Les «compétences transversales» et l’enseignement par projets, implantés dans nos écoles primaires, figureront l’an prochain dans une école secondaire près de chez vous. Il est vrai que ces concepts apparaissaient dans les documents issus des États généraux sur l’éducation, en 1996, qui ont aussi conduit aux garderies à cinq dollars, à la maternelle à cinq ans pour tous et à bien d’autres améliorations. Mais ceux qui, comme moi, ont suivi la gestation de la réforme en spectateurs intéressés, même au sein du gouvernement, furent extrêmement surpris de l’importance prise par ces aspects-là en particulier. Nous étions un certain nombre, Lucien Bouchard en tête, à avoir plutôt compris que le but de la réforme était de recentrer l’enseignement sur les matières de base, pas d’opérer une révolution pédagogique totale et unique au monde.
En prenant le pouvoir, en 2003, les libéraux auraient pu tout jeter aux orties, blâmant les péquistes. Au contraire, ils s’en sont fait les défenseurs. On connaissait la force d’inertie. On découvre la force réformiste. Venue de nulle part, elle est de celles que rien ne peut arrêter.
Mon enfant de huit ans, en 3e année, me fait vivre la chose de l’intérieur. Avec ses camarades de classe, elle réalise des «projets» qui lui apprennent plein de trucs, et on y voit poindre, je ne blague pas, des compétences transversales. Mais elle a leçons et devoirs, apprend la grammaire et la conjugaison, et nous en sommes à la table de 8 dans les multiplications (la plus difficile, à mon avis, surtout 8 x 7). Je ne suis pas inquiet pour elle, mais j’ai été frappé par le recul des résultats de nos marmots, l’an dernier, dans la première épreuve internationale tenue depuis la réforme. Je suis sensible à ce que disent les enseignants. Ils sont plus de 60% à noter une détérioration de la réussite des enfants. Cela dit, beaucoup croient qu’il faut persévérer, du moins au primaire.
La situation est plus problématique au secondaire, où la résistance à l’introduction de la réforme est forte chez les enseignants. C’est majeur, surtout que, à la faveur des mises à la retraite en 1996-1997, plus de 9 000 jeunes profs ont intégré le réseau. Nous ne sommes pas face à de vieux croûtons réfractaires au changement. De plus, on ne souligne jamais assez que le système actuel a permis à nos élèves de 15 ans de se classer premiers en sciences et en mathématiques dans les trois épreuves subies par un million d’enfants dans 45 pays depuis 1994. Aucune autre société n’obtient des résultats aussi élevés, avec aussi peu de différences entre les élèves des milieux favorisés et défavorisés. Ces résultats placent le Québec devant l’Ontario et très loin devant les États-Unis. Le taux de décrochage chez les jeunes est toujours problématique dans l’est de Montréal, mais il a régressé au Québec de 1975 (46%) à 2005 (30%). Et le nombre de raccrocheurs augmente sans cesse, ce qui réduit de moitié le nombre de sans-diplôme. Ainsi, selon les derniers chiffres de l’OCDE, le taux d’obtention d’un diplôme secondaire au Québec est supérieur à la moyenne des pays industrialisés, devançant la France, la Suède et les États-Unis.
C’est donc cette machine qui fonctionne plutôt bien, merci, qu’on veut chambouler, contre le vœu de ceux qui auraient à abattre le boulot. Cela promet une belle ambiance. La colère sourd aussi chez les parents, qui s’organisent et qui pourraient produire ici une situation du genre de celle qu’a connue la Suisse, c’est-à-dire un mouvement de fond qui casserait la réforme.
Ce train file droit dans le mur. Comment les partisans de la réforme ne le voient-ils pas? À quelques jours des élections, les chefs des partis devraient opérer un repli. Si j’étais eux, je déclarerais un moratoire de 10 ans sur l’introduction de la réforme au secondaire, pour appliquer celle-ci seulement dans des écoles-pilotes volontaires et représentatives des milieux fortunés et défavorisés. Cela donnerait le temps à la fois d’évaluer à fond ses effets au primaire et de comparer les résultats des écoles-pilotes avec ceux du secteur non réformé, afin de prendre une décision définitive en connaissance de cause. Si les réformistes sont certains de la valeur de leurs propositions, ils n’ont qu’à se dire que les résultats leur donneront raison. Mais l’enjeu est trop grand pour qu’on leur signe, aujourd’hui, un chèque en blanc.