
Il fut un temps où les rives africaines de la Méditerranée étaient paisibles.
En Libye, Mouammar Kadhafi, qu’un ex-président des États-Unis qualifia un jour de « chien fou », jouait parfois les trouble-fêtes. Mais l’Europe, toute proche, s’en accommodait ; elle avait besoin de son pétrole.
En Égypte, Hosni Moubarak était peut-être le plus corrompu des pharaons. Sa fortune, calculée en dizaines de milliards de dollars, était aussi spectaculaire que ses scores électoraux (89 % à la présidentielle de 2005). Mais les États-Unis s’en contentaient ; sous sa houlette, l’Égypte était une alliée indéfectible.
En Tunisie, Zine el-Abidine Ben Ali faisait arrêter ses adversaires politiques, laïcs ou islamistes, à la pelle. Mais c’était le chouchou de l’Union européenne. En 1995, la Tunisie avait même signé une entente de libre-échange avec Bruxelles.
Les « printemps arabes », en 2011, ont provoqué l’écroulement de ces trois régimes qui passaient pour stables. La Tunisie, la Libye et l’Égypte poursuivent aujourd’hui des trajectoires fort distinctes, entremêlées de progrès spectaculaires, de reculs tragiques et de voies sans issue. État des lieux.
. . .
TUNISIE
Pari gagné, mais…
Vive la Tunisie ? On peut le penser : ce pays a réussi, dès 2014, à se doter d’une nouvelle Constitution et à organiser des élections législatives et présidentielles. Cela ne l’a pas empêché, hélas, d’être la cible d’un attentat, revendiqué par l’EI, qui a coûté la vie à une vingtaine de touristes à la mi-mars à Tunis.
Le gouvernement s’était pourtant bien débrouillé jusque-là, les adversaires politiques ayant choisi de collaborer. Résultat : le gouvernement, qui compte des libéraux, des islamistes et même d’anciens communistes, représente de larges pans de l’électorat.
« Le régime tunisien est, sans l’ombre d’un doute, le seul régime légitime du monde arabe, soutient Noomane Raboudi, politologue et professeur à l’Université d’Ottawa. Certes, il reste des problèmes de justice transitionnelle, de violence policière et d’équité dans le partage de la richesse, mais la situation n’est pas du tout comparable à celle de pays comme la Libye, la Syrie et le Yémen, où il y a des guerres civiles, ou comme l’Égypte, où une dictature militaire plus brutale encore que celle de Moubarak est en train de s’installer. »

La liberté d’expression est réelle, bien qu’elle connaisse, en Tunisie aussi, des limites. En janvier, le blogueur Yassine Ayari a été condamné à trois ans de prison pour avoir diffamé l’image de l’armée sur Facebook. « C’est trop bizarre de voir que l’un de nous peut se faire arrêter après la révolution », dit le blogueur Majdi Calboussi, qui reconnaît toutefois qu’Ayari était « un peu extrémiste ».
La Tunisie cherche à tourner la page dans un esprit de consensus. Pour guérir les blessures du passé, une commission vérité et réconciliation (appelée Instance vérité et dignité) doit scruter l’histoire contemporaine depuis 1955, année qui précéda l’indépendance d’avec la France. Elle commencera par identifier les victimes. Notamment celles de la répression anti-islamiste des années Ben Ali, de 1987 à 2011.
La tâche est si vaste — des milliers d’ex-prisonniers politiques et de victimes de torture se sont déjà manifestés — que le sociologue Taoufik Djebali est sceptique. Cette instance réussira-t-elle à panser les plaies du passé ? « Mission impossible », estime-t-il.
La Tunisie doit faire face aux mêmes problèmes que ses voisins : le chômage est élevé (15 %) ; l’investisseur étranger, craintif ; la croissance économique, tiède (2,4 % en 2014) ; et le tourisme, en berne. C’est d’abord la faute de la crise qui frappe l’Europe et que la Tunisie subit de plein fouet, puisqu’elle est liée par un accord de libre-échange (partiel) avec l’Union européenne.
Les observateurs restent cependant optimistes. « Face à la maigre récolte du “printemps arabe”, la Tunisie reste le dernier espoir d’une transition démocratique réussie », note l’International Crisis Group.

LIBYE
Par ici le chaos
L’État, c’était lui : quand la révolution libyenne renverse Mouammar Kadhafi, en 2011, l’État s’écroule. L’armée aussi. Elle est remplacée par des centaines de milices, qui s’emparent des dépôts d’armes. Comme ces bandes armées font aujourd’hui office de forces de sécurité, la Banque centrale de Libye les rémunère. En clair : ces miliciens sont des… fonctionnaires.
Cela ne les empêche pas de se faire la guerre. Comme les milices sont regroupées en deux camps, on parle de deux gouvernements ou Parlements. Il serait plus juste de parler de deux coalitions politiques et militaires.

La Chambre des représentants, « basée » à Tobrouk (près de la frontière avec l’Égypte), est reconnue par la communauté internationale. Ce Parlement s’appuie sur les milices de la ville de Zintan, dans l’Ouest, qui ont prêté allégeance à un ex-général et ex-agent de la CIA, Khalifa Haftar, chef de l’Armée nationale libyenne.
L’autre grande coalition s’appuie sur le Congrès général national (CGN), allié notamment aux bataillons de la ville de Misrata, les plus importants du pays puisqu’ils pourraient comprendre jusqu’à 35 000 hommes, selon un chercheur de l’Université d’Oxford, le Canadien Brian McQuinn. Ces groupes armés, qui forment l’Aube libyenne, contrôlent la capitale, Tripoli.
Les Nations unies ont organisé des négociations entre les deux parties. Plus facile à dire qu’à faire : avant de permettre aux Parlements de discuter entre eux, il faudrait que les camps, composés l’un et l’autre d’une multitude d’éléments, s’entendent sur leur propre position…
Les pourparlers sont compliqués par l’entrée en scène des djihadistes de l’État islamique (EI). Ces extrémistes libyens, dont bon nombre sont allés combattre en Syrie après avoir pris les armes contre Kadhafi, « tiennent » les villes de Derna et de Syrte. Selon la journaliste Mary Fitzgerald, les deux gouvernements pourraient s’unir pour empêcher l’EI d’étendre son pouvoir, puisque celui-ci les considère l’un et l’autre comme des « apostats », injure suprême appelant la peine de mort. Mais la journaliste n’écarte pas non plus l’éventualité d’une « guerre à trois ».

Chacun des deux Parlements libyens peut compter sur le soutien de puissances régionales : l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite appuient la Chambre des représentants ; le Qatar et la Turquie soutiennent le CGN. En février, Le Caire a d’ailleurs bombardé, en guise de représailles, des positions de l’EI à Derna après que les djihadistes eurent revendiqué l’égorgement de 21 chrétiens égyptiens.
L’OTAN, qui a joué un rôle de premier plan dans le renversement de Kadhafi, a compris tardivement la gravité de la situation. Des drones de surveillance survoleront la Libye, selon le secrétaire général de l’Organisation, Jens Stoltenberg, mais seulement « à partir de l’année prochaine », a-t-il déclaré récemment à Rome.
Pendant ce temps, les Africains continuent de fuir les côtes libyennes dans l’espoir de gagner l’Italie au péril de leur vie, un juteux business sur lequel les milices armées ont la haute main.
Bien que les uns et les autres dénoncent ce trafic d’êtres humains, il y a peu de chances que les Nations unies donnent leur feu vert à une nouvelle intervention internationale en Libye pour ramener un peu d’ordre dans le pays. La Russie, selon toute vraisemblance, exercerait son droit de véto au Conseil de sécurité pour y mettre le holà. Moscou reproche à l’OTAN d’avoir outrepassé le mandat de protection des populations civiles qu’elle s’était vu confier par l’ONU, en 2011, pour chasser Kadhafi du pouvoir.
On peut même penser que la Russie voit l’instabilité en Libye d’un bon œil : le conflit a fait chuter les exportations de pétrole libyen. Ce qui permet à Moscou, dans un marché saturé, de mieux vendre le sien.

ÉGYPTE
Retour à la case départ
Sur la place Tahrir, en 2011, ils s’étaient donné rendez-vous par dizaines de milliers pour réclamer le départ de Moubarak. Celui à qui les médias du monde entier donnaient la parole était un rondouillard informaticien et blogueur, Alaa Abdel Fattah.
Il n’est plus seulement une icône de la révolution, mais aussi de la contre-révolution depuis qu’il a été condamné, en février, à cinq ans de prison pour avoir participé, en 2013, à une manifestation antimilitaire (par définition interdite, puisque tous les rassemblements publics le sont).
L’incarcération d’Abdel Fattah, issu d’une famille d’intellectuels de gauche — sa sœur Sanaa Seif est elle aussi derrière les barreaux —, est le symbole d’une reprise en main par les militaires. « La volonté de l’État est d’écraser l’expression de toute dissidence », dit le cinéaste et militant Omar Robert Hamilton, leur cousin.
Ce pouvoir est en grande partie aux mains de militaires. Ils ont certes « lâché » Moubarak, qu’ils ont soutenu pendant 30 ans (de 1981 à 2011), mais n’ont jamais accepté l’islamiste modéré Mohamed Morsi, un Frère musulman démocratiquement élu en 2012. Ils ont d’ailleurs profité de la vague de contestation que sa victoire a soulevée pour le renverser l’année suivante.

Sous la houlette de l’ex-maréchal Abdel Fattah al-Sissi, ancien ministre de la Défense élu à la présidence en juin dernier, le gouvernement sévit désormais contre les « entités terroristes », catégorie fourre-tout où le pouvoir range bon nombre d’opposants, depuis les Frères musulmans — la première et la plus importante organisation islamiste, désormais interdite — jusqu’aux djihadistes actifs dans la péninsule du Sinaï.
« L’État parle constamment de terrorisme », soutient Salma Saïd, 29 ans, militante de grande renommée qui a elle-même déjà été incarcérée. « Nous avons, bien sûr, un problème de terrorisme islamiste. Mais jusqu’à maintenant, l’État a fait plus de victimes que le terrorisme islamiste, qu’il prétend combattre. » Les forces de sécurité, selon Human Rights Watch, ont tué au moins 1 150 personnes pendant les seuls mois de juillet et août 2013.
Depuis le coup d’État militaire, les arrestations se sont multipliées. Le Centre égyptien pour les droits économiques et sociaux, une organisation de défense des droits de la personne, a dressé une liste de 41 000 (!) noms. Les tribunaux ont condamné à mort plus de 700 personnes — une seule a été exécutée à ce jour.
L’Occident, qui compte sur l’Égypte dans sa lutte contre l’État islamique, notamment en Libye, se garde bien de trop critiquer Le Caire. Par exemple, les États-Unis se sont dits « profondément troublés » par l’incarcération d’Abdel Fattah, mais cette remarque a été prononcée par la bouche d’une simple porte-parole du Département d’État…
« Je suis à 100 % pour les droits de l’homme, mais pas pour l’instant », aurait expliqué le président al-Sissi à François Hollande en novembre (selon Le Nouvel Observateur). Il est vrai que la France et l’Égypte avaient d’autres sujets de discussion : Paris vient de conclure avec Le Caire un contrat d’armement de 5,2 milliards d’euros (7,1 milliards de dollars), pour 24 avions de combat Rafale, une frégate et des missiles air-air…
Il faudrait aussi s’interroger sur la trajectoire des pays occidentaux: On accepte le Coup d’État égyptien, le retour au pouvoir des militaires et la condamnation d’un chef d’État élu démocratiquement (Morsi), mais on n’accepte pas l’entêtement de Bachar El Assad à s’accrocher au pouvoir. Cherchez l’erreur !