La langue d’enseignement au cégep continue de faire la manchette alors que Québec s’apprête à adopter le projet de loi 96, qui vise à moderniser la Charte de la langue française. Une disposition qui obligera les étudiants anglophones à suivre trois cours de français au niveau collégial, notamment, est loin de faire consensus.
Les libéraux, des représentants de la communauté anglophone et des leaders autochtones dénoncent son caractère « discriminatoire » et réclament son abolition pure et simple. Le Parti québécois, des syndicats de professeurs et des groupes de défense de la langue française soutiennent pour leur part que l’enseignement postsecondaire en anglais est une source importante d’assimilation. Il est donc impératif, selon eux, d’étendre au cégep les mêmes règles qu’au primaire et au secondaire, soit l’obligation pour les non-anglophones de faire leurs études collégiales en français.
La Coalition Avenir Québec préconise plutôt un gel des places dans les collèges anglophones pendant 10 ans. Le premier ministre François Legault a récemment justifié cette position en rappelant que le poids démographique de la communauté anglophone est d’environ 9 %, alors que les cégeps de langue anglaise représentent 17 % des places au collégial.
Une étude de Statistique Canada, parue en avril, apporte un éclairage chiffré sur ce débat souvent émotif : la probabilité de travailler en anglais après avoir étudié dans cette langue au cégep est élevée, surtout si l’étudiant n’est pas anglophone. Un diplômé allophone a sept fois plus de chances (46 %) de travailler principalement en anglais s’il a obtenu son dernier diplôme d’un établissement postsecondaire anglophone plutôt que francophone (7 %). Chez les francophones, près du quart (23 %) travaillent en anglais après avoir étudié dans cette langue, contre 4 % pour ceux qui ont emprunté le même parcours scolaire en français.
« On peut parler d’un lien fort, quantitativement parlant, entre la langue choisie pour ses études postsecondaires et la langue de travail par la suite », résume Étienne Lemyre, analyste au Centre de démographie de Statistique Canada.
Le chercheur reconnaît que son étude compte quelques zones grises sur le parcours linguistique des étudiants, lacunes qui seront en partie comblées lors de l’analyse des données du recensement de 2021, lequel comporte des questions sur la langue d’enseignement primaire et secondaire. Mais reste que l’étude actuelle, fondée sur le croisement des données du recensement de 2016 et du Système d’information sur les étudiants postsecondaires (SIEP) de Statistique Canada, offre une base de réflexion intéressante.
Le chercheur s’est principalement penché sur la langue de travail des diplômés des établissements postsecondaires canadiens en milieu minoritaire, soit les établissements anglophones au Québec et les établissements francophones dans le reste du Canada. Pour le Québec seulement, l’échantillon s’élève à près de 325 000 personnes : 240 000 de langue maternelle française, 35 000 de langue anglaise et 50 000 de langue tierce, dont il a suivi la trajectoire de 2010 à 2015.
Plus du tiers des allophones qui ont obtenu leur diplôme au cours de cette période avaient opté pour des études postsecondaires en anglais (33 %) ou pour un parcours bilingue (5 %). Chez les francophones, seuls 5 % ont décroché leur dernier diplôme en anglais. Du côté des anglophones, 6 % avaient opté pour un parcours postsecondaire bilingue et 11 % en français.
Alain Bélanger, professeur titulaire à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS) et président du comité de suivi de la situation linguistique au Québec de l’Office québécois de la langue française (OQLF), avait mené, il y a une dizaine d’années, une étude à plus petite échelle sur les raisons qui poussaient les cégépiens montréalais à choisir une éducation en anglais. Principale motivation : le désir de parfaire leur maîtrise de la langue anglaise afin de favoriser leur carrière professionnelle. Une part importante des allophones justifiaient aussi leur décision en invoquant une plus grande maîtrise de l’anglais que du français.
Une décennie plus tard, devant les résultats de l’étude d’Étienne Lemyre, il se désole que l’anglais conserve un très fort « pouvoir attractif » sur les étudiants francophones et allophones.
« Les résultats de Lemyre corroborent ceux de l’enquête qu’on a menée il y a une dizaine d’années : fréquenter un cégep anglophone amène à utiliser l’anglais dans toutes les sphères d’activité, dont la vie sociale et le travail », estime Alain Bélanger, qui est également président de l’Association des démographes du Québec.
Rappelons que parmi les étudiants qui fréquentent les cégeps anglophones, 35 % ont l’anglais pour langue maternelle, 25 % le français et 40 % une autre langue.
Sans surprise, l’analyse de Statistique Canada confirme que les régions de Montréal et de Gatineau sont les endroits au Québec où les diplômés sont le plus susceptibles d’employer la langue de Shakespeare au boulot.
D’autres indicateurs entrent aussi en ligne de compte : la nature du diplôme (les collégiens ont plus tendance à travailler en français que les universitaires), le type d’emploi (les travailleurs autonomes utilisent davantage l’anglais que les employés) et le secteur d’activité (les diplômés en sciences, génie, informatique et mathématique emploient davantage l’anglais au travail que leurs pairs qui ont étudié en santé, arts, sciences humaines, commerce ou éducation).
L’étude de Statistique Canada a ses limites, estime cependant Marie-Odile Magnan, sociologue et professeure à la Faculté des sciences de l’éducation de l’Université de Montréal. Parce que les données du recensement de 2016 n’incluent pas les langues d’enseignement primaire et secondaire, une bonne partie du parcours linguistique des étudiants reste dans l’ombre, précise-t-elle.
La langue parlée à la maison, la mixité linguistique, les écoles primaires et secondaires fréquentées, le pays de naissance et celui des parents, etc. : tout cela doit être pris en compte avant de dire que des études en anglais au cégep ou à l’université vont mener à un transfert linguistique, assure la titulaire de la Chaire en relations ethniques de l’UdeM. « Il faut considérer la trajectoire complète d’un individu pour voir s’il n’y a pas d’autres variables qui viendraient expliquer une préférence pour l’anglais, car c’est un phénomène très complexe. »
Puisqu’elle ne tient compte que du dernier diplôme obtenu, l’analyse ne dit rien non plus au sujet des jeunes qui optent pour le français au cégep puis pour l’anglais à l’université, ou vice versa. « Les étudiants bougent beaucoup entre le cégep et l’université et peuvent traverser les barrières linguistiques », rappelle Marie-Odile Magnan.
L’utilisation de la langue maternelle comme indicateur de base, plutôt que la langue d’usage courant, fait aussi débat chez les démographes et les sociolinguistes. Des chercheurs comme Jean-Pierre Corbeil ont notamment souligné que ce choix a pour effet de cantonner des immigrants de première et deuxième génération dans la catégorie des allophones, même s’ils emploient le français dans la vie de tous les jours, et de masquer leur intégration réussie à la société francophone.
Le dévoilement des données du recensement de 2021 sur la langue maternelle, la langue parlée à la maison et la connaissance des langues officielles, en août prochain, puis de celles sur la langue de travail, en novembre, permettra d’avoir un portrait encore plus fidèle de la situation. Il sera alors possible de comparer la langue d’usage et la langue parlée à la maison avant et après les études postsecondaires, explique Étienne Lemyre. On pourra aussi mesurer avec plus de précision l’importance du lien entre langue de travail et langue parlée à la maison. « Pour l’instant, on ne connaît pas la magnitude de ce lien, ni même s’il existe », souligne l’analyste.
Début de réponse (et reprise du débat) à l’automne !