Ça sent la bonne soupe au poulet maison chez Mathieu et Émilie, stratégie éprouvée pour réconforter les esprits encore contrariés par la crisette qui a éclaté un peu plus tôt, au retour de l’école. « Les enfants sont désespérés parce qu’on a confisqué les jeux vidéos. Leurs tâches n’étaient pas faites… », raconte la mère de deux ados, tout en surveillant les techniques culinaires de son conjoint. « Pourquoi tu coupes les haricots avant de les laver ? Tu vas faire rentrer les pesticides à l’intérieur ! »
Des petits nuages comme ceux-là, le couple dans la quarantaine en a vu passer tout plein en 20 ans d’union, dont 6 en tant qu’époux. Et de bien plus menaçants encore. « On aurait pu se perdre mille fois », révèle Émilie, évoquant sans s’étendre la « passe épouvantable » qu’ils ont traversée en 2007, peu après avoir acheté leur condo dans le quartier Plateau-Mont-Royal, à Montréal.
Puis, il y a eu ce long « tunnel » où ils jouaient à « pitche-moi le bébé » et à « j’suis plus fatigué que toi », lorsque leurs deux garçons étaient des bambins. Émilie cite Louis-Jean Cormier dans sa chanson « Le treizième étage » : « Ça prend autant de folie que d’courage. » Du courage, il en faut également pour parler de sa vie intime ― aussi avons-nous accepté de ne publier que les prénoms des personnes qui témoignent dans ce dossier.
Quand Émilie contemple cette enfilade d’erreurs, de bons coups et de passages à vide, elle dit qu’elle ne recommencerait pas. Si Mathieu meurt ou la quitte demain, il n’y aura pas de prise 2 avec un autre. « Non. C’est trop tough. » Son mari soupire. « Ben oui, tu recommencerais… » Lui se pose moins de questions, admet-il. Il referait le chemin avec elle. « Tu regrettes ? » demande-t-il, sa louche tanguant dangereusement dans les airs.
La gracieuse brune aux cheveux courts a longtemps senti qu’elle « étouffai[t] » à l’intérieur de son couple et de sa famille. Il lui faut régulièrement s’en extraire pour faire entendre sa voix, sans avoir à s’occuper des autres. L’acquisition d’un chalet, il y a six ans, puis d’une deuxième voiture, en 2021, a beaucoup contribué à sauver les meubles, car chacun peut maintenant changer d’air quand ça s’impose. « La seule pensée que cette possibilité soit présente est merveilleuse », raconte-t-elle. Si Mathieu ne respectait pas cet espace, ils ne seraient plus ensemble. « J’existe très fort, dit-elle, et j’ai le droit d’exister très fort à l’intérieur de ma relation. »
Les tiraillements d’Émilie en attestent, les histoires de cœur se sont beaucoup complexifiées dans les dernières décennies, constatent bien des spécialistes de la vie intime et des émotions. Parce que les individus se sentent plus pressés que jamais de réaliser leur fameux capital personnel, dans toutes les sphères de leur existence ; parce que les attentes à l’égard de l’être aimé atteignent des sommets inégalés ; parce que l’abondance inouïe de partenaires potentiels sur les applications de rencontres donne le vertige. Et puis parce que la sacro-sainte monogamie est de plus en plus remise en cause, selon une étude canadienne inédite publiée cet hiver.
La journaliste de L’actualité Marie-Hélène Proulx décrypte l’état du couple en 2023 avec rigueur, humour et curiosité. Dans cet épisode, nous allons sur le terrain afin de comprendre pourquoi le couple est sous pression, et pour quelles raisons on le remet en question. Le couple traditionnel est-il en crise ? Est-ce une simple réflexion éphémère ou assistons-nous à la genèse d’une révolution ? Sentez-vous cette pression ?
Écoutez tous les épisodes :
- Épisode 1 : Célibataires et Tinder, est-ce que ça clique ?
- Épisode 3 : Le polyamour, nouveauté passagère ou durable ?
- Épisode 4 : Réinventer son couple, est-ce possible ?
En même temps, le grand amour, celui qui résiste aux chicanes et à l’usure du temps, continue de faire rêver. « Les couples sont aujourd’hui fondés sur une contradiction : on voudrait vivre avec l’autre, construire un petit monde basé sur le don de soi et la générosité, mais sans que notre partenaire prenne l’air qu’on a envie de respirer », affirme le sociologue Jean-Claude Kaufmann, directeur de recherche honoraire au Centre national de la recherche scientifique, à Paris.
Non pas qu’il y ait soudainement une épidémie de narcissisme, insiste l’auteur d’une quarantaine d’ouvrages, dont le dernier, Petites vengeances ou Les trahisons positives dans le couple, paraît ce printemps au Québec (Éditions de l’Observatoire). C’est plutôt que le cadre moral collectif qui scellait le destin des gens, notamment en leur imposant le mariage hétérosexuel pour la vie, a peu à peu volé en éclats, ce qui a eu pour effet d’entraîner une liberté extraordinaire dans tous les domaines. « Cette autonomie s’accompagne toutefois de l’immense responsabilité de décider de sa propre vérité, de maîtriser sa vie », dit celui qui a recueilli à ce jour plus de 2 000 témoignages dans le cadre de ses enquêtes sur l’amour et la vie quotidienne. En somme, les individus ressentent aujourd’hui une énorme pression pour ne pas « rater leur bonheur ».
L’affaiblissement progressif du tissu communautaire depuis l’après-guerre fait que le couple est devenu la seule structure sociale de soutien pour les individus.
Aux yeux de Jean-Claude Kaufmann, ces tensions intérieures expliquent en partie les nouveaux bouleversements observés au sein des trajectoires amoureuses, qui se reflètent d’ailleurs dans les plus récentes données de Statistique Canada.
Par exemple, la proportion des Canadiens de 25 à 29 ans mariés ou conjoints de fait a chuté dramatiquement depuis 1981, passant de 68 % à 39 % en 2021 ; et près du tiers des gens de 20 à 34 ans ne vivent pas sous le même toit que leur partenaire, par choix ou pour des raisons circonstancielles — une tendance en croissance, selon l’Enquête sociale canadienne.
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Si les exigences que l’Homo sapiens s’impose sont herculéennes, il en va de même pour celles qu’il a envers sa tendre moitié. C’est que cette dernière remplace un village à elle seule, observent bon nombre d’intellectuels. L’affaiblissement progressif du tissu communautaire depuis l’après-guerre fait que le couple est devenu « la seule structure sociale de soutien pour les individus », selon la Franco-Israélienne Eva Illouz, l’une des figures les plus influentes en sociologie de l’intime (elle a notamment écrit Pourquoi l’amour fait mal : L’expérience amoureuse dans la modernité, paru aux Éditions du Seuil en 2012).
Partenaire financier, amant, coparent, confident, thérapeute, coorganisateur du quotidien, coplanificateur des grands projets de vie, l’amoureux est contraint de changer de costume plusieurs fois par jour.
« Je ne dirais pas que cette augmentation des attentes rend les relations plus fragiles, mais elle les complexifie, car il faut évaluer divers éléments lorsqu’il s’agit de déterminer si on est bien dans son couple », explique Chiara Piazzesi, la chef d’orchestre de MACLIC (Mapping Contemporary Love and Intimacy Ideals in Canada / Cartographier les idéaux amoureux et intimes au Canada), une enquête menée en 2022 auprès de 4 009 Canadiens, dont 1 972 Québécois.
Se donner mutuellement la permission de sauter la clôture est peut-être une manière de préserver la longévité du couple.
La professeure à l’UQAM en a pour des années, avec son équipe, à décortiquer la tonne d’informations découlant du long questionnaire envoyé aux participants, entre autres sur la satisfaction sexuelle et le rapport à l’amour-passion. Mais déjà, quelques tendances la frappent. D’abord, l’attachement encore très marqué, chez tous les groupes d’âge, à l’exclusivité romantique, c’est-à-dire au fait d’être investi auprès d’une seule personne sur le plan amoureux. Parmi les répondants en couple, c’est le cas de 91 % des hétéros (95 % des femmes contre 85 % des hommes), de 55 % des personnes homosexuelles, bisexuelles, pansexuelles ou queer (65 % des femmes, 41 % des hommes) et de 36 % des personnes non binaires.
La surprise des surprises se trouve toutefois du côté de l’importance accordée à l’exclusivité sexuelle. Ainsi, 17 % des participants en union hétérosexuelle — plus d’une femme sur huit et un homme sur quatre — estiment que partager son lit avec une seule personne n’est pas le scénario idéal. Chez les répondants de la diversité sexuelle en couple, cette proportion grimpe à 64 % — soit un peu moins de 6 femmes sur 10 (57 %) et 7 hommes sur 10. Des données suffisamment élevées pour indiquer « une transformation sociale remarquable du rapport à la monogamie, perçue depuis des lustres comme le préalable à une relation de couple réussie », juge Chiara Piazzesi.
Se donner mutuellement la permission de sauter la clôture est peut-être une manière de préserver la longévité du couple quand le désir commence à s’effriter — l’équipe de MACLIC validera cette hypothèse lors d’entrevues qualitatives. « L’exclusivité sexuelle et affective n’est probablement pas aussi indispensable au bonheur conjugal que ce que les institutions nous ont laissés croire pendant longtemps, avance la sociologue. Du moins pas pour tout le monde. »
Ce changement de mentalité est en bonne partie porté par les personnes de la communauté LGBTQ+, depuis toujours avant-gardistes dans la sphère intime. « Ces dernières sont plus enclines à remettre en question les normes sociales et culturelles dominantes en matière d’amour et de sexualité, notamment parce qu’elles en ont été exclues dans le passé », soutient Martin Blais, à la tête de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres à l’UQAM.
Le sexologue rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, les unions homosexuelles étaient considérées comme diaboliques, criminelles et même pathologiques — il a fallu attendre 1990 pour que l’Organisation mondiale de la santé supprime l’homosexualité de la Classification internationale des maladies, par exemple. « Ça a forcé les gens à trouver d’autres options que le mariage pour vivre leurs relations, et cette culture de l’innovation persiste », observe Martin Blais. D’autant que la société est maintenant plus ouverte à la différence. « Des personnes attirées par plusieurs genres aménagent aujourd’hui des modèles dans lesquels ces désirs peuvent coexister. »
« Nos grands-parents avaient des relations longues, mais ne pouvaient pas expérimenter sur le plan sexuel, tandis que nos parents avaient plus de liberté, mais se sont séparés en grand nombre… Alors elle est où, la solution ? »
Environ une personne sur cinq vit une relation non monogame « consensuelle » ou a déjà tenté l’affaire au moins une fois dans sa vie, révèlent quatre études américaines et canadiennes menées entre 2014 et 2020. Parmi ces arrangements, on trouve les unions amoureuses plurielles, comme le polyamour ; les couples libertins, qui ont des rapports sexuels de groupe ; et aussi les couples ouverts, qui se laissent la liberté d’avoir des aventures extraconjugales, explique Félix Dusseau, dont le doctorat en sociologie à l’UQAM porte sur ces modes relationnels. « Toutes ces formes d’intimité partagent néanmoins un grand principe : la transparence à l’égard du ou des conjoints. Autrement dit, pas question d’aller voir ailleurs en catimini. »
Le chercheur croit que la « détraditionnalisation » actuelle des modèles d’unions est une sorte de prise 2 de la libération sexuelle amorcée dans les années 1960, dont certains combats étaient restés inachevés. « Il y a 50 ans, l’exclusivité sexuelle était dénoncée par certaines féministes, notamment des anarchistes et des marxistes, qui y voyaient une tentative de domination du corps des femmes », explique-t-il. Le discours sur l’amour libre a été remisé pendant longtemps dans la même garde-robe que les pantalons à pattes d’éléphant, mais voilà qu’il refait surface. « Les nouvelles générations se disent : “Nos grands-parents avaient des relations longues, mais ne pouvaient pas expérimenter sur le plan sexuel, tandis que nos parents avaient plus de liberté, mais se sont séparés en grand nombre… Alors elle est où, la solution ?” »
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L’animatrice de camp scout n’est jamais bien loin avec la volubile Isabelle, 50 ans, qui vient d’inciter ses deux enfants, Charlotte et Émile, et ses deux chums, Éric et Ettore, à empiler des verres en plastique à l’aide de six cordes et d’un élastique. « Pas le droit de toucher les gobelets avec ses mains ! » Autour de la table se trouvent aussi Geneviève, avec qui Isabelle entretient une relation « au-delà de l’amitié »… et Fred, le chum de Geneviève. Tout le monde y va de sa stratégie pendant que la lasagne se réchauffe. « Je sais quel plat préparer quand je veux attirer toute ma gang pour souper », dit Isabelle, qui habite depuis trois ans au centre-ville de Montréal avec Éric, dixit son « partenaire de nid ».
Toute sa gang, c’est en fait une famille polyamoureuse, constituée de plusieurs partenaires amoureux et/ou sexuels qui vivent leurs relations au vu et au su de l’ensemble des personnes impliquées.
Les clans polyamoureux ont divers modes de fonctionnement, mais disons pour simplifier que celui d’Isabelle est assez souple. Cette dernière a trois partenaires, dont aucun n’est considéré comme plus important que les autres, même si elle habite avec Éric ; et tous ont d’autres amours de leur côté, dont certains se fréquentent et s’apprécient. Par exemple, Fred connaît très bien le conjoint et les enfants de sa blonde Geneviève. « Je sais, ce n’est pas facile à suivre ! » admet Isabelle. D’autres membres de ce qu’ils appellent leur « polycule » préfèrent rester à l’écart de la mêlée.
« On va défaire un mythe tout de suite, dit Éric, 52 ans : non, on ne fait pas d’orgies. Ça arrive dans certaines familles polyamoureuses, mais c’est peu fréquent », estime le cofondateur de la page Facebook Polyamour Montréal, qui comptait 60 membres à ses débuts, il y a sept ans. Aujourd’hui, ils sont plus de 5 400.
La sexualité n’est pas exclue entre certains membres de leur clan, mais la poutre porteuse, c’est leur engagement mutuel. « S’accompagner à l’hôpital, prendre soin des enfants, partir en voyage, avoir des projets… On est des partenaires de vie unis par la confiance », explique Geneviève.
Tous ont déjà goûté à la monogamie, certains pendant plus de 20 ans. Mais ils se sentaient profondément brimés. « Je n’y crois pas, à la règle selon laquelle on doit s’abstenir de nouer d’autres relations significatives quand on est en couple, dit Éric. C’est le fun, tomber amoureux, apprendre à connaître de nouvelles personnes, se découvrir à travers elles. Ça me permet de développer un potentiel qui aurait été inexploité autrement. »
Attention, toutefois : la non-monogamie consensuelle, que ce soit chez les polyamoureux ou les couples ouverts, n’est pas un ticket pour faire n’importe quoi avec n’importe qui, précise le doctorant Félix Dusseau. « Ces relations sont encadrées par une éthique très réfléchie, étayée dans de nombreux blogues et bouquins, dont La salope éthique, des autrices américaines Janet Hardy et Dossie Easton. »
Les fiancés ont chacun des « amireux » — avec qui ils entretiennent des rapports à mi-chemin entre l’amour et l’amitié — ainsi que des « comètes » — des amants et des maîtresses
Les ententes varient beaucoup en fonction des ménages, a-t-il constaté lors de ses entrevues de recherche. Par exemple, certains couples ont le droit d’avoir une seule aventure extraconjugale par mois, non transférable au mois suivant si l’occasion ne s’est pas présentée ; d’autres ne peuvent jamais revoir le même partenaire sexuel.
« Nous, on a établi une règle qui fait partie des fondements de notre relation : interdit de flirter avec les amis monogames de l’un ou de l’autre — c’est aussi tabou que d’approcher un membre d’une de nos deux familles », explique Nicolas, 31 ans, en couple avec Audrey, également dans la jeune trentaine. Les fiancés, qui vivent depuis peu sous le même toit, sont à la fois polyamoureux et libertins. C’est-à-dire qu’ils ont chacun des « amireux » — des personnes avec qui ils entretiennent des rapports à mi-chemin entre l’amour et l’amitié — ainsi que des « comètes » — des amants et des maîtresses qu’ils fréquentent dans des clubs échangistes ou des orgies privées, notamment.
Si cet arrangement hors norme leur apporte des « joies multipliées », il vient aussi avec un gros travail sur soi pour déconstruire les élans de possessivité, de même qu’avec des balises claires pour ne pas s’infliger des chagrins. « C’est surtout moi qui éprouvais des difficultés à gérer ma jalousie au début de la relation, il y a un an et demi », avoue Audrey, une travailleuse de la santé arborant piercing et chevelure spectaculaire. « J’avais peur que Nicolas s’éloigne de moi en se rapprochant d’une autre. Mais on communique énormément, et je sais maintenant que notre couple est solide ; je n’ai jamais été aussi bien avec quelqu’un. » Ils prévoient d’ailleurs se marier, en présence de leurs partenaires respectifs.
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Cette ouverture dans la sphère intime est perçue comme un cadeau par certains — dont la sympathique bande de copains rencontrée au cégep du Vieux Montréal, un après-midi de février. « De savoir qu’en 2023, je peux explorer ma sexualité et ma conception de l’amour sans risquer d’être réprimandée me rassure énormément. Je n’ose même pas imaginer à quel point j’aurais été malheureuse sans cette liberté », confie Romane, 17 ans, qui se décrit comme bisexuelle et qui n’est pas fermée au polyamour — à condition d’être avec les bonnes personnes, précise-t-elle.
Cependant, tous ces choix donnent le vertige. Le bon choix d’identité sexuelle, le bon choix de type de relation, le bon choix de partenaire… « Depuis quelque temps, j’apprends à lâcher prise, mais ça m’a créé beaucoup d’anxiété de ne pas être sûre de mon orientation sexuelle et de mon identité de genre », admet Alexanne, une rouquine de 17 ans au teint de porcelaine.
Idem pour son ami Marcellin, 18 ans, vêtu d’un chandail rose à capuchon où il est écrit : « Je sais ce qui se passe, ta yeule. » Il y a eu des moments où il le savait moins, justement. « Chaque fois que tu découvres une autre option, tu te dis : “Est-ce que c’est plutôt ça ?” Pour l’instant, je me désigne comme homoromantique, c’est-à-dire que je pourrais tomber amoureux d’un garçon sans avoir d’attirance sexuelle envers lui. Mais heureusement, les étiquettes, ça se décolle. »
Bien que ce soit excitant de vivre sans les contraintes du passé, c’est aussi très épuisant, remarque la sociologue des émotions Valérie de Courville Nicol, qui a analysé les effets de cette pression dans son livre Anxiety in Middle-Class America : Sociology of Emotional Insecurity in Late Modernity, paru en 2021 aux éditions Routledge (en anglais seulement). « On a toujours peur de se tromper, alors c’est plus difficile d’accepter ce qu’on a. Et si je trouvais mieux ailleurs ? »
À cela s’ajoute l’injonction de nouer une « relation saine » — une expression maintenant répandue dans la culture populaire, note la professeure à l’Université Concordia. « Cultiver son bien-être physique, mental et émotionnel est le grand idéal contemporain, et nos relations amoureuses n’échappent pas à ce diktat. » Le partenaire moderne doit être bienveillant, accepter nos défauts, respecter nos limites, encourager notre développement personnel, nous apporter un sentiment de sécurité, être doué pour la communication… « En somme, on doit être de plus en plus compétent pour réussir son union, et ça participe à l’immense anxiété de performance qui nous accable dans toutes les sphères. »
Si aujourd’hui il est évident qu’il faut veiller à la santé de son couple à grand renfort de dévoilement émotionnel, d’écoute et de connaissance de soi et de l’autre, ce n’était pas le cas autrefois, constate aussi la sociologue de l’amour Chiara Piazzesi. « On travaillait pour faire face aux crises, mais on ne travaillait pas son couple au sens thérapeutique du terme. »
Cette conception de l’intimité s’est lentement immiscée dans le discours populaire en Amérique du Nord avec l’arrivée de la Révolution tranquille, et en particulier dans la foulée de l’augmentation des divorces pour incompatibilité à partir des années 1980. « Ça a créé une sorte de panique morale : il fallait comprendre comment éviter l’échec de la relation, en partant de la norme qu’une relation réussie en est une qui dure toute la vie », explique la professeure à l’UQAM.
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À l’instar de presque tous les couples ayant accepté de me confier leur histoire dans les derniers mois, Maïté et Vincent, deux résidants de Gaspé ensemble depuis 18 ans, ont également fini par aboutir sur le canapé d’un psy, au début de la pandémie. Le canal de communication entre eux s’était embrouillé et les conflits s’accumulaient.
Ils ont consulté d’abord parce qu’ils tiennent l’un à l’autre, ainsi qu’à leur famille nucléaire de trois enfants de 10 à 16 ans. Mais aussi, peut-être, parce que leur couple fait partie d’une petite communauté soudée, constituée d’autres unions qui durent, et que les séparations ont des répercussions importantes sur le tissu social. « Je ne pense pas que ça mette de la pression, mais ça nous influence quand même, au sens où on se dit : “Nos amis sont encore ensemble ; nous aussi, on va passer au travers” », explique Maïté.
Elle estime que « tout le monde devrait avoir un thérapeute pas loin », parce que l’expérience leur a permis de mieux se comprendre mutuellement. Maïté est une fille « d’action et de mouvement », témoigne Vincent. Du genre à partir de la Gaspésie en voilier pour se rendre jusqu’aux Açores, ou à organiser en Amérique centrale un road trip en autobus d’un mois avec toute sa tribu (ils en revenaient quand je leur ai parlé).
« Ma blonde ne finit pas les affaires pour le fun de les finir, mais pour le fun d’en faire d’autres, alors que, de mon côté, je suis plus du type hamac, latence et réflexion. » Les contraires s’attirent — mais ce n’est pas sans compromis. « Je pense quand même qu’être en couple comporte de gros avantages, estime Maïté. Je suis faite pour être avec les autres, et ça comble une partie du vide qui m’habiterait peut-être si j’étais seule. Je me sens plus forte quand Vincent est là. »
Même si Maïté n’a pas eu à effectuer de triples sauts arrière pour convaincre son chum de suivre une thérapie, c’est elle qui a entrepris la démarche. Les femmes ont souvent le rôle de maintenir la relation ou de la renégocier, montrent les études, par exemple en abordant ouvertement les sujets de chicane et en allant chercher de l’aide extérieure. Elles sont aussi plus attachées à l’idéal de l’exclusivité sexuelle et romantique, qu’elles soient hétéros ou de la communauté LGBTQ+, comme le confirme l’enquête MACLIC.
Les inégalités persistantes sur le plan du partage des tâches domestiques et des soins aux enfants incitent de plus en plus de femmes à retarder la mise en couple ou à opter pour d’autres arrangements.
« Les filles ne sont pas naturellement plus attirées par l’amour », juge Chloé Dauphinais, une doctorante au Département de sociologie de l’UQAM qui s’intéresse à la remise en couple tardive dans les parcours de vie, ainsi qu’au célibat des femmes. « Selon moi, c’est surtout qu’elles sont conditionnées par la société à porter le fardeau du soin des autres, en plus d’être les principales cibles du lobby de la romance hétérosexuelle, encore présent dans les livres, les films et les chansons. »
Par contre, ce sont aussi elles qui, le plus souvent, sont des « moteurs de changement » dans le couple, en décidant d’opter pour la non-cohabitation, par exemple, remarque Chloé Dauphinais. En outre, les femmes font preuve d’une plus grande autonomie que les hommes au sein des unions monogames — elles font davantage d’activités sans leur conjoint, et ressentent moins le besoin de partager les mêmes goûts et les mêmes valeurs, révèle l’enquête MACLIC.
Les inégalités persistantes sur le plan du partage des tâches domestiques et des soins aux enfants incitent de plus en plus de femmes à retarder la mise en couple ou à opter pour d’autres arrangements — c’était d’ailleurs la prémisse de La galère, remarque Chiara Piazzesi, qui a analysé les représentations de l’amour dans des productions culturelles. Cette télésérie québécoise diffusée à Radio-Canada de 2007 à 2013 mettait en scène quatre femmes ayant choisi d’emménager ensemble avec leurs gamins respectifs. « Leur motivation était la suivante : puisque la cohabitation est une source de grandes frustrations au sein des couples hétéros, pourquoi ne profiteraient-elles pas uniquement des avantages du couple, comme la sexualité, sans s’encombrer de la gestion du quotidien ? »
C’est justement le choix qu’a fait Aurore, une Montréalaise qui jure par tous les saints qu’elle ne fera plus jamais chaudrons communs avec un amoureux. « Et je ne dis pas ça parce que j’ai vécu des choses dures en couple », précise-t-elle en sirotant un ballon de rouge par un après-midi de tempête hivernale. Elle garde d’ailleurs de tendres souvenirs du quotidien à deux avec son dernier partenaire, une relation qui a duré sept ans.
Toutefois, elle luttait contre elle-même, peinant à admettre son ennui. « En fait, je suffoquais. » Elle se dit maintenant pleinement heureuse en solo dans son appartement. « Je fais l’étoile dans mon lit si ça me chante, je décide de mes activités de la journée sans avoir à consulter personne. » C’est un luxe de pouvoir assumer seule les dépenses pour se loger, bien sûr. De plus, elle a passé l’étape de fonder une famille. « Mais quand je vois des gens dans une situation semblable à la mienne s’installer ensemble, je me dis : “Pourquoi ? C’est un tue-l’amour !” »
Depuis quelques années, Aurore pousse même sa réflexion plus loin, se demandant pourquoi l’amour romantique est si valorisé socialement. « Je ne parle quasiment que de ça, mes proches peuvent en témoigner, c’est épouvantable ! » Longtemps, elle a été une « grande amoureuse de l’amour », mais aujourd’hui, l’idée de former un couple — même non cohabitant — lui pèse. En ce que cela implique d’engagement, de responsabilités, de gestion mutuelle des besoins.
La quarantenaire aux yeux bleu piscine a un homme dans sa vie depuis 18 mois, une fréquentation « non conventionnelle » qui lui laisse pleine liberté, entre autres sur le plan sexuel. Elle profite aussi de ses amitiés, qui sont au sommet de sa hiérarchie relationnelle. « C’est magnifique, le sentiment amoureux, sauf qu’à mon âge, je sais que ça se casse la gueule un an plus tard ! »
Elle soupire, tourne la langue sept fois dans sa bouche. « En même temps, je me méfie de ce que je dis » — elle n’est pas du tout à l’abri d’une grande histoire comme dans les films qui pourrait commencer dans deux semaines, admet-elle. « Mais pourquoi on a besoin de ça ? »
D’où vient cette quête de la relation amoureuse, c’est la question à mille dollars, à laquelle réfléchit Chiara Piazzesi. Après tout, d’autres formes d’intimité comblent aussi le besoin d’attachement des êtres humains, comme les amitiés et les relations familiales, souligne-t-elle.
Néanmoins, le mythe de l’âme sœur qui nous était destinée, et qui fait naître en nous des sentiments inexplicables, persiste et signe — même s’il coexiste désormais aux côtés d’une vision plus « partenariale » des relations, fondée sur l’engagement et l’effort. « Beaucoup de gens sont très heureux d’être en couple, malgré les défis et les embûches, parce que le fait de partager des projets de vie, des sentiments forts et/ou une sexualité est une énorme source de gratification et de bien-être, affirme Chiara Piazzesi. Quand ça va bien ! » De plus en plus d’études avancent d’ailleurs que, « quand ça va bien », avoir un partenaire amoureux est associé à une meilleure qualité de vie et à une plus grande longévité.
« Notre société est cynique, concurrentielle, destructrice pour l’individu », juge le Français Jean-Claude Kaufmann. Il y a une « fatigue terrible », constate-t-il, si bien que l’amour conjugal est devenu une sorte de « besoin existentiel » qui apporte du réconfort, de la réassurance, « une caresse » au quotidien. À ses yeux, cette aspiration est même plus forte que jamais.
Après 35 ans à documenter l’amour et la vie de couple dans ses moindres détails, le sociologue se dit toujours « impressionné » par la capacité des gens à sortir d’eux-mêmes pour se replonger dans l’attitude amoureuse, en dépit de la quête d’autonomie individuelle qui les turlupine et des nombreux agacements du train-train familial. Les bas qui traînent par terre, les poils de barbe dans le lavabo, les ustensiles de cuisine rangés à la mauvaise place… Autant de « petits coups de foudre à l’envers », illustre-t-il, qui peuvent donner des « idées de meurtre » pendant une demi-seconde. Et pourtant, les gens tentent de reconstruire le désir, « l’engrenage positif » vers l’autre.
« L’amour, c’est la grande utopie de notre époque. On vit dans un monde très, très dur. Et c’est vraiment ça qui nous sauve. »
Recherche : Marie-Hélène Proulx et Julie Blackburn
Rédaction : Marie-Hélène Proulx

De l’amour plein les oreilles
Écoutez 2023 façons d’aimer, un balado en quatre épisodes où Marie-Hélène Proulx explore les transformations que vit présentement le couple.
Une production de L’actualité et du 98,5.
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Cet article a été publié dans le numéro de mai 2023 de L’actualité.
Bonjour,
Très heureuse de lire le dossier. J’ai participé à cette étude à l’époque avec mon conjoint.
L’article est très réussi.
La réalité du couple aussi.
Bravo!
Très bon article, reflet réel de nos relations de couple en 2023
La seule qualité de cet article est d’être au goût de l’heure. Il confirme les théories idéalistes du constructivisme social. Comme la théorie critique de la race et l’idéologie de genre, l’auteure nage en plein déni de la biologie.