hors sujet. La notion d’accommodement tire son origine du droit du travail, mais elle en est venue avec le temps à couvrir les cas d’institutions, privées ou publiques, qui détiennent un grand pouvoir sur les individus, en vertu de la loi ou de relations économiques, et qui pourraient être tentées d’utiliser leur pouvoir sans tenir compte des particularités de ces individus. Il y a accommodement raisonnable lorsqu’un employeur fait preuve de flexibilité dans l’application de ses règlements afin de permettre à un employé de rester fidèle à ses pratiques, convictions ou traditions, alors que celles-ci semblent à première vue en conflit avec ces règlements. Nous sommes également dans le domaine des accommodements lorsqu’un établissement public, comme une école, fait preuve de souplesse dans l’application de règles vestimentaires ou dans la gestion de son calendrier pour faciliter sa fréquentation par les jeunes des communautés qui, pour des raisons de traditions ou de convictions, gèrent différemment ces dimensions de l’existence humaine.

Par contre, les arrangements que concluront (ou que ne concluront pas, selon le cas) les juifs ultra-orthodoxes avec le YMCA, ou encore les juifs ou les musulmans qui souhaitent s’adonner aux plaisirs de la cabane à sucre sans enfreindre l’interdiction de consommer du porc, relèvent de relations entre acteurs privés. Ils ne sont pas dissemblables de ceux que l’on pourrait conclure avec un voisin qui poserait sur sa pelouse des objets que l’on jugerait contraires aux règles élémentaires de l’esthétique, du genre flamants roses ou nains de jardin. Il peut, bien sûr, y avoir des règlements plus ou moins raisonnables de pareils conflits. Dans de tels cas, ils ne sont pas exigés par la loi, mais uniquement par le gros bon sens, qui, hélas ! ne relève pas du domaine législatif.

Deuxièmement, la question des accommodements raisonnables ne doit pas être confondue avec celle des obligations réciproques des immigrants et de la société d’accueil. Il y a nécessité d’accommodement, parce que notre société est très diversifiée sur le plan des valeurs, des pratiques, des traditions et des convictions. Elle l’est certes en raison de l’apport des immigrants. Mais elle l’est aussi parce qu’elle est libre. Notre société se félicite d’accorder une valeur fondamentale aux libertés civiles : liberté de conscience et de culte, liberté d’association et d’expression. Mettez des personnes dans un contexte de libre circulation des idées, des convictions, des arguments, comme celui que garantissent ces libertés, et il y a fort à parier qu’on aura une société très diversifiée en matière de valeurs et de pratiques. Les accommodements sont là pour gérer la diversité engendrée par les libertés civiles. L’immigration contribue à cette diversité. Mais elle est loin d’en être la seule source.

Troisièmement, le débat entourant les principes qui devraient nous guider dans la définition de l’étendue des accommodements raisonnables n’a rien à voir avec la question des rapports qui devraient exister entre la « majorité » et les « minorités ». Il y a matière à accommodement dès qu’une mesure ou une politique rend les choses difficiles pour certaines personnes qui veulent vivre selon leurs convictions. Un tel conflit peut se faire sentir dans le cas de la majorité aussi bien que des minorités. On pourrait par exemple imaginer que l’Église catholique ou certains de ses membres aient à se prévaloir d’accommodements à la suite de la décision de la Cour suprême du Canada sur le mariage gai.

La question des accommodements raisonnables n’est donc pas de savoir quel degré de générosité ou de gentillesse la majorité devrait manifester envers les minorités. Il s’agit plutôt de savoir quel degré de flexibilité les institutions devraient avoir à l’endroit des personnes dont les convictions, les us et les coutumes ne sont pas entièrement compatibles avec leurs règles.

Enfin, quatrièmement, la question des accommodements ne doit pas être confondue avec celle du multiculturalisme. Il existe en effet un article de la Constitution du Canada qui exige des juges de la Cour suprême qu’ils interprètent les lois de façon qu’elles ne fassent pas violence au caractère multiculturel de la société canadienne. Par ailleurs, toute une bureaucratie fédérale est chargée de célébrer et de promouvoir la diversité culturelle du pays.

On le sait, le multiculturalisme a mauvaise presse au Québec. On le perçoit comme une menace à l’identité québécoise. Certains y voient même une sournoise stratégie pour noyer la spécificité québécoise dans un océan de différences. On pourrait penser que la théorie et la pratique des accommodements raisonnables y puiseraient leur source et seraient ainsi entachées par leurs origines douteuses.

Heureusement, il n’en est rien. La meilleure manière de comprendre les revendications de ceux qui demandent des accommodements n’est pas de les considérer comme des exigences de reconnaissance culturelle. Au contraire, ce que réclament ceux qui en font la demande, c’est la reconnaissance de leurs droits. Par exemple, dans le célèbre arrêt Multani, dans lequel la Cour suprême a donné raison à un jeune sikh qui voulait fréquenter l’école publique de son quartier tout en portant son kirpan (à condition qu’il le mette sous ses vêtements et dans une gaine qui le rendrait difficile d’accès), il n’est pas question de l’article 27 de la Charte des droits et libertés, qui donne un statut constitutionnel au multiculturalisme. Il est plutôt question d’un conflit entre droits : le droit à la sécurité dont jouissent les enfants de l’école et le droit à la liberté religieuse du jeune sikh en question.

Le débat entourant les accommodements est avant tout un débat sur la meilleure façon d’agir pour que puissent coexister des mesures sociales légitimes — comme les droits invoqués dans la cause Multani —, mais qui sont souvent en tension. La réconciliation de droits et de lois en conflit n’a par ailleurs rien d’exceptionnel dans une démocratie libérale. Bon nombre de nos plus grands débats de société reposent sur ce sujet. Par exemple, celui sur la régulation de la pornographie est d’abord un débat sur la façon la plus « raisonnable » de rendre compatibles le droit à la libre expression des uns et le droit à la sécurité et à la dignité des autres. Les accommodements raisonnables représentent un sous-ensemble de cet ensemble beaucoup plus vaste.

On remarquera que je m’en suis tenu à circonscrire le domaine dans lequel le débat sur les accommodements raisonnables devrait, à mon avis, se cantonner. Je n’ai rien dit sur ce qui est, et n’est pas, raisonnable à l’intérieur de ce domaine. C’est à cette question que nous devrons tenter de répondre dans les mois qui viennent. Nous y arriverons d’autant mieux que nous la définirons avec précision et que nous ne la confondrons pas avec d’autres questions susceptibles d’apporter plus de confusion que de clarté à ce débat déjà épineux.