
Le corridor qui traverse le centre commercial d’Asbestos est désert, mis à part un vieillard qui rigole avec la vendeuse de billets de loterie. Deux clients traînent dans les allées du magasin à un dollar. En face, à la Bijouterie Nicole, personne ne reluque les colliers placés sous les glaces… « Oui, les temps sont durs », dit avec un soupir Caroline Plourde, jolie blonde de 35 ans qui a repris le commerce de sa mère. « La population est vieillissante et la crise économique donne un coup aux retraités. Surtout à ceux de la mine Jeffrey, dont la pension est déjà amputée… »
La mine d’amiante Jeffrey, c’est le grand canyon de l’Estrie : un trou assez important pour loger les trois quarts du Plateau-Mont-Royal, et au bord duquel s’étend la modeste ville d’Asbestos. Gaston Fréchette, 72 ans, a trimé dur à la mine pendant 40 ans. « De jour, de nuit, on travaillait tout le temps, en se disant qu’on allait avoir une belle retraite », raconte ce petit homme volubile. Lorsque la mine Jeffrey s’est mise sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies (LACC), il y a sept ans, la rente de cet ancien contremaître électricien a chuté du tiers. Chaque mois, c’étaient 850 dollars de moins dans ses poches, soit plus de 60 000 dollars au fil des ans ! Il a aussi perdu son assurance vie, l’entreprise ne pouvant plus en assumer les coûts. « Je ne suis pas le pire de la gang, car j’avais au départ une bonne rente et des économies. Certains ont dû abandonner les voyages, endurer leur vieille voiture, lâcher le golf ou vendre leur maison… »
Canwest Global, Fraser Papers, Nortel… Avec la crise économique, la liste des grandes entreprises qui se sont mises sous la protection de la LACC ne cesse de s’allonger. Et avec elle fond la certitude qu’avaient bien des travailleurs de pouvoir profiter, un jour, d’une retraite dorée.
Les Québécois, même ceux qui n’ont aujourd’hui que 30 ou 40 ans, ne peuvent plus se laisser bercer par le faux sentiment de sécurité créé par les régimes à prestations déterminées, qui versent des rentes généreuses jusqu’à la mort. Même ceux qui travaillent pour une grande entreprise peuvent voir la rente prévue réduite si leur employeur fait faillite ! Sans compter que les Québécois sont de moins en moins nombreux à avoir droit à de tels privilèges de retraite.
À moins d’être des salariés de l’administration publique ou d’une faible proportion d’entreprises privées, les Québécois sont seuls responsables de leur avenir financier. Seuls à tenter de bâtir un portefeuille en vue du moment où ils n’auront plus la force, ou l’envie, de travailler. Alors que la grande majorité d’entre eux n’ont pas les connaissances pour s’en charger ! Et personne, pas plus l’école que leur patron, ne les forme à cette gestion de leur sort.
Le cas de la mine Jeffrey a longtemps été considéré comme une exception, dit Gaétan Ménard, secrétaire-trésorier du Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier. « Mais avec la crise actuelle, on se rend compte que tous les régimes de retraite à prestations déterminées du secteur privé sont en danger en cas d’insolvabilité de l’employeur. »
L’actualité joint le leader syndical au téléphone alors qu’il débarque tout juste d’un avion. Il revient de Thunder Bay, où il a rencontré des retraités d’AbitibiBowater Canada, entreprise qui s’est placée sous la protection de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies en avril dernier. « Ils sont très nerveux, dit Gaétan Ménard. Ils risquent de perdre 25 % de leur pension si l’entreprise fait faillite. »
Au Québec, AbitibiBowater regroupe 5 600 employés et 9 000 retraités, lesquels génèrent en région des retombées économiques de 190 millions de dollars. Le fonds de pension de ce géant du papier accuse un déficit de 1,3 milliard de dollars, soit le quart de sa valeur. « Et il risque de ne jamais être renfloué », dit Gaétan Ménard. Car lorsqu’une entreprise se place sous la protection de la LACC, le juge décide si elle a les reins assez solides pour rembourser la « vieille » dette que constitue le déficit dans la caisse de retraite. Dans le cas d’AbitibiBowater, les « nouvelles » dettes, contractées durant la restructuration, ont été jugées prioritaires. Le fonds demeurera donc sous-financé pour un temps indéterminé. En cas de faillite, les retraités devront absorber le manque à gagner, à même leur chèque de pension.
« C’est du jamais-vu qu’autant d’entreprises canadiennes en difficulté soient aux prises avec un fonds de pension déficitaire », affirme Michel St-Germain, actuaire chez Mercer, qui pratique depuis 35 ans. La crise financière a mis le feu aux poudres en déplumant les fonds de pension, tous partiellement investis en Bourse pour maximiser les rendements. « Au lendemain de la chute des marchés, en janvier 2009, 75 % des régimes de retraite canadiens avaient un déficit d’au moins 20 % », dit l’actuaire. Puis, la récession a frappé. Ce fut le coup de grâce pour de nombreuses entreprises « matures », comme General Motors, Air Canada, AbitibiBowater, Nortel…
Au 25e étage de la Place Ville-Marie, à Montréal, la lumière fuse par les immenses fenêtres. Le ciel est partout. Me Martin Rochette le regarde distraitement en dessinant une petite tornade sur un bout de papier. « Certains l’appellent « the perfect storm »… la tempête parfaite. »
Avocat chez Ogilvy Renault, Me Rochette explique que la crise financière, la récession et le pauvre rendement des caisses de retraite depuis quelques années ont créé une situation critique pour les régimes à prestations déterminées. « Tous les paramètres sont au plus bas à l’heure actuelle. Certains se disent qu’avec le temps la situation ne peut que s’améliorer. C’est la logique derrière les mesures prises par les gouvernements. »
La loi 1, adoptée au Québec en janvier 2009 et qui sera en vigueur jusqu’en 2012, vise à atténuer les effets de la « tempête » en allégeant le fardeau financier des entreprises. Elle allonge notamment de 5 à 10 ans la période sur laquelle elles sont tenues de rembourser le déficit de leur fonds de pension et modifie certains calculs actuariels de manière à étaler les pertes sur quelques années. Le gouvernement fédéral a aussi adopté des mesures pour donner de l’oxygène aux entreprises canadiennes qui sont sous son autorité.
Toutefois, aucune de ces mesures ne tient si une société se place sous la protection de la LACC ou de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, qui sont de compétence fédérale : ce sont elles qui prévalent. C’est ce qui fait que Ken Lyons est à cran !
Cet ex-travailleur de Nortel Canada se bat pour sauver sa pension et celle de 3 000 compatriotes québécois. En janvier 2008, le géant des télécoms se plaçait sous la protection de la LACC, alors que la caisse de retraite accusait un déficit de 31 %. En cas de faillite, la rente des retraités serait rognée du tiers. « Des gens pourraient carrément se retrouver à la rue ! » s’inquiète le porte-parole de la Sauvegarde des retraités et anciens employés de Nortel Canada. « Mais les retraités n’ont aucun recours, car ils ne sont pas des créanciers préférentiels. On veut que ça change ! »
À Asbestos, les retraités de la mine Jeffrey, représentés par Gaston Fréchette, ont intenté une action collective de 21 millions de dollars en 2006 pour tenter de récupérer une part de leur dû. En novembre dernier, après une bataille « longue en démon », ils ont conclu une entente à l’amiable de 7,5 millions, évitant un fastidieux procès en 2010. « La somme obtenue n’est pas terrible, mais la saga est terminée. On va enfin pouvoir se reposer ! » dit Gaston Fréchette.
Malgré cette compensation, les retraités de la mine Jeffrey auront été privés d’environ 20 millions de dollars de revenus de retraite au fil des ans. « C’est sûr que 35 % de moins dans les poches des gens, ça touche les commerçants », confirme le nouveau maire d’Asbestos, Hugues Grimard. « C’est une perte majeure dans une région. »
Joint en Floride, où il vit quelques mois par année, Paul Gauthier, ex-président et chef de la direction de Bimcor, filiale de Bell Canada chargée des caisses de retraite de cette dernière, ne pleure pas sur le sort des retraités menacés par les faillites. « Au moins, ils ont une pension ! Même si celle-ci était amputée, ils seraient dans une meilleure situation que près de 75 % des travailleurs du privé, qui n’ont rien du tout ! » dit-il.
Lui-même retraité, Paul Gauthier est fellow invité du centre interuniversitaire CIRANO, où il dirige des recherches sur les problèmes de pension au Québec. Selon lui, la difficulté numéro un de la retraite au Québec est plutôt que la majorité des travailleurs n’ont aucun régime de pension agréé offert par l’employeur et qu’ils n’épargnent pas assez, personnellement, pour s’assurer une vieillesse confortable.
Aux États-Unis, 83 % des travailleurs de l’État profitent d’un régime de pension à prestations déterminées, contre seulement 20 % des travailleurs du privé. Ce taux baisse chaque année. Au Québec aussi, les régimes à prestations déterminées disparaissent peu à peu : il y a 30 ans, 45 % en bénéficiaient, contre 35 % aujourd’hui – soit 19 % des travailleurs du privé et 90 % de ceux du public.
Ces pensions Cadillac n’ont plus que deux bastions : la grande entreprise syndiquée et la fonction publique. Mieux vaut, au Québec, être concierge dans un hôpital que cadre dans une PME ! La majorité des travailleurs d’une administration publique (un travailleur québécois sur six) reçoivent jusqu’à 70 % de leur salaire à la retraite. La moitié de leur pension est financée par l’État, c’est-à-dire par les contribuables… qui souvent sont eux-mêmes sans filet !
Près de 75 000 PME québécoises n’offrent en effet aucun régime de retraite. Et les grands employeurs se désengagent progressivement. « Les régimes à prestations déterminées sont complexes à administrer et coûteux pour les employeurs, qui les abandonnent de plus en plus », dit l’actuaire Michel St-Germain.
Par exemple, au journal La Presse, qui menaçait de fermer si les employés n’acceptaient pas différentes concessions, le régime de pension à prestations déterminées sera remplacé par un régime à cotisations déterminées pour les nouveaux employés. Ce modèle bon marché, et surtout moins risqué pour l’entreprise, gagne en popularité en Occident. Pour l’employeur, il consiste à verser un pourcentage fixe du salaire dans le REER de l’employé (environ 5 %, selon l’actuaire Michel St-Germain). Mais le travailleur hérite de la gestion de son fonds de retraite et assume tous les risques d’investissement ! Le particulier devient maître de sa destinée, alors qu’il ignore quels seront les rendements des marchés financiers, combien d’années il vivra et quelle est la somme d’argent dont il aura besoin.
« Les gens n’ont aucune idée de ce qu’ils doivent épargner pour leur retraite ! » s’inquiète Paul Gauthier. Il déplore que les entreprises laissent leurs ouailles dans le noir. « Il faut qu’elles les guident davantage sur l’épargne requise et sur les principaux paramètres d’investissement. »
Selon Statistique Canada, seulement 26 % des Québécois ayant fait une déclaration de revenus ont cotisé à un REER en 2008, contre 28 % en 2000. Sans compter que la cotisation annuelle moyenne n’a été que de 2 500 dollars. De plus, une personne sur quatre retire son REER avant l’échéance de la retraite pour l’utiliser à d’autres fins, selon Paul Gauthier.
Au moment de quitter le monde du travail, la paye peut donc être mince. Selon la Régie des rentes du Québec (RRQ), 30 % des travailleurs ne bénéficient d’aucune couverture en vue de la retraite, pas même d’un REER personnel. Ils devront se contenter des revenus versés par les régimes universels, soit la Sécurité de la vieillesse du Canada, le Supplément de revenu garanti et la RRQ. Des revenus modestes : un Québécois qui a gagné un salaire moyen de 46 300 dollars durant sa vie active reçoit, à partir de 65 ans, environ 20 000 dollars par année au total de ces trois sources. « C’est juste au-dessus du seuil de pauvreté. Les régimes publics n’assurent que le minimum », commente Pierre Plamondon, actuaire en chef à la RRQ.
Les calculs de cet organisme donnent froid dans le dos : un travailleur sur deux sera probablement pauvre à la retraite, sa couverture étant soit insuffisante, soit inexistante ! « C’est pourquoi on encourage les gens à épargner davantage et on offre plus de souplesse aux retraités qui souhaitent continuer à travailler », dit Pierre Plamondon.
Les experts sont unanimes, le mariage travail-retraite, c’est le nouveau Klondike de l’âge d’or !
Les Québécois quittent le marché du travail tôt : en moyenne à 62 ans, comparativement à 64 ans pour les Canadiens du reste du pays. L’espérance de vie étant de 81 ans, les aînés devront travailler plus s’ils ne veulent pas épuiser leur bas de laine avant le temps. Donc, exit le golf et le jardinage à temps plein pour nombre des deux millions de baby-boomers qui prendront leur retraite dans les 20 prochaines années. L’ère de la retraite graduelle est commencée. « Les Québécois sont les champions de la retraite anticipée au pays : ça doit changer, décrète l’actuaire Michel St-Germain. Sinon, l’économie du Québec sera très entravée par le renversement de la pyramide démographique. »
Dans 15 ans, il n’y aura plus que 2,5 travailleurs pour un retraité, contre 4 aujourd’hui. Les boomers pourront donc aisément retourner au boulot. Et soulager au passage les employeurs qui seront aux prises avec un criant manque de main-d’œuvre.
S’ils ont un savoir-faire dans un domaine, les boomers deviendront consultants. Sinon, ils seront commis dans les grandes surfaces, serviront le café dans les restaurants-minute ou rempliront les sacs d’épicerie. « C’est souvent le cas dans les supermarchés floridiens, remarque Paul Gauthier. Ces personnes âgées ont probablement besoin d’un revenu de retraite supplémentaire pour vivre. »
Au Québec aussi, le coussin de retraite des boomers a besoin d’être renfloué : les REER ont fondu de 15 % à 30 % durant la crise financière de 2008, affirme David Burke, directeur de la pratique de retraite pour le Canada chez Watson Wyatt Worldwide. « Même avec l’amélioration des marchés en 2009, une personne devra travailler quatre ou cinq ans de plus si elle souhaite récupérer les pertes subies », dit-il.
Le commun des mortels a été victime de la débâcle des marchés, bien souvent sans rien y comprendre. Car la majorité des gens ignorent tout du monde de la finance. Pas étonnant que l’industrie des services financiers soit en plein boum. Mais les petits investisseurs sont inquiets, car courtiers et planificateurs ne sont pas toujours sans reproches. À l’Autorité des marchés financiers, malgré « la grande compétence des membres » et les nombreuses précautions mises en place, on ne peut jurer qu’il n’y aura jamais plus de cas Lacroix, ce fraudeur qui a dépossédé bien des retraités de leurs avoirs. « Ce serait comme demander à la police qu’il n’y ait plus jamais de crimes ! » dit le porte-parole, Sylvain Théberge. L’organisme recommande d’investiguer avant d’investir et conçoit divers outils pour aider les gens à faire fructifier leurs avoirs.
Faire fructifier leurs avoirs ? Voilà qui ne sera bientôt plus un luxe ! Dans 30 ans, les jeunes travailleurs d’aujourd’hui tireront leur révérence. Ils seront encore moins nombreux que les baby-boomers à avoir bénéficié d’un régime de pension blindé. Si leurs REER n’ont pas rapporté suffisamment, un nouveau slogan pourrait alors flotter sous le fleurdelisé : « Pauvreté 75 ».