À une étape de la vie où il est préférable de bouger plutôt que de s’astreindre à des régimes alimentaires, 55 % des adolescents étaient insatisfaits de leur apparence corporelle et 65 % tentaient de contrôler leur poids en 2017, selon des données de l’Institut de la statistique du Québec. Une pandémie et quelques confinements plus tard, il serait faux de croire que ces chiffres puissent être revus à la baisse.
Le téléphone intelligent et les réseaux sociaux TikTok, Snapchat et Instagram sont omniprésents dans la vie des ados. Les parents ont-ils raison de s’en inquiéter ? Ces habitudes sont-elles la cause des maux qui affligent plusieurs jeunes : troubles alimentaires, perte de l’estime de soi, intimidation, isolement ?
Pour y voir clair, adopter de bonnes stratégies, et surtout ne pas céder à la panique ou au découragement, voici les propos éclairants de Léonie Lemire Théberge, Ph.D., psychologue clinicienne en cabinet privé et professeure au cégep Édouard-Montpetit.
Que peuvent les parents devant un enfant qu’ils croient complètement accro à l’univers numérique ?
Il faut d’abord se demander si Internet est le problème, ou si autre chose se cache derrière. Pour trouver la réponse sans sauter trop vite aux conclusions, on doit être proche de son enfant. Si on décrète que les réseaux sociaux l’empêchent de dormir ou d’obtenir de bons résultats scolaires, on peut passer à côté du fait qu’il ou elle est victime d’intimidation, par exemple, et que la souffrance réelle n’est pas nécessairement liée à l’utilisation de son téléphone ou de sa tablette.
Par ailleurs, démoniser ces technologies a pour conséquence que le jeune ne se sent pas du tout compris. Imaginez un adulte qui aime le sudoku ; si vous lui dites que ce jeu, « c’est vraiment poche », il n’en reparlera plus jamais.
On ne peut quand même pas nier l’incidence négative d’Instagram sur l’image corporelle.
En effet, et pas seulement chez les filles, très influencées par les modèles très minces. Les garçons, eux, regardent surtout les modèles très athlétiques. Encore là, il faut poser des questions : est-ce que ces images leur donnent le goût d’adopter de saines habitudes de vie ou si elles les accablent parce qu’ils n’y correspondent pas ? Il a été démontré que les photos normales ont beaucoup moins d’effets négatifs sur l’estime personnelle que les photos complètement retouchées. Instagram amène un désir de perfection, et ce qui est encore plus problématique, c’est cette dépendance aux mentions « j’aime », surtout chez les jeunes filles. Ça devient une sorte de baromètre du bonheur : en haut de 100, c’est l’euphorie ; en bas de 100, c’est la déprime.
Devant cela, certains parents éprouvent la tentation d’interdire ces réseaux sociaux. Est-ce une bonne stratégie ?
Il ne faut pas dire oui à tout, mais plutôt établir des règles, des balises, surtout devant des signes inquiétants comme le manque de sommeil, les mauvais résultats scolaires ou le refus de venir manger à table pour rester accroché à son téléphone. Il vaut mieux s’intéresser à ce que les jeunes regardent, car l’être humain étant ce qu’il est, l’interdiction ne va pas l’empêcher d’utiliser ces technologies, puisqu’elles ne sont pas près de disparaître. Les parents doivent aussi servir de modèles : ils ne sont peut-être pas sur Instagram, mais s’ils consultent leurs courriels à l’heure des repas…
Si la communication semble impossible, que « l’ado ne répond plus », comment rétablir le dialogue ?
La crainte d’un jeune, c’est de se faire chicaner. Si la dynamique avec le parent est celle de la critique et de l’affrontement, c’est évident qu’il n’ira pas vers lui, convaincu qu’il entendra la fameuse petite phrase : « Je te l’avais dit. » Même en tant qu’adultes, nous n’aimons pas l’entendre, car elle est culpabilisante. Alors il faut se mettre un peu dans la peau de son enfant et essayer de comprendre le plaisir qu’il retire des réseaux sociaux, ou l’adrénaline qu’il retrouve grâce aux jeux vidéos.
Quels signes indiquent que la discussion ne suffit plus et qu’il vaudrait mieux consulter un professionnel ?
Il faut surveiller si le jeune fonctionne bien dans sa vie de tous les jours. S’il éprouve des difficultés à l’école, dans les activités parascolaires ou au travail parce qu’il est toujours en train de jouer ou de regarder son téléphone, c’est un signe. Une perturbation de son sommeil ou de son alimentation aussi. Même chose s’il ne peut arrêter d’utiliser son cellulaire sans que cela cause des chicanes et de la souffrance. Plus il y a de sphères atteintes, plus il y a de dysfonctionnement et de discordes, plus il est temps de consulter.
Êtes-vous inquiète devant ce que beaucoup qualifient de dépendance à l’univers numérique ?
J’éprouve des inquiétudes, mais aussi de l’espoir. Tout est dans l’équilibre. Les grandes entreprises qui gèrent ces réseaux sociaux veulent bien paraître, et elles vont devoir investir dans la prévention. Cela dit, de tout temps, les jeunes nous ont préoccupés, ça remonte jusqu’à Socrate qui affirmait que les enfants de son époque étaient des tyrans aux mauvaises manières. La génération d’Instagram va faire sa place, entrer sur le marché du travail… et avoir moins d’heures à consacrer au monde numérique. On s’inquiétait autrefois pour les jeunes qui passaient trop de temps au téléphone, devant la télévision ou aux commandes de jeux vidéos. Tout va finir par rentrer dans l’ordre, et ils pourront à leur tour se plaindre de leurs enfants !