
À deux semaines de l’ouverture de la chasse au dindon sauvage au Québec, le 28 avril, Steve Tardif sentait l’excitation s’emparer de lui. Depuis qu’il a découvert ce gibier, il y a 10 ans, il ne veut plus chasser autre chose. « C’est une expérience excitante », dit ce technicien en aéronautique de 43 ans, capable d’imiter au téléphone le glouglou du mâle en mode séduction. « Si vous voulez réussir votre chasse, il faut localiser un dindon la veille et revenir avant le lever du soleil pour l’attirer avec adresse et patience, car il est méfiant et rusé. »
Au fusil et à l’arc, il a tué plus de 50 dindons sauvages dans plusieurs États américains et au Québec. Inspecteur d’avions C Series pour Bombardier, il profite de ses voyages professionnels pour suivre la piste de celui que les Américains appellent le wild turkey, et qui jouit là-bas d’une excellente réputation, non seulement chez les chasseurs, en raison des défis qu’il pose, mais aussi dans la culture populaire et l’alimentation. « Benjamin Franklin [l’un des Pères fondateurs des États-Unis]* voulait en faire l’emblème national pour son rôle dans l’histoire de son pays, notamment chez les Premières Nations ; il le préférait au pygargue à tête blanche », rappelle Steve Tardif. Franklin trouvait notamment le gallinacé plus courageux que le rapace. Une qualité qui s’ajoute à cet oiseau, que Tardif trouve beau… et bon. Comme sa chair est très maigre, un peu rosée, il aime l’apprêter avec un corps gras, généralement du bacon. Steve fait mariner la viande dans du whisky et la fait dorer lentement à la chaleur secondaire du barbecue.
« L’ancien président des États-Unis Benjamin Franklin voulait en faire l’emblème national pour son rôle dans l’histoire de son pays, notamment chez les Premières Nations ; il le préférait au pygargue à tête blanche. »
Des qualités que ne reconnaît pas Céline Poulin, qui a eu la peur de sa vie l’an dernier lorsqu’une « dinde noire » a fait irruption dans sa maison, à Gatineau, provoquant chez elle un choc nerveux et des dégâts matériels sur son canapé (« mon couch »). Un reportage de TVA sur cette femme, qui a dû insister pour obtenir un remboursement d’assurance, a rendu le gallinacé célèbre au Québec (175 000 visionnements sur YouTube).
Disparu du Canada vers 1900, après avoir nourri des générations de colons, le dindon sauvage (Meleagris gallopavo) a connu une renaissance inattendue à la fin du XXe siècle. La réintroduction de l’espèce aux États-Unis est une histoire à succès de la gestion faunique sur le continent. Après y avoir frôlé l’extinction, l’espèce a profité, dès 1950, de mesures de protection draconiennes. Son nombre étant passé de quelques milliers à plusieurs millions d’individus aujourd’hui, le dindon sauvage a connu une renaissance dans les États du Vermont, du Maine et de New York, gagnant peu à peu l’Ontario et le sud du Québec.
Selon la biologiste Marie-Hélène Hachey, adjointe à la coordination de la deuxième édition de l’Atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional, on peut même parler d’explosion démographique. Des collaborateurs avaient signalé sa présence dans 16 parcelles de 10 km2 lors de la première édition de l’Atlas, en 1995 ; on le retrouve aujourd’hui dans 473 des quelque 4 000 parcelles répertoriées dans le sud de la province. Le Québec offre à cette espèce, la plus grosse de la faune aviaire (de six à huit kilos pour le mâle et environ quatre pour la femelle), des conditions idéales pour sa survie et sa reproduction, en raison de l’abondance de grains résiduels sur les terres agricoles et des hivers de plus en plus cléments.
Ce foisonnement fait la joie des chasseurs. L’an dernier, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs a délivré 14 266 permis de chasse au dindon sauvage et 5 884 bêtes ont été abattues. « Les populations sont en excellente santé en Outaouais, en Estrie, en Montérégie et dans le Centre-du-Québec. On commence à voir le dindon coloniser des lieux plus au nord, en Chaudière-Appalaches, par exemple », explique François Lebel, biologiste responsable de ce dossier au Ministère. Plus de 70 000 journées ont été consacrées à cette chasse, une nette progression depuis 2010.
De 2010 à 2013, les biologistes du Ministère ont relâché des centaines de mâles et de femelles capturés dans des emplacements où ils abondaient. Le 15 mars 2013, dernière journée de l’opération, 148 femelles et 74 mâles ont recouvré leur liberté en Mauricie et dans le Centre-du-Québec.
Parmi les questions qui demeurent sans réponse : le dindon sauvage peut-il nuire à des espèces indigènes ? Dans quelle mesure nuit-il à la production agricole ?
Les ornithologues n’approuvent cependant pas le plan de gestion du dindon sauvage du Ministère. « Il ne fait pas mention des activités d’observation, qui génèrent pourtant d’importantes retombées économiques », dit Jean-Sébastien Guénette, directeur du Regroupement QuébecOiseaux, qui s’est opposé à la chasse dès 2006, jugeant que les données scientifiques n’étaient pas suffisamment solides. Parmi les questions qui demeurent sans réponse : le dindon sauvage peut-il nuire à des espèces indigènes ? Dans quelle mesure nuit-il à la production agricole ? On sait que des oiseaux se sont introduits dans des silos à grains, provoquant des dégâts avec leurs déjections. Ils peuvent aussi manger les semis dans les champs.
Les quelque 1,5 million d’observateurs d’oiseaux sauvages du Québec contribuent aussi à l’économie locale, fait remarquer l’ornithologue. Et ils ont une expertise peu reconnue par le Ministère, qui s’appuie sur les observations des chasseurs. Par ailleurs, rien ne permet de penser que le travail de déplacement a été couronné de succès, faute d’études à long terme.
Les chasseurs ont également une conscience écologique, fait valoir Steve Tardif. Dans les régions d’abondance, ils peuvent participer à la régulation des populations. Mais pour lui, le dindon est surtout un animal à apprécier… sur la table. C’est d’ailleurs cette espèce qu’on a domestiquée pour l’offrir, rôtie, dans le temps des Fêtes.
* Contrairement à la citation écrite dans le texte initial, Benjamin Franklin n’a pas été président des États-Unis. Cosignataire de la Constitution américaine, du Traité de Paris et de la Déclaration d’indépendance, il est considéré comme l’un des Pères fondateurs.
Cet article a été publié dans le numéro de juin 2017 de L’actualité.
Vous êtes sûrs que c’est une photo de dindon sauvage?