Que nous disent les prénoms les plus populaires ?

Liam qui déloge William, Olivia qui dépasse Emma… Choisir le prénom de son enfant est un exercice difficile. Alors que Retraite Québec s’apprête à publier son palmarès des prénoms 2021, des sociologues expliquent ce qui influence les tendances.

Illustration : Catherine Gauthier pour L'actualité

William détrôné ! Liam au pouvoir ! Depuis 2019, ce diminutif de William s’est hissé au sommet du palmarès des prénoms québécois (tous genres confondus) — 661 bébés Liam en 2020. Ce prénom profite de la déconfiture de William, en net recul depuis cinq ans après un long règne (644 en 2020, contre autour de 1 000 par année de 2001 à 2010). Du côté des filles, Olivia vient de prendre la place d’Emma en position de tête. 

On peut s’amuser pendant des heures en consultant la Banque de prénoms de Retraite Québec, qui accumule depuis 1980 les données de l’état civil. Ces informations publiques offrent une vue fascinante sur l’évolution de la société et des goûts des Québécois année après année. Mais de là à expliquer pourquoi le Québec compte 25 629 William et pourquoi Liam monte en force depuis 10 ans (8 390 bébés), alors là, c’est moins clair !

Les sociologues ont cependant leur petite idée. Selon Laurence Charton, professeure agrégée à l’Institut national de la recherche scientifique à Montréal et directrice de la revue Enfances Familles Générations, les parents québécois recherchent désormais des prénoms « internationaux », passe-partout en plusieurs langues (à commencer par l’anglais), de quatre à huit lettres. « Même chez les francophones attachés à leur culture. »

Quand on survole la Banque de prénoms, l’autre fait statistique qui domine, c’est la disparition quasi totale des prénoms doubles, comme Marc-André, Marie-Ève, Pierre-Luc ou Anne-Marie — tous menacés d’extinction. « Autrefois, à l’époque où l’on s’inspirait principalement du calendrier des saints, les prénoms doubles servaient à distinguer des prénoms courants, dit Laurence Charton. De nos jours, ceux qui subsistent marquent plutôt une double appartenance familiale (les deux grands-pères) ou la mixité ethnique, par exemple sénégalaise, algérienne ou chinoise. »

En 2000, le sociologue américain Stanley Lieberson a publié un livre fondateur en matière de sociologie des prénoms, A Matter of Taste : How Names, Fashions, and Culture Change (question de goût : comment changent les prénoms, la mode et la culture), qui faisait la démonstration que le choix des prénoms est guidé par des effets de mode mal compris qui n’ont aucun lien avec les intérêts commerciaux ou le vedettariat. La popularité de Liam n’a rien à voir avec l’acteur oscarisé Liam Neeson ni avec le chanteur Liam Gallagher, du groupe Oasis : ce prénom correspond actuellement à un goût — prénom international court — qui s’est installé lentement ; il profite d’une impression de rareté relative, alors que la carrière de William décline assez nettement.

Le peu d’influence des vedettes se vérifie aisément. Céline Dion cartonne ? Son prénom plafonne (24 nouvelles Céline en 2020). Un demi-million de Québécois ont défilé derrière Greta Thunberg en 2019 ? Tout ce ramdam n’a généré que quatre Greta en 2019 et deux en 2020. Et le premier ministre François Legault, aussi populaire soit-il, a inspiré le prénom de seulement 10 poupons en 2020.

Les idéologies ont aussi assez peu d’incidence. Par exemple, on aurait pu croire que tout le discours identitaire transgenre entraînerait une croissance des prénoms non genrés, comme Claude, Camille ou Dominique. Vérification faite : rien, sauf peut-être pour les 324 Camille (le double de 2015), mais chez les filles seulement — 4 Camille masculins en 2021. On peut cependant constater des transferts de sexe, comme pour Charlie, désormais quatrième au palmarès… féminin. Par contre, l’inverse ne se produit pas : les garçons avec des prénoms féminins sont très, très rares. « Les qualificatifs traditionnels restent très ancrés », remarque Laurence Charton, qui s’intéresse beaucoup aux forums de discussion sur les prénoms. « On veut un prénom fort pour son garçon et un prénom doux pour sa fille. »

Étienne Guertin-Tardif, professeur de sociologie au cégep Marie-Victorin, a découvert dans les prénoms l’objet sociologique par excellence pour initier ses étudiants à sa discipline. « Le prénom, tout le monde en a un, ça ne coûte rien, ça suit des modes et nous avons tous une opinion à son sujet. Il illustre parfaitement l’idée centrale de la sociologie, à savoir que la société est extérieure à nous et en nous. Nos goûts personnels ne sont pas que personnels. »

Il raconte avoir développé un intérêt pour la question après avoir constaté que le prénom ancien donné à son premier-né, Eugène, qu’il avait cru original, était le même que celui du petit voisin ! « Dans le choix du prénom, il y a une tension fascinante entre la volonté d’originalité et le conformisme. »

Cette quête d’originalité se vérifie dans les statistiques. Les prénoms les plus populaires en 2020 n’arrivent pas à la cheville du top 10 d’il y a 40 ans. En 1980, il sortait 2 135 Julie des pouponnières. De nos jours, Olivia a beau avoir délogé Emma en tête du palmarès, le prénom n’a été donné qu’à 543 bébés en 2020. Et on observe la même chose chez les garçons.

Crystal était un prénom choisi par une majorité de parents américains ayant moins de 11 ans de scolarité, mais totalement ignoré par ceux qui avaient étudiés plus de 17 ans.

Cette tension est manifeste dans les forums de discussion, signale Laurence Charton. « Les gens veulent un prénom original, mais “qui existe”. On ne veut pas marginaliser son enfant. » 

La sociologue explique que le choix du prénom est fortement orienté par la manière dont on conçoit sa famille. « Soit on s’en sert pour inscrire l’enfant dans sa famille élargie, soit on l’utilise pour signifier qu’il s’agit de l’enfant du couple — ce qui est plus courant de nos jours. » Ainsi, au lieu de donner le prénom d’une tante de la grand-mère comme ils le faisaient il y a 50 ans, les parents vont s’efforcer d’opter pour un prénom exprimant une expérience de couple marquante, la reconnaissance d’un proche ou un rêve commun, un peu comme s’ils composaient à deux têtes un poème d’un seul mot. 

Le choix des prénoms traduit également des réflexes de classe sociale très forts, un phénomène davantage étudié aux États-Unis et en France. Par exemple, Stanley Lieberson a montré que Crystal était un prénom choisi par une majorité de parents américains ayant moins de 11 ans de scolarité, mais totalement ignoré par ceux qui avaient étudié plus de 17 ans. Exactement l’inverse d’Emilie et d’Elizabeth, typiques des classes instruites.

Baptiste Coulmont, professeur de sociologie à l’École normale supérieure Paris-Saclay, analyse le lien entre le prénom et le résultat au baccalauréat — l’examen qui conclut le lycée. Il en ressort qu’une Madeleine a 31 % de chances d’obtenir un « très bien », la plus haute note, soit trois fois le taux normal. De même pour sa joyeuse bande d’amies du très chic 16e arrondissement : Aglaé, Ariane, Domitille (!), Guillemette (!!), Isaure, Mahaut (!!!) ou Quitterie (!!!!). Mais quand on sort des prénoms classiques, c’est la « cata » : Fatma, Steve ou Kelvin oscillent entre 4 % et 5 % de « très bien ».

« Il y a une corrélation très forte entre l’éducation des parents et la réussite scolaire, et le choix du prénom permet de dévoiler ça avec une clarté phénoménale », souligne Étienne Guertin-Tardif. Baptiste Coulmont a noté, par exemple, que le choix d’un prénom anglophone (Liam, Steve, Kevin) est typique de parents moins scolarisés. « Il n’y a pas d’étude pour le Québec, mais on peut soupçonner la même dynamique. »

Baptiste Coulmont nous met cependant en garde contre la tentation de croire qu’un prénom prédispose l’enfant à quelque chose, comme s’il avait une propriété magique. Joséphine, Apolline, Grégoire ou Augustin, explique-t-il, grandissent probablement dans un milieu qui va leur transmettre des connaissances nécessaires à la réussite scolaire formelle. « Il y a tout de même 5 % de Kevin qui ont la mention “très bien” au bac. Et 15 % de Grégoire qui en arrachent ! »

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Très intéressant, cet article ! Pour ma part et bien que je ne sois pas identitaire, tant s’en faut, je déteste les pronoms anglais du type Steve ou Kevin.