Autant sortir de mon (encombré) placard : je suis un acheteur de vêtements compulsif. Derrière une frugalité budgétaire digne de Pierre-Yves McSween, je cache un vice, le linge. J’en achète trop, je ne le porte pas suffisamment. Et un rabais sur la collection designer m’excite comme si j’avais gagné à la loterie.
Mes tiroirs ont tellement besoin d’un tri qu’ils crient le nom de Marie Kondō, la spécialiste du rangement sur Netflix. Je ne suis pas le seul. Il s’est vendu 107 milliards de pièces de vêtements en 2016 dans le monde, soit 500 % plus qu’il y a 20 ans, selon la société de recherche Euromonitor International. Mais il s’en jette aussi la moitié !
Vous savez, les t-shirts de piètre qualité à cinq dollars qu’on achète justement parce qu’ils coûtent cinq dollars, en sachant à l’avance qu’on les jettera après trois lavages ? C’est le phénomène de la fast-fashion — le fast-food de la mode —, la consommation effrénée de vêtements abordables, dont les pays émergents s’entichent désormais au même rythme que l’Occident.
Dans son sillage, cette tendance du prêt-à-jeter entraîne une catastrophe écologique sans précédent. Selon une étude menée en 2017 par la fondation Ellen MacArthur, une ONG britannique, le vêtement est maintenant au deuxième rang des industries les plus polluantes sur la planète, après le pétrole. La production vestimentaire génère 1,2 milliard de tonnes de CO2 par année, autant que les transports aériens et maritimes combinés.
Chaque kilo de vêtements produit génère 23 kilos de gaz à effet de serre. Le coton peut être cultivé en Afrique, filé en Inde, teinté en Chine, assemblé au Viêt Nam, puis vendu au Canada. Si vous voulez respecter le Pacte pour la transition (cette initiative pour inciter les Québécois à réduire leur empreinte carbone qui a fait grand bruit l’an dernier), c’est aussi du côté de votre garde-robe qu’il faudrait regarder !
« Au début des années 2000, dans la foulée de la mondialisation, les marques ont délocalisé leurs usines dans les pays en développement », explique la journaliste new-yorkaise Elizabeth Cline, auteure de l’enquête Overdressed : The Shockingly High Cost of Cheap Fashion (le coût scandaleux de la mode bon marché), bouquin paru en 2013 aux éditions Portfolio. « Des villes importantes du textile, comme Montréal et New York, ont perdu presque tous leurs ateliers. » Dans l’ensemble du Québec, de 1997 à 2012, le secteur manufacturier a perdu plus de 55 000 emplois, passant de 74 500 salariés à 18 700, selon Statistique Canada.
Les chaînes ayant accès à des dizaines de millions de travailleurs en Chine, en Inde, au Pakistan et au Bangladesh, prêts à bosser pour des salaires très bas, elles pouvaient produire en très grande quantité, à faible coût. L’effet a été spectaculaire : tandis que le prix des aliments a grimpé de plus de 46 % depuis 2002 au Canada, celui des vêtements a baissé de près de 19 % pendant la même période, selon Statistique Canada.
« L’autre élément pour expliquer la surconsommation, c’est le Web, poursuit Elizabeth Cline. Internet a permis de propager les tendances et de les accélérer. Les modes pouvaient auparavant durer 10 ans ; elles passent maintenant en une année. L’industrie a répondu à la demande. »
Les bas prix ont aussi changé les attentes des consommateurs : puisqu’ils ne paient pas cher, ils ne s’attendent pas à ce que ça dure très longtemps. Ça crée un cercle vicieux où les marques offrent une qualité à peine acceptable.
La presque totalité de l’industrie du prêt-à-porter a désormais épousé le modèle de la fast-fashion. À plus de 20 collections par année pour certains, les géants ont compris que l’attrait de la dernière mode est éminemment plus fort que la simplicité volontaire.
Mais à un prix aussi bas, la qualité des vêtements a décliné d’autant. « Les designs sont simplistes et les matériaux résistent moins au lavage, dit Elizabeth Cline. Les bas prix ont aussi changé les attentes des consommateurs : puisqu’ils ne paient pas cher, ils ne s’attendent pas à ce que ça dure très longtemps. Ça crée un cercle vicieux où les marques offrent une qualité à peine acceptable. »
La fast-fashion nourrit à merveille un processus neurologique mis en évidence en 2007 par un groupe de chercheurs associés au Massachusetts Institute of Technology. Ils ont démontré que le magasinage excitait les mêmes zones de plaisir dans le cerveau que celles liées à la dépendance aux drogues. Quand le client a l’impression de profiter d’un bon prix, la sensation de plaisir supplante celle liée à la douleur — au portefeuille. En ayant les moyens de se payer plus d’articles, disent les chercheurs, non seulement les consommateurs ont le sentiment de faire de bonnes affaires, mais ils se sentent plus riches. A fortiori quand des collections éphémères empruntent le nom de célébrités de la haute couture pour attirer les clients en magasin.
Et les vêtements s’empilent : sondage après sondage, les consommateurs admettent ne porter qu’entre le tiers et le cinquième de leur garde-robe. La moitié des vêtements sont jetés après un an, selon Greenpeace. Et les deux tiers de ceux-ci finissent au dépotoir plutôt que dans les boîtes de dons. Selon la fondation Ellen MacArthur, 2 625 kilos de vêtements sont jetés ou brûlés chaque seconde. De quoi remplir l’Empire State Building de New York une fois et demi chaque jour !
Sans compter le problème du synthétique. Nos polyesters, nylons et acryliques sont tous des polymères dérivés du pétrole : il faut un kilo et demi de pétrole pour produire un kilo de polyester. Avec le prix du baril aussi bas que 50 dollars, le synthétique se retrouve plus que jamais sur les étalages. Même s’il peut être recyclé, il finit lui aussi en grande partie au dépotoir, où il mettra de 200 à 400 ans à se décomposer. Et chaque lavage envoie des milliers de microfibres de plastique dans les océans.
Dans son bureau de la Société de Saint-Vincent de Paul (SSVP), à Montréal, le directeur du développement commercial, Michel Labelle, sort quelques trésors. Une chemise John Lennon neuve toujours étiquetée (145 dollars), un sac à main Michael Kors (350 dollars), trois paires immaculées de souliers Ferragamo (700 dollars chacune), des chaussures neuves signées Karl Lagerfeld.
Ces pièces de luxe seront offertes sur Kijiji pour rapporter un maximum de profit à l’organisme. De toute façon, un étage plus bas, la friperie ne manque pas de nouveautés. Dans la zone de réception, 1 200 sacs sont empilés, en attente d’être triés. « Nous avons 17 boîtes de dons extérieures », dit Michel Labelle. En plus, grâce à une entente avec Air Transat, la SSVP récupère 40 sacs par semaine auprès des 1 200 employés du siège social de l’entreprise. « C’est dire à quel point les gens achètent du linge ! »
La moitié des vêtements prennent le chemin des 23 friperies de l’organisme. Tout le reste sera vendu de 0,50 $ à 1,75 $ le sac à des tiers, comme la Fondation des grands frères et grandes sœurs. Même chose pour les pièces qui, après quelques mois, n’ont pas trouvé preneur à la friperie.
Les tiers, pour leur part, revendront à leur tour les vêtements, souvent au Village des valeurs, propriété de Savers, une multinationale américaine. La chaîne de friperies, faut-il le rappeler, est une entreprise à but très lucratif. Elle rapporte au bas mot un milliard de dollars annuellement à ses actionnaires, parmi lesquels le fonds d’investissement TPG Capital, l’un des propriétaires du Cirque du Soleil. Impossible de savoir ce qu’elle fait de ses vêtements invendus, notre demande d’entrevue ayant été refusée.
« On joue un rôle dans le cycle du développement durable, dit Denise Ouellette, directrice générale de la Société de Saint-Vincent-de-Paul. Je préférerais cependant que les gens achètent moins au départ plutôt que de participer au commerce du gaspillage de vêtements. »
Les organismes de charité amassent de l’argent avec le commerce du vêtement d’occasion, mais pour eux aussi, le marché a changé. Devant l’abondance créée par la fast-fashion, et la piètre qualité des pièces, les vêtements valent moins cher depuis quelques années. La SSVP estime que leur valeur est passée de 2,50 $ à 1,50 $ la livre en moyenne.
À Renaissance, autre grand acteur dans la région montréalaise, les tonnes de vêtements usagés reçus chaque année sont uniquement destinés à la revente locale. Les pièces qui ne se vendent pas dans l’un de ses 15 magasins Fripe-Prix prennent le chemin du centre de liquidation, un immense entrepôt dans l’ouest de Montréal, où ils sont écoulés à 1,60 $ la livre (3,50 $ le kilo).
« Ce sont des gens, des organismes humanitaires ou des friperies privées qui achètent ce qui reste », explique le directeur général, Éric St-Arnaud. Certaines de ces friperies revendront les pièces au Village des valeurs, admet-il. « Mais au final, à peine 1 % de notre marchandise est jetée. Si on ouvre autant de points de chute depuis des années, c’est qu’il y a une demande. »
D’autres secondes vies sont possibles. À Longueuil, l’entreprise sans but lucratif Certex récupère plus de 5 000 tonnes de vêtements usagés par année. Des employés trient par type et composition les vêtements qui défilent sur un tapis roulant. Chaussures, maillots de bain, t-shirts, jeans, robes : quelques secondes suffisent pour repérer des vêtements complètement neufs, encore étiquetés.
Les plus beaux morceaux — 10 % — se retrouvent dans les trois friperies du groupe. Mais le gros des vêtements (70 %) est envoyé en énormes ballots à l’étranger, principalement en Afrique, où l’afflux de vêtements usagés de l’Occident vient nuire à l’industrie locale.
Pour le reste, 15 % sont transformés en chiffons pour les entreprises, alors qu’un dernier 5 % est converti en combustible pour les cimenteries. « Contrairement à ce que certains peuvent imaginer, on ne met pas les vêtements dans une machine pour qu’il en sorte du nouveau textile au bout », dit Stéphane Guérard, directeur général de Certex.
C’est l’autre problème : le manque de débouchés pour recycler la matière textile. Depuis 1969, le Québec interdit le rembourrage des meubles avec des produits recyclés, contrairement à la majorité des autres provinces. L’Ontario le permettra à compter du 1er juillet. Au Québec, la loi devait changer sous les libéraux en 2018, mais le projet est mort au Feuilleton. Le gouvernement de la Coalition Avenir Québec étudie toujours le dossier.

Dans la vitrine du magasin H&M du centre-ville de Montréal, une pub vidéo affiche « La mode se recycle ». Les grandes chaînes se dotent aussi de programmes de collecte des vêtements usagés. Celui de H&M a récupéré 300 tonnes de vêtements au Canada l’an dernier.
« Assumons nos mauvaises habitudes », dit le géant sur son site Web pour expliquer son virage vert. « Les vêtements sont envoyés à I:CO, une entreprise allemande présente dans six pays, qui les trie pour les revendre à des organismes ou les recycler », explique Samara D’Auria, responsable des communications pour H&M Canada.
En 2018, H&M annonçait le premier recul de ses ventes en deux décennies. Le détaillant croule sous une montagne de 4,3 milliards de dollars de vêtements invendus. Que font les grandes marques de ces stocks ? « Après les liquidations, nos invendus sont donnés à des organismes de bienfaisance », se borne à dire H&M Canada. Le mystère plane.
Nos demandes aux Zara, Simons ou autres Dynamite et Garage sont restées lettre morte. Mais l’enseigne montréalaise Frank And Oak a accepté de répondre. « On ne jette aucun produit, dit le cofondateur Ethan Song. Mais au départ, on n’a pas un stock aussi large que des grandes surfaces. À la fin de la chaîne, il nous reste peu d’articles, et ce qui subsiste est donné à des organismes comme Dans la rue, qui s’en servent pour leurs bénéficiaires ou les revendent à profit. »
Ce qu’il advient des invendus est un secret très bien gardé chez les multinationales, confirme Elizabeth Cline. « Selon mes recherches, les vêtements invendus sont incinérés ou déchiquetés pour être jetés. Quelques entreprises vont couper les étiquettes et envoyer les vêtements dans les pays en développement, mais c’est très rare. »
En donnant leurs stocks, les détaillants auraient l’impression de diluer la valeur de leurs produits, ajoute-t-elle. « Des mouvements réclament que les grandes marques fournissent les informations sur le sort des invendus dans leurs résultats annuels aux actionnaires. »
La France, elle, veut aller plus loin. L’an dernier, le premier ministre, Édouard Philippe, a annoncé son intention d’obliger les détaillants à donner leurs invendus aux œuvres de charité, comme c’est le cas dans le secteur alimentaire.
Au Québec, rien n’est envisagé. Le textile n’est pas inscrit sur la liste de la Responsabilité élargie des producteurs (REP), qui force certaines industries à assurer le remisage de leurs produits, comme les piles, les huiles ou la peinture, selon les principes du développement durable.
Le plan d’action du Québec en gestion des matières résiduelles, échu depuis 2015, est aussi muet sur le textile. Le prochain programme est en cours d’élaboration, mais Recyc-Québec ne peut dire si le gaspillage vestimentaire en fera partie. « Il y a une limite au périmètre de notre action, dit la porte-parole, Brigitte Geoffroy. Mais les chiffres qu’on donne au gouvernement devraient être matière à réflexion. »
Recyc-Québec, société publique vouée à la récupération et au recyclage, précise avoir financé 22 ressourceries et friperies dans le cadre d’un programme d’économie sociale, ainsi que deux initiatives d’utilisation de résidus textiles pour la confection de produits, comme des vêtements réalisés par des créateurs québécois à partir de matières récupérées.
De son côté, le Conseil québécois du commerce de détail (CQCD) tente de sensibiliser ses membres à l’idée d’une économie circulaire — où rien ne se perd de tout ce qui se crée. Il réclame lui-même des règles claires et des actions concrètes de l’État. « Par exemple, la mise en place de comités de travail avec l’industrie et Recyc-Québec, et des formations gratuites, comme ce fut le cas pour les matières organiques », avance la porte-parole, Emmanuelle Rouillard-Moreau. Le CQCD réclame aussi des subventions de l’État ou du Fonds vert pour inciter ses membres à prendre un virage écologique.

À l’échelle mondiale, beaucoup d’efforts restent à faire en matière environnementale. En Chine, 70 % des cours d’eau sont contaminés par les métaux lourds provenant des usines de textiles, reconnaissent les autorités publiques. L’espérance de vie est réduite à 40 ans dans certaines régions dominées par cette industrie.
Même si le coton représente à peine 2,5 % des surfaces cultivables, il accapare le quart des pesticides utilisés dans le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé. Le Fonds mondial pour la nature estime pour sa part qu’il faut 20 000 litres d’eau pour fabriquer un kilo de vêtements en coton, soit l’équivalent d’un t-shirt et d’une paire de jeans.
Le Fashion Transparency Index, indice créé par l’ONG Fashion Revolution, mesure depuis 2016 les efforts des géants du vêtement en matière d’environnement, de conditions de travail, de traçabilité, de gouvernance et de bien-être des animaux. Il est né après l’effondrement au Bangladesh, en 2013, du Rana Plaza, un atelier où on fabriquait les vêtements Joe Fresh. La mort des 1 129 travailleurs a mis en lumière leurs conditions exécrables : ils étaient payés deux dollars par jour et travaillaient dans des bâtiments délabrés. Les marques se sont réfugiées derrière la négligence de leurs sous-traitants, en promettant de mieux les choisir. La tragédie n’a pas changé les lois sur les conditions de travail, mais le Bangladesh a fini par augmenter le salaire minimum à trois dollars par jour l’an dernier.
Dans l’édition 2018 du Fashion Transparency Index, une dizaine de noms se démarquent, comme H&M, Gap, Adidas et Reebok. Sauf qu’aucune des 150 entreprises listées n’obtient une note qui dépasse 60 % pour ses efforts, preuve que beaucoup de travail reste à faire. En outre, 94 marques mondiales du prêt-à-porter, dont H&M, Gap, Adidas, Hugo Boss et Esprit, ont signé le Global Fashion Agenda, un engagement de l’industrie. D’ici 2020, elles se sont engagées à tendre vers une économie circulaire : récupérer les vêtements invendus et usagés, choisir des teintures écoresponsables, et intégrer des matières recyclées dans les vêtements neufs.
Nike et Adidas, par exemple, fabriquent déjà des coupe-vents, pantalons de yoga ou chaussures de sport à partir de bouteilles de plastique recyclées. H&M propose aussi des articles contenant 20 % de fibres recyclées — et promet de faire davantage. « L’objectif, c’est de tendre vers une économie circulaire, indique Jessica Stasskewitsch, coordonnatrice au développement durable de H&M. Et en 2040, on veut être une entreprise sans empreinte carbone. »
Au Québec, Frank And Oak a décidé de se tourner vers des pratiques plus durables, avec des fibres recyclées, des teintures écologiques et des matières naturelles. « C’est plus difficile, plus coûteux et ça demande plus de temps et de surveillance, admet Ethan Song. Mais devant la surconsommation de vêtements, nos clients réclament ces changements. On fait le pari que nos pratiques seront récompensées par une hausse de nos ventes. »
Pour en découdre avec nos mauvaises habitudes, l’application Good on you permet aussi de connaître les efforts éthiques et durables des marques, et les solutions de rechange possibles si nos efforts ne sont pas suffisants. Il suffit d’entrer le nom de la marque de vêtements. Si l’application recommande carrément d’éviter Simons, mise à l’index pour son manque de transparence, elle décerne la modeste mention « C’est un début… » à Frank And Oak, pour son souci des conditions de travail.
« C’est normal que les entreprises n’arrivent pas très haut dans un palmarès, parce qu’il y a tellement à faire, dit Ethan Song. L’industrie entière a du retard sur le plan écologique, parce que les chaînes d’approvisionnement sont internationales et complexes. Mais la transformation va se voir dans les prochaines années. »
Cet article a été publié dans le numéro d’avril 2019 de L’actualité.