Sauve qui peut !

Une sorte de renoncement au monde est en cours et il s’agit d’une réaction à la tyrannie sédentaire provoquée par la féerie du numérique.

Photo : Daphné Caron pour L’actualité

Voilà que survient ce qui était impensable il y a un an à peine : ma fiancée et moi nous apprêtons à quitter notre Limoilou chéri pour aller vivre à la campagne.

Nous rêvons d’ailleurs, loin des grincements que provoque le mouvement perpétuel de l’urbanité. Tant qu’à être des poussières d’étoiles, autant fuir la pollution lumineuse pour aller contempler d’où nous venons.

La hausse du coût des divertissements et le recul du vivre-ensemble, par-dessus tout, ont eu raison de mon âme de citadin. Si je constate à quel point mes proches m’ont manqué pendant les confinements, le contact des étrangers m’est, à l’inverse, devenu presque intolérable. Au cinéma et au théâtre, le public est impoli, bruyant. Le pilier de bar débile qui s’incruste dans notre groupe ou le couple qui se parle à pleine voix lors d’un spectacle musical sont désormais légion.

Ou alors tout cela était déjà présent, et le fait d’être préservé de ces comportements irritants m’a rendu plus irritable. Et si en plus il faut casser sa tirelire pour aller se faire chier…

Dans Le sacre des pantoufles, l’essayiste, romancier et philosophe français Pascal Bruckner attribue mon repli à une sorte de renoncement au monde. Nous serions nombreux, selon lui, en proie à une tyrannie sédentaire, alimentée par ce qu’il désigne comme la féerie du numérique. « Côtoyer des anonymes n’est plus un plaisir, mais une corvée », écrit-il pour traduire mon sentiment.

Il impute ce flétrissement social à l’avènement du téléphone portable, avec ses applications qui permettent de se divertir depuis chez soi, et aux réseaux sociaux, où l’on peut bloquer facilement les impertinents. Nous préférerions les ombres de la caverne à la réalité du dehors. Bruckner reprend à son compte la célèbre allégorie de Platon afin d’éclairer sa théorie : nous sommes les esclaves consentants d’un monde numérique plus sécuritaire.

Il n’a pas tort. Mais s’agit-il de la source du problème ou est-ce une solution ? Car ce que je vois, ce sont des citadins repliés sur des écrans, certes. Mais serait-ce parce que, pour bien des gens, la réalité du monde est devenue intolérable ? C’est ce que raconte Virginie Despentes dans sa trilogie Vernon Subutex : des villes aussi invivables qu’inabordables. Des rapports humains désossés, qui virent au conflit permanent. Son protagoniste préfère sombrer dans l’errance plutôt que de jouer ce jeu de dupes, puis part dans la France profonde.

Déjà que je ne m’endure que la moitié du temps, il ne faudrait pas en plus me demander d’aimer les autres à temps plein, et par hordes de surcroît. Alors je me sauve.

Je veux bien qu’en « se mettant en danger » et en allant vers les autres, on s’expose également aux rencontres fortuites qui font la magie de l’existence en société. Mais cette magie est devenue un mauvais sort. À tel point que je suis de moins en moins convaincu qu’il est nécessairement plus déprimant de trouver l’âme sœur sur une appli de rencontres plutôt que dans un bar rempli d’ostrogoths.

Notre tolérance au risque a diminué, c’est vrai. Mais ce phénomène est antérieur à la pandémie et à la déferlante numérique. Dans Sociologie du risque, publié en 2012, l’essayiste David Le Breton remontait jusqu’aux années 1980 pour constater comment la génération du baby-boom, et plus encore celle des X, s’était mis en tête de réduire tous les dangers, même les plus fondateurs et formateurs pour nos enfants. Les jeunes d’aujourd’hui ne sont pas anxieux pour rien. Nous avons cultivé l’aversion du risque. Encore une fois, si le numérique contribue au problème, c’est parce qu’on s’y réfugie, faute de vouloir subir le réel, devenu irrespirable.

Pascal Bruckner accuse aussi le numérique d’avoir mis fin au goût de nos semblables pour le vagabondage. Pas sûr. Mon envie d’aller voir ailleurs, c’est le tourisme de masse qui l’éteint. Les grandes villes rendues populaires — en bonne partie par les réseaux sociaux, voilà le lien — ne permettent plus la rencontre avec l’Autre qu’évoque le philosophe. Aller à Rome pour y côtoyer des touristes : non merci. Là encore, je préfère la campagne, les lieux en marge, où l’on peut encore échanger avec les gens du coin. Mais on sent aussi leur crainte, leur mépris. Avec raison, ils ont peur de l’envahissement.

Bruckner oppose plusieurs visions du monde, à travers les âges et les écoles de pensée. Je m’incline devant son érudition et sa capacité à faire une sorte d’étude comparative des philosophes de la « rencontre » et de leurs contreparties qui célèbrent la misanthropie.

Je me situe entre les deux. J’aime les gens : ceux que je choisis. Mais déjà que je ne m’endure que la moitié du temps, il ne faudrait pas en plus me demander d’aimer les autres à temps plein, et par hordes de surcroît. Alors je me sauve. Je reviendrai en touriste, tiens.

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Je ne sais pas si on a perdu le goût du risque ou si plutôt nous en sommes rendus à le voir partout. Si je me pose cette question c’est que je tente de trouver un sens commun à toutes ces réactions qui nous enflamment, à tous ces choix que nous effectuons même s’ils menacent notre survie; choix écologiques, choix technologiques, choix dans nos façons de vivre ensembles. Pour illustrer la chose s’impose à moi l’image que nous traversons maintenant la vie armés de nos revolvers pulvérisateurs à la chasse de tous ces éléments qui pourraient provoquer chez nous des irritants, des souffrances, des agressions. Nous vaporisons nos maisons de produits chimiques afin de détruire les bactéries qui pourraient nous faire du mal, vaporisons notre environnements pour éliminer les moustiques qui pourraient nous agresser, vaporisons les idées qui nous confrontent et qui pourraient nous bouleverser. Nous semblons avoir développé une intolérance à cette part de la vie qui représente ce qui est imprévisible, désagréable, menaçant pour notre confort. Si la vie était un individu, nous l’aimerions pour la part qui nous gratifie tout en cherchant constamment à éliminer les facettes qui ne nous conviennent pas. Aimons-nous vraiment la vie à vouloir ainsi l’expurger d’une partie d’elle-même? Nous sommes comme Bill Murray dans le film le « jour de la marmotte » à fantasmer que ces jours qui se répètent sans cesse se déroulent seulement sur une plage ensoleillée à faire l’amour toute la journée.

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Bonjour David
Je ne veux pas faire ici le résumé de votre papier ni même étaler ma vision de mon « Sauve qui peut » perso.
Je veux simplement vous assurer que votre décision de quitter le zoo citadin est sage et porteuse de belles découvertes. J’en ai la preuve, pour avoir quitté Montréal en 1978 et Québec en 2018. J’ai la chance de vivre au Bas St-Laurent, dans une petite maison, face à la mer qui s’étale sur 180′. Nous vivons au rythme des variations de la lumière, de la danse des nuages et de la musique des vagues et du ressac qui est à nos pieds et ce, 24 sur 7. Effectivement, tourisme de masse, non merci. Proximité citoyenne ? Déjà donné. Comme disait Gabin, je ne sais pas tout à 73 ans, mais je sais que mon choix de vivre ici est salutaire. Alors bonne chance à vous et à votre famille pour votre future rupture qui sera, soyez-en assuré, salvatrice.

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A-t-on envie de l’autre autrement que pour satisfaire son propre besoin ? Le ballet des rencontres entre narcissiques donne forcément cette exaspération. Chacun ne trouvant pas son compte. L’enfant-roi, la valorisation des «expériences» personnelles cultivent dès le très jeune âge une acuité à notre besoin – pas une mauvaise chose en soi – mais l’autre est sorti de l’équation. Si ça ne se passe pas comme on veut, on tape du pied. Dans ce dialogue de sourd, pas de mutuelle entente. De mutuel plaisir où on peut vivre celui de l’autre par procuration.

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Quand nous étions chasseurs-cueilleurs, notre besoin les uns des autres ne faisait de doute pour personne. Quand nous sommes devenus agriculteurs et villageois, nous avions encore besoin les uns des autres. Plus nous avancions, plus nous cherchions à contrôler la nature pour réduire les insécurités de toutes sortes, pour réduire le risque de vivre finalement. Dans les sociétés hautement organisées d’aujourd’hui, nous avons encore besoin des autres, mais nous ne les voyons pas vraiment et nous n’avons pas à les côtoyer de près, après tout, la viande et le pain nous sont offerts tout emballés dans les présentoirs de l’épicerie. Tiens, il me vient à l’instant une idée plutôt choquante : il n’y a rien comme la guerre pour nous jeter les uns contre les autres en proche solidarité contre l’ennemi et le danger.

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Montréal citoyenne ou le Bonheur de » L’improbable »…
De retour du fin fond du Nouveau Brunswick , nous allions faire quelques achats de subsistance au royaume de la consommation. Après une restauration rapide pour quelques dollars à la cantine du lieu, un jeune garçon – tel un drapeau dans la foule – attendait vaillamment sa mère à une table juste libérée. Il accepta notre présence – avec l’accord de sa mère – qui arrivait chargée du hot dog légendaire et de » french fries » , de facture totalement nord américaine …Conversation entamée par fondamentale curiosité de l’Autre , réponse timide de la part d’étrangers tout en simplicité et …totalement fabuleux ! L’adolescent de 13 ans est féru de Physique , Mathématiques et de la Pratique Échiquéenne …Un raisonnement hors pair , un respect des liens filiaux fondamentaux , une élocution française sans fautes – telle que requise par le Québec – dans la plus pure tradition du Bescherelle -, il avoue finalement parler 4 langues (Français, Anglais, Russe, Arménien et »un peu » Espagnol ! ) et être un Champion d’Echecs !!! Ma passion !!! Sa mère- professeur d’anglais dans son pays – est en cours de formation pour intégrer le peuple migrateur des Travailleurs … Une chance pour le Québec … Pour rien au monde je ne changerai le multiculturalisme d’une métropole telle que Montréal , ses rencontres improbables, et ses » joyaux » citoyens …Ils foncent et n’ont pas peur du futur car ils n’en ont pas le temps !!! J’aime la majorité des citoyens de cette fabuleuse ville. Il faut simplement avoir le désir de les découvrir afin de ne pas aller s’enterrer dans un décor de carte postale et de souffrir la proximité d’héritages de toute une provinciale population . La Joie à Montréal sont des spectacles gratuits, des enseignement gratuits, des livres et des magasines gratuits dans les bibliothèques ou en ligne : à profusion et des échanges en Live , des sports gratuits ou pour quelques dollars … Les sans abris vous donnent des concerts dans le métro ou dans la rue et lorsque vous discutez avec eux ils vous en apprennent sur la philosophie ou l’art de la mécanique, de la photographie, de la sculpture ou de la peinture … Vive les grandes villes , à condition d’y mettre du sien !!! Les Hommes sont grégaires, ils s’attrouperont et vous imiteront !!! mais pitié, ne suivez pas les Ostrogoths….ne vous enfermez pas dans la »Caverne » …

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Il vous faudra quand même faire attention à l’endroit où vous vous établirez parce que plusieurs municipalités rurales laissent ceux et celles les habitant faire à peu près tout ce qu’elles ou ils veulent: ce sont quasiment des territoires désorganisés où toute intervention de l’inspecteur municipal (lorsqu’il intervient) est vue comme une offense popur perte du sacro-saint droit de propriété privé…. Certaines le font par manque de moyens, d’autres par insouciance. Exemple: vos voisins chauffent au bois et vous inondent de fumée l’hiver. Alors, votre environnement sera aussi pollué que si vous demeuriez près du pont Jacques-Cartier. Ou encore, vous demeurez sur le bord d’un lac dont les sédiments sont régulièrement ramenés à la surface par d’énormes embarcations motorisées: vous pensiez vous baigner! Ou encore, des estivants risquent de mettre le feu au boisé voisin en faisant négligemment exploser des feux d’artifice lors de leurs courts séjours. Autant de situations où vous adresserez en vain à une municipalité fonctionnant de bon gré uniquement sur plainte…. Et les services de protection contre l’incendie? Quels sont-ils? Et les qualité et quantité de l’eau potable? Que boirez-vous? Il faudra la faire analyser à vos frais. Dans nos campagnes, Mère Nature est encore plus en danger qu’en ville.

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Votre article m’interpelle tellement. J’aurai bientôt 50 ans et je ne comprends pas où l’on s’en va. Déjà petite, l’individualisme était très présent, et il s’est transformé en performance. Au plus fort la poche!
Je travaille dans une école primaire et l’empathie est la valeur la plus difficile à enseigner. La tolérance aussi.
Bref, oui, j’ai ce besoin quotidien de m’isoler, de me protéger. Mais à ce rythme, je finirai seule…

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