Au Nunavik, bonne chance pour régler une succession, divorcer ou simplement faire une réclamation à un commerçant. Il n’y a aucun cabinet d’avocats, aucun juge pour entendre les causes en matière de droit civil. Il y a bien la Cour itinérante, qui se rend dans certains villages nordiques pour les affaires criminelles et de protection de la jeunesse, mais elle n’entend que rarement des affaires civiles. « Les services sont difficilement accessibles », dit Navarana Kleist, directrice du Département de la justice de la Société Makivik, une organisation inuite qui veille au développement socioéconomique de la région et à la protection des intérêts de ses 13 000 habitants.
Cette Inuite dans la trentaine s’est engagée avec son équipe dans un travail de longue haleine avec les représentants des cours criminelles afin que la justice pratiquée dans le Nord soit mieux adaptée sur le plan culturel. Elle rêve du jour où les traditions locales seront aussi prises en compte en matière civile. Mais en attendant, la priorité est surtout d’informer la population « pour que les Inuits connaissent leurs droits et sachent comment procéder pour poser certaines actions », souligne Navarana Kleist, en visioconférence depuis Kuujjuaq, la capitale régionale.
En plus du travail de terrain effectué par son organisation auprès des habitants des 14 localités dispersées le long du littoral nordique s’ajoute celui du cabinet montréalais Novalex ainsi que celui de l’organisme Justice Pro Bono, qui regroupe des avocats de tout le Québec, et dont la mission consiste à mettre en lien des juristes bénévoles et des personnes ayant besoin de leurs services.
« En ce moment, beaucoup de gens au Nunavik ne font tout simplement pas valoir leurs droits. Comme juristes, nous pouvons les aider à naviguer dans le système. »
Chloé Beaudet-Centomo, directrice générale adjointe de Justice Pro Bono
En juillet dernier, quatre avocates spécialisées en droit civil et familial se sont ainsi rendues à Kangiqsualujjuaq, village de 1 000 habitants sur la côte est de la baie d’Ungava. C’était le cinquième atelier juridique de ce genre offert par Justice Pro Bono — le premier a eu lieu en 2018. Cette année, Novalex a lui aussi organisé deux ateliers gratuits, le premier à Inukjuak (du côté de la baie d’Hudson) en mai, et le second à Salluit (au bord du détroit d’Hudson) en septembre.
« En ce moment, beaucoup de gens au Nunavik ne font tout simplement pas valoir leurs droits. Comme juristes, nous pouvons les aider à naviguer dans le système », dit l’avocate Chloé Beaudet-Centomo, directrice générale adjointe de Justice Pro Bono.
La première journée d’un atelier juridique est habituellement consacrée aux quelques suivis avec des clients que les avocats connaissent déjà. Puis le bouche-à-oreille fait son œuvre et les dernières journées sont fort occupées.
Les gens consultent pour une foule de raisons, des dossiers parfois compliqués, parfois simples, toujours colorés par les particularités du Nord. Me Isabelle Gagnon, une avocate de la Gaspésie qui a participé à plusieurs missions, reçoit par exemple régulièrement des propriétaires de motoneiges ou de véhicules tout-terrain encore sous garantie, qu’ils abandonnent dans un champ en raison d’une défectuosité. Ils n’ont pas les moyens de payer les frais de transport par bateau que le commerçant leur impose, alors que c’est sa responsabilité de faire réparer le véhicule. L’avocate contacte les marchands pour obtenir gain de cause. Dans un cas où le délai pour déposer une poursuite aux petites créances était passé depuis longtemps (il est de trois ans en général), elle a réussi à avoir une entente à l’amiable et à faire réparer le véhicule.
Elle s’occupe aussi beaucoup de déclarations judiciaires de décès, à la suite de disparitions. « La vie est dure dans le Nord. Des gens partent chasser dans la toundra et ne sont parfois jamais retrouvés », explique-t-elle. Or, impossible qu’un médecin puisse légalement constater le décès s’il n’y a pas de corps… L’avocate a été marquée par l’histoire d’un adolescent de 15 ans, jamais revenu d’une balade en kayak. Pendant des années, ses parents ont continué de recevoir de la correspondance à son nom, sans pouvoir prouver qu’il était décédé. La juriste leur a demandé de faire une déclaration sous serment, puis a soumis celle-ci à un juge de la Cour supérieure, qui l’a entérinée. Ils ont ainsi pu obtenir le certificat de décès.
Bon nombre d’affaires semblables ne peuvent se régler en quelques jours, et les avocats qui prennent ces dossiers s’engagent à les mener jusqu’au bout. De ce point de vue, la pandémie a changé la donne, affirme Me Marianne Brouillet, de Novalex. Auparavant, pour le dossier de divorce soumis par une femme d’Inukjuak dont elle s’est occupée en mai, il aurait fallu tenir une audience au palais de justice d’Amos, ce qui aurait forcé tout le monde, témoins et avocats, à se rendre là-bas. Ou encore attendre la venue de la Cour itinérante dans le Nord, en espérant qu’elle accepte d’entendre cette affaire civile.
Durant la pandémie, certaines audiences de la Cour itinérante se sont déroulées en visioconférence. En matière civile, pour le Grand Nord, l’approche virtuelle est restée. « Cela fait dorénavant partie du quotidien », se réjouit Me Brouillet, qui peut ainsi, de son bureau de Montréal, défendre les intérêts de résidants du Nord. Entre deux visites sur place, Novalex et Justice Pro Bono reçoivent maintenant régulièrement des demandes de gens qui ont entendu parler de leurs services.
Au moment des séjours, un notaire se joint habituellement à eux pour répondre aux besoins en matière de successions. Car elles sont souvent complexes. « Les adoptions dites coutumières sont fréquentes : un enfant est élevé par un proche, comme une tante ou l’un des grands-parents, sans que ce dernier soit légalement reconnu », explique la notaire Eve Langlois, du Centre de justice de proximité du Nunavik, à Inukjuak, qui a pour mission d’offrir des services gratuits d’information juridique. Le Code civil du Québec reconnaît cette réalité des peuples autochtones depuis 2017, mais il faut tout de même prouver la filiation, sans se perdre dans le dédale administratif.
Le Centre de justice de proximité du Nunavik, dont Eve Langlois est la directrice, s’est spécialisé en droit successoral, tant les besoins sont criants. (De tels centres, créés par le ministère de la Justice, sont présents dans une douzaine de régions du Québec.) Me Langlois s’est vite aperçue que des sommes considérables n’étaient jamais réclamées auprès d’institutions financières ou gouvernementales, les héritiers étant rebutés par la complexité de la tâche. « L’an dernier, nous avons accompagné près de 300 personnes. Nous sommes en voie de récupérer avec elles plusieurs centaines de milliers de dollars », se félicite l’avocate.
La directrice du Département de la justice de la Société Makivik, Navarana Kleist, est heureuse de ces récents progrès. Et elle a des idées pour la suite. Les comités de justice parallèle créés par Makivik pour accompagner les prévenus accusés au criminel pourraient aussi servir en droit civil. « Parce que les Inuits ont depuis toujours leur propre façon de traiter la plupart des difficultés impliquant un couple, une famille ou un individu qui a fait des choses qui n’étaient pas appropriées au sein de la communauté », souligne-t-elle. Jadis, des conjoints en conflit étaient par exemple conduits auprès d’un aîné qui les gardait chez lui tant qu’ils n’étaient pas arrivés à un accord pour la suite.
« Le système n’est pas toujours adapté à ce que nous sommes et à nos façons de faire », dit Navarana Kleist. S’ils pouvaient y instiller un peu de leur culture, assure-t-elle, les Inuits s’y reconnaîtraient davantage.
Cet article a été publié dans le numéro de décembre 2022 de L’actualité.
Ne publiez pas nécessairement mon commentaire mais on dit « aux Inuit » et non « Inuits » puisque le nom Inuit est déjà au pluriel. Au singulier on dit Inuk. Bonne journée!
Bonjour,
Vous avez effectivement raison. Toutefois, il est tout aussi convenable, et même recommandé par Antidote et par l’Office québécois de la langue française, d’utiliser les règles du français et non celles de l’inuktitut. Vous pouvez vous référer à ce lien : https://gdt.oqlf.gouv.qc.ca/ficheOqlf.aspx?Id_Fiche=1299275
En espérant que cela réponde à votre question.
Cordialement,
Benjamin Richer, chef de pupitre adjoint
Monsieur Richer,
Madame Tremplay n’a pas poser de question, elle a fait un commentaire.
Votre condescendance est notée.
Je confirme ce que M. Richer mentionne. En tant qu’auteur j’ai aussi eu à prendre la décision d’utiliser la terminologie française ou en inuktitut dans un texte en français et comme c’est cette dernière langue qui est le fondement du texte, j’ai opté pour la manière française. La difficulté avec l’utilisation de l’inuktitut en français est que le singulier est effectivement Inuk mais il y a deux Inuits qu’on écrit Inuuk et plus de deux, Inuit. Cela rend le texte moins évident pour un lecteur francophone qui n’est pas familier avec l’inuktitut et c’est encore plus difficile quand on parle d’une personne au féminin alors qu’en français on féminise Inuit par Inuite, au pluriel Inuites.
Feue mon amie le Dr Michèle Therrien spécialiste en langue inuite préférait de beaucoup l’usage inuktitut de ces mots et ces textes ont toujours suivi cette manière d’écrire et, pour moi c’est aussi valable. Vous devez savoir que l’inuktitut est une variation de l’inuktut, la langue inuite officielle du Nunavut qui est la somme de toutes les variantes de la langue des Inuits du Canada. Au Groenland on utilise le Kalaallisut comme version de la langue inuite qui est passablement différent de l’inuktitut.
Du point de vue juridique (comme dans bien d’autres domaines) le Nunavik est de fait une colonie du Québec (et du Canada) en matière d’administration de la justice et de droit civil. Contrairement aux autres territoires du Nord et au Groenland, il n’y a pas de système judiciaire local, on dépend du Sud en matière de justice.
Néanmoins, les Inuits ont les mêmes droits que les autres peuples autochtones dont celui d’avoir leur propre système juridique fondé sur leurs traditions juridiques et tant que cela n’est pas en place, on parle d’une situation colonialiste où un autre peuple impose ses lois. À titre d’exemple, dans les autres territoires du Nord canadien, ce sont les gouvernements territoriaux qui définissent leurs lois et le droit civil est de la compétence de ces assemblées législatives dont celle du Nunavut est composée en grande majorité d’Inuits (la Common Law domine surtout en matière civile néanmoins). En droit pénal (criminel) c’est toujours une situation coloniale car c’est un droit fédéral qui n’est pas adapté aux conditions des peuples autochtones, ce qui est démontré depuis fort longtemps par une multitude de rapports.
C’est probablement au Groenland où l’intégration des traditions juridiques inuites dans le système judiciaire est le plus avancé dans l’hémisphère nord où chaque collectivité a son propre tribunal, la Cour de district, composé de 3 juges locaux, étant responsable autant du droit civil que du droit pénal. Dans le Sud, en Amérique latine, en général les peuples autochtones ont leurs propres systèmes juridiques indépendants des systèmes étatiques.
C’est donc dire que nous avons encore beaucoup de chemin à faire au Québec pour se sortir de cette situation colonialiste et ce n’est pas pour dénigrer ce que ces avocates font que je dis ça car elles ont bien du mérite de travailler dans un tel contexte, à cheval entre deux cultures. Elles sont des agentes de progrès aux côtés des Inuits mais c’est l’état québécois qui est à blâmer dans tout ça en traitant le Nunavik comme une colonie – c’est très loin d’un rapport d’égal à égal entre nos peuples.