Repenser l’autisme

«Si vous éradiquez l’autisme, il n’y a plus de Silicon Valley», disent les partisans de la neurodiversité. Pour eux, il faut cesser d’organiser nos sociétés selon les seuls besoins des « neurotypiques ». Révolution en vue !

Le plus grand souhait d'Elliot, autiste de type Asperger : « Que les gens prennent le temps de me connaître. » (Photo: Jacques Nadeau)
Le plus grand souhait d’Elliot, autiste de type Asperger : « Que les gens prennent le temps de me connaître. » (Photo: Jacques Nadeau)

Des histoires difficiles d’enfants autistes, on en entend souvent. Et pour cause. L’autisme peut être lourdement handicapant — difficulté, voire impossibilité, à entrer en communication avec les autres, parents compris, ou à vivre ses émotions ; hypersensibilité sensorielle, à la lumière, au bruit, même au simple toucher ; intérêts centrés sur un seul sujet de façon obsessive, tics de langage ou gestes répétés pendant des heures. On commence cependant à comprendre que ce n’est pas forcément l’autisme en soi qui pose le plus problème. Mais plutôt d’autres troubles qui peuvent s’y ajouter, par exemple la déficience intellectuelle, des comportements violents, de l’anxiété et des crises de panique, des colères aussi intenses qu’incontrôlables.

Mais l’autisme, «ce n’est pas que ça», insiste la directrice de la Fédération québécoise de l’autisme, Jo-Ann Lauzon. L’autisme qu’on pourrait appeler «pur» donne aussi lieu à des histoires bien moins difficiles. «Les forces des autistes apparaissent souvent après l’enfance, souligne-t-elle. Ils se montrent très logiques et ont une mémoire des faits exceptionnelle. Très ponctuels, pointilleux sur le respect des règles, ils ont un souci du détail qui va jusqu’au perfectionnisme… des qualités qui ne les mettent pas à l’abri de relations parfois difficiles avec l’entourage, entre autres parce qu’ils comprennent mal les non-dits ou le langage corporel. Si leur interlocuteur regarde sa montre très souvent, ils ne saisiront pas qu’il est pressé et qu’il faut écourter la rencontre.»

Elliot a 12 ans. Ayant reçu un diagnostic d’autisme quand il n’en avait pas encore 3, il a toujours été patiemment suivi et encadré — aidé et aimé —, à la maison comme à la garderie et à l’école qu’il a fréquentées. Aujourd’hui, il est en 6e année dans une classe ordinaire du primaire public, à Montréal.

Encadré neuro autisme

Sa mère, Valérie Jeanneret, elle-même éducatrice spécialisée en autisme dans le secteur public, a pris soin de bien expliquer à Elliot pourquoi je voulais le rencontrer. Yeux bleus, cheveux ondulés, beau garçon, Elliot se prête merveilleusement au jeu de l’interview. Pendant la demi-heure de notre rencontre, il m’impressionne, par son discours comme par sa personnalité de petit bonhomme plein de talents. «Mon plus grand souhait, me dit-il d’emblée, c’est que les gens prennent le temps de me connaître.»

Ce souhait, je l’ai entendu de tous côtés pendant mon reportage. Il pourrait se formuler ainsi : faites l’effort de comprendre les autistes et, de façon générale, les personnes dont le cerveau fonctionne différemment de celui de la majorité des gens, par exemple les personnes hyperactives ou dyslexiques, ou celles qui ont un déficit de l’attention. Tout comme il existe des cheveux blonds, noirs, châtains ou roux, ou encore des droitiers et des gauchers, il existe différentes façons de penser, de ressentir, de communiquer, de faire les choses. Il y a la façon des «neurotypiques», comme les autistes aiment parfois appeler les gens dits normaux, et celle des personnes qui sortent de cette normalité. Bref, faites l’effort de comprendre la «neurodiversité» qu’on trouve parmi les humains.

Elliot est un autiste de type Asperger, une forme d’autisme qu’on appelait parfois «de haut niveau», caractérisée par un développement normal du langage et l’absence de déficience intellectuelle. (Cette dénomination n’existe plus officiellement : on place tous les autistes dans la même grande catégorie du «trouble du spectre autistique», communément appelé TSA.) Je lui demande quelles sont ses forces. «Je suis très intelligent, assez fort en écriture, j’ai un vocabulaire très varié. Je lis des livres sur les animaux et je regarde des documentaires animaliers. Le jaguar court à 60 km/h et il est un spécialiste de la chasse en embuscade. Je connais beaucoup de choses en histoire. La Californie a été explorée vers 1529 et est devenue une province du Mexique en 1821.»

Peut-être un peu plus que la plupart des enfants de son âge, Elliot a toutefois des soucis bien à lui. Très sensible au bruit, il porte à l’occasion des coquilles sur les oreilles pour se protéger. Il doit faire des efforts particuliers pour améliorer ses interactions sociales. Très distrait, au point que traverser une rue tout seul serait dangereux, il prend un médicament pour augmenter son attention. Il a aussi été victime d’intimidation. Mais ses intimidateurs sont devenus des amis, sauf l’un d’eux, qu’il trouve «agaçant». En septembre, il entrera au secondaire, ce qui lui sourit. «Mais j’aimerais qu’il y ait des éducateurs pour empêcher le taxage», précise-t-il.

Tous les enfants autistes ne vont pas aussi bien qu’Elliot. L’éventail du TSA est large. En incluant tous les cas, des plus légers aux plus lourds, on fait le constat d’une quasi-épidémie — 1 enfant sur 94 au Canada, 1 sur 68 aux États-Unis.

En avril dernier, les artistes Louis Morissette et Véronique Cloutier ont annoncé la création de la fondation Véro & Louis, qui offrira une maison à des autistes de plus de 21 ans. (Photo: Mélany Bernier)
En avril dernier, les artistes Louis Morissette et Véronique Cloutier ont annoncé la création de la fondation Véro & Louis, qui offrira une maison à des autistes de plus de 21 ans. (Photo: Mélany Bernier)

Comment se répartissent-ils dans cet éventail ? La neuropsychologue Isabelle Soulières, de l’Université du Québec à Montréal, note qu’on ne dispose pas de «chiffres solides». Elle estime cependant qu’il y a «probablement moins de 10 % d’autistes non verbaux», profondément enfermés dans leur silence et dans leur monde. Et qu’il y en a «probablement de 10  % à 15 % avec déficience intellectuelle, mais pas 50 %, comme on le dit parfois». Ce qui laisse une bonne place à ceux, Asperger ou pas, qui pourront vivre une vie plus satisfaisante — à condition qu’on leur fasse une place, leur place, à l’école comme dans le monde du travail.

Ce qu’on devrait faire, mais qu’on ne fait pas ? Isabelle Soulières cite les examens du ministère de l’Éducation. «Pendant toute l’année, les élèves autistes bénéficient de méthodes adaptées à leur façon d’apprendre. En français, par exemple, ils peuvent choisir eux-mêmes le thème d’un texte à écrire et le prof peut les aider à établir un plan. Mais arrivés aux examens, en maths ou en français, ils auront les mêmes épreuves que les autres. Ils ne pourront pas choisir leur thème ni se faire suggérer un plan. Et s’ils tombent sur un sujet comme “mes meilleurs amis”, ce peut être très difficile, parce que, parfois, les enfants autistes n’en ont pas. Pas étonnant qu’ils échouent, même s’ils ont acquis les notions.»

Idem pour les tests auxquels on les soumet pour évaluer leurs capacités cognitives. «Des questions ouvertes leur conviennent mal en général, alors qu’ils réussiront mieux avec des choix de réponse. Souvent, ils ne sont pas très bons dans des tâches qui demandent un jugement sur des situations de la vie courante, par exemple lorsqu’on leur demande ce qu’ils feraient s’ils trouvaient une enveloppe cachetée, timbrée et qui n’a jamais été postée. Mais certains excellent dans les tests visuo-spatiaux.» Pour la psychologue, il est donc essentiel d’adapter la façon de tester les enfants pour bien faire ressortir tout leur potentiel.

Des services, les enfants autistes en reçoivent, mais pas toujours assez ni forcément à temps. Après 21 ans, ils n’en reçoivent à peu près plus. Éric Devlin est le père d’un autiste et handicapé visuel de 23 ans, qui vit en appartement de façon autonome depuis l’âge de 19 ans. «Il n’y a rien pour l’aider à s’intégrer au monde du travail. Il fait du bénévolat chez un copain restaurateur, pour contribuer à la société. S’il recevait le moindre argent, sa prestation d’aide sociale serait coupée.»

Autisme exergueCe dont les autistes adultes ont aussi besoin, c’est d’être accompagnés dans leur recherche d’emploi. Action main-d’œuvre le fait avec bonheur à Montréal depuis une dizaine d’années. «Nous les aidons à obtenir un emploi et à le conserver», explique Amélie Clément, coordonnatrice des services offerts aux autistes par l’organisme. «Nous aidons aussi les employeurs à s’adapter aux particularités des autistes, à bien définir leurs tâches, éventuellement à adapter les postes de travail.»

Chaque année, Action main-d’œuvre s’occupe d’environ 150 autistes aux compétences très diverses — «certains n’ont pas commencé d’études secondaires, d’autres ont un doctorat», dit Amélie Clément. «Mais on n’a pas suffisamment investi dans ces services, ajoute-t-elle. Nous sommes les seuls à les offrir dans la métropole. Nous avons une liste d’attente de six mois.»

Autorité internationalement reconnue en autisme, directeur du Laboratoire des troubles envahissants du développement de l’hôpital Rivière-des-Prairies, à Montréal, le Dr Laurent Mottron se présente comme «un défenseur des autistes». Ce qu’ils veulent, dit-il, est tout simple : «Travailler, avoir une utilité sociale. Bien sûr qu’on peut, à l’occasion, avoir besoin d’aménagements ponctuels. Mais le plus grand enjeu, c’est de les reconnaître comme des personnes à part entière. Et d’accepter qu’ils fassent parfois les choses à leur façon. » Pour lui et pour reprendre le titre d’un de ses livres, l’autisme est véritablement « une autre intelligence».

Les mots sont des armes chargées. Ils peuvent blesser. Il faut les changer, disent les défenseurs des autistes ! Par exemple, ne dites pas «maladie», m’a-t-on expliqué, mais «condition». Pas «trouble du spectre autistique», comme le veut la nouvelle terminologie, mais tout simplement «autisme». Pas personne «atteinte» ou «souffrant» d’autisme, mais «autiste».

Un jeu de sémantique sans importance ? Pas du tout, croit Lucila Guerrero, elle-même autiste et cofondatrice d’Aut’Créatifs, un groupe qui veut «raconter l’autisme autrement». «Si l’autisme est une maladie, on voudra la guérir. Pas si c’est une condition ou une particularité. On ne cherche pas à guérir l’homosexualité, ou à guérir le fait d’être noir. Nous revendiquons notre droit à l’existence tels que nous sommes. Nous ne sommes pas d’accord avec les recherches pour un diagnostic prénatal qui viserait à éliminer les autistes.»

Lucila Guerrero et son fils, Luka, tous deux autistes. La mère est cofondatrice d'Aut'Créatifs, un groupe qui veut raconter l'autisme autrement. (Photo: Jacques Nadeau)
Lucila Guerrero et son fils, Luka, tous deux autistes. La mère est cofondatrice d’Aut’Créatifs, un groupe qui veut raconter l’autisme autrement. (Photo: Jacques Nadeau)

Peintre numérique et photographe, mère d’un petit autiste de 11 ans, Lucila Guerrero est «engagée pour les droits des personnes autistes», celui notamment de prendre la parole. En 2015, raconte-t-elle, la ministre de la Santé du Canada, Rona Ambrose, avait créé un groupe de travail sur la question… sans un seul autiste. Par contre, en 2016, la ministre québécoise Lucie Charlebois a organisé un forum auquel elle a invité cinq autistes, dont Guerrero. Les choses changent, se réjouit cette dernière en martelant son message : «Ne faites rien sur les autistes sans les autistes.»

La revendication du droit à la différence est au cœur de la bataille pour la reconnaissance de la neurodiversité. Non sans humour, les autistes décrivent parfois les neurotypiques comme «des personnes atteintes d’un syndrome neurologique sans traitement connu», qui montrent «une préoccupation excessive des problèmes sociaux, un délire de supériorité et une obsession du conformisme».

L’autiste américaine Temple Grandin, professeure de sciences animales à l’Université d’État du Colorado, est connue pour ses interventions en faveur du bien-être animal ; elle a notamment réussi à faire changer les pratiques dans les abattoirs. Elle est aussi connue pour ses livres et ses conférences sur le fonctionnement du cerveau des autistes. «Je pense en images, pas en mots», dit-elle en se classant parmi les autistes «visuels photoréalistes», qui aiment les tâches manuelles, concrètes, appliquées. D’autres autistes pensent par modèles, ils sont bons en musique ou en maths. D’autres sont des «penseurs verbaux», ils savent tout sur toutes sortes de choses.

Temple Grandin est l’apôtre de la neurodiversité. «Le monde a besoin de différentes sortes d’esprits qui travaillent ensemble», plaide-t-elle. Pour elle, un monde fait seulement de neurotypiques serait bien pauvre : «Si, par magie, l’autisme avait été éradiqué de la surface de la terre, les hommes socialiseraient encore devant un feu de bois à l’entrée d’une caverne.» Elle ajoute, sur le même ton goguenard : «Si vous faites disparaître tous les autistes, il n’y a plus de Silicon Valley.»

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Scientifique et autiste

Michelle Dawson est autiste. Et chercheuse dans ce domaine. Autodidacte, elle a fait sa place, depuis 2004, au Centre de recherche universitaire de l’hôpital Rivière-des-Prairies. Ainsi que dans la communauté mondiale, de plus en plus nombreuse, des chercheurs sur l’autisme. Elle a notamment fait un travail de pionnière sur les modes d’apprentissage des autistes. Si l’on a aujourd’hui une vision plus nuancée de ceux-ci, si l’on reconnaît leur «hétérogénéité cognitive» (leurs capacités varient considérablement d’une personne à l’autre), c’est beaucoup grâce à des scientifiques comme elle.

Michelle Dawson est en croisade contre la tendance à considérer les autistes comme des personnes à part. Cette «ségrégation» entre les autistes et les non-autistes se reflète dans tous les domaines, les politiques publiques, la politique, le droit, les médias, la médecine, l’éducation. «On refuse aux autistes les droits et standards fondamentaux que tous les autres peuvent tenir pour acquis», témoigne-t-elle, par exemple le droit au travail. Est-ce que cet état de fait va changer un jour ? «Je ne m’attends pas à ce que ça arrive de mon vivant», répond la jeune femme.

Membre de l’équipe du Dr Laurent Mottron, Michelle Dawson a reçu, en 2013, un doctorat honoris causa de l’Université de Montréal. Pour elle, cet honneur doit être partagé avec toutes les personnes qui rejettent «la conception généralisée selon laquelle les autistes ne doivent pas avoir les mêmes droits que tout le monde». Il revient aussi «aux contributions extraordinaires des autistes qui participent aux recherches sur l’autisme».

Pour en lire plus :

Voir ce texte de Michelle Dawson. Voir aussi son blogue, The Autism Crisis.

Les commentaires sont fermés.

Très bel article.
Malheureusement cette intelligence est mal comprise et ces enfants sont traités comme des enfants difficiles à intégrer.
Mon fils paie le prix et il est redirigé vers une école spécialisée.

Waw!
Psychologue scolaire, j’en côtoie tous les jours; superbe article!
Bravo 🙂

« Comment se répartissent-ils dans cet éventail ? La neuropsychologue Isabelle Soulières, de l’Université du Québec à Montréal, note qu’on ne dispose pas de «chiffres solides». Elle estime cependant qu’il y a «probablement moins de 10 % d’autistes non verbaux», profondément enfermés dans leur silence et dans leur monde. Et qu’il y en a «probablement de 10 % à 15 % avec déficience intellectuelle, mais pas 50 %, comme on le dit parfois». l. »

Ceux qui disent 50% se fondent sur des études, pas sur des impressions comme cette neuropsychologue qui visiblement sert une thèse.

Une etude américaine a comparé les résultats aux test d’intelligence passés aux même personnes autistes, avec les nouveaux tests, puis avec les anciens tests. Beaucoup, vraiment beaucoup d’autistes déclarés déficient intellectuel avec les nouveaux tests avaient des résultats dans la normale ou suppérieurs à la normale avec les tests plus anciens. Il semble que les nouveaux tests soient moins performant avec les autistes!

Monsieur Villedieu, mon conjoint qui a 54 ans aujourd’hui a été diagnostiqué autiste par les Dr. Laurent Mottron et Normand Giroux en 2012. Après avoir travaillé pendant 28 ans comme technicien à Radio-Canada avec les rejets, les incompréhensions de part et d’autre et des »punitions » à répétition, il est parti en invalidité prolongée. Car malgré l’intervention d’Action main-d’oeuvre et d’une psychologue, Radio-Canada a refusé de faire les adaptations nécessaires pour faciliter sa vie au travail et réduire son anxiété. Pour lui, sa »carrière » a été un échec et ses longues années au travail, une grande source de souffrance.

Je suis étonnée qu’on ne retrouve aucune mention des travaux de Brigitte Harrisson et Lise St-Charles (SACCADE et Concept ConsulTED) dans l’article de Yannick Villedieu.