Autour de la table familiale, les échanges se déroulaient à bâtons rompus quand quelqu’un a lancé : « À quelle époque auriez-vous aimé vivre ? » De quoi raviver une discussion !
Ma sœur était ouverte à plusieurs retours en arrière, juste pour voir comment c’était. Mais elle ne voulait surtout pas rester dans le passé ! Le sort réservé aux femmes trace une ligne nette entre la curiosité et l’envie de s’ancrer dans un temps autre que l’époque contemporaine.
J’ai pour ma part évoqué les mythiques Années folles. Justement, la décennie 1920 est symbolisée par la nouvelle liberté que s’octroyaient alors les femmes : coupes à la garçonne, abandon du corset, tailles basses, jupes raccourcies.
Mais bien davantage qu’une affaire de mode, il y avait des revendications égalitaires qui trouvaient écho dans la culture populaire. C’est d’ailleurs pourquoi j’adore lire des ouvrages écrits à cette époque.
Il en va ainsi du polar Le crime du golf, paru en 1923 et signé Agatha Christie, dont c’était seulement le troisième roman. La scène où Hastings, l’acolyte d’Hercule Poirot, houspille une jeune curieuse, avide de voir les lieux où un meurtre a été commis, me fait bien sourire :
— Si vous étiez en vacances ici, vous ne seriez pas en train de fureter comme moi, peut-être ? Bien sûr que si.
— Oui, mais moi je suis un homme, et vous êtes une femme.
— Et pour vous, une femme est quelqu’un qui grimpe sur une chaise en poussant des cris dès qu’elle aperçoit une souris ? Vous sortez tout droit du paléolithique, vous !
En fait, tout « sortait du paléolithique » durant ces folles années : en architecture, en peinture, en musique, des formes audacieuses étaient explorées ; les premières stations de radio ouvraient ; les voitures se popularisaient, facilitant les déplacements…
Il est vrai que la folie n’a pas duré. Pire encore, elle a débouché sur la Crise — la grande, celle des années 1930 —, puis sur la Deuxième Guerre mondiale.
N’empêche que la légèreté est formidable à vivre, ai-je insisté. Je le sais pour avoir connu les décennies 1960 et 1970. C’était avant le sida, le 11 Septembre, la COVID-19 et autres calamités. Il y avait de l’optimisme dans l’air, de la solidarité aussi. Sur cette lancée, j’ai donné l’exemple de la campagne « On barre Cadbury ».
Moi qui voyais les jeunes entravés par les maux du siècle — angoisse de performance, écoanxiété, superficialité généralisée —, j’avais oublié qu’un ressort vital, vieux de tout temps, restait à l’œuvre : l’espoir.
En juillet 1978, l’entreprise Cadbury, célèbre pour ses barres chocolatées, annonce qu’elle fermera son usine montréalaise, en activité depuis 60 ans. La production sera transférée en Ontario. La fermeture est fixée au 15 novembre, deux ans pile-poil après l’élection du gouvernement du Parti québécois.
La coïncidence jette de l’huile sur un feu déjà pris. La CSN, où les travailleurs de l’usine sont syndiqués, lance une campagne de boycottage qui sera largement suivie. Même les familles peu politisées comme la mienne ont cessé d’acheter des barres Cadbury, et bien des commerces ne les offraient plus.
Mon exemple n’a pas fait grande impression. « Ça n’a quand même rien donné », a rétorqué un convive. L’usine est effectivement restée fermée… Mais j’ai maintenu mon point. « On ne savait pas qu’on allait perdre. On y croyait et ça mobilisait les gens ! C’est ça qui s’est perdu : aujourd’hui, tout est vu avec cynisme… »
Un de mes fils a alors corrigé le tir, énonçant sur le ton de l’évidence : « Moi, je trouve notre époque fascinante. » Ma plus jeune a immédiatement approuvé. Ils ont fait valoir des débats inédits, de nouvelles prises de conscience — notamment en ce qui concerne l’écologie, l’affirmation de minorités autrefois bafouées, les développements technologiques…
C’est là que j’ai compris que la « meilleure époque » n’a rien à voir avec des dates. Elle est plutôt indissociable d’une croyance sincère que le monde peut s’améliorer. La jeunesse en est porteuse puisque, forcément, elle ne peut juger à partir de désillusions qu’elle n’a pas encore vécues.
Moi qui voyais les jeunes entravés par les maux du siècle — angoisse de performance, écoanxiété, superficialité généralisée —, j’avais oublié qu’un ressort vital, vieux de tout temps, restait à l’œuvre : l’espoir.
La philosophe Hannah Arendt l’écrivait brillamment dans Condition de l’homme moderne : « Le miracle qui sauve le monde […], c’est la naissance d’hommes nouveaux », prêts à leur tour à se lancer dans l’action. Ils font fi du passé puisque « leur » monde commence avec eux.
J’ai alors pensé à Greta Thunberg, à la jeunesse iranienne en révolte, à l’Ukraine qui résiste… On ne sait comment ça finira, mais je l’admets : le pari est fascinant.
Cette chronique a été publiée dans le numéro de mars 2023 de L’actualité.
J’aime beaucoup.