Se tuer à l’ouvrage

À la ferme ou sur les chantiers, les jeunes sont plus souvent victimes d’accidents du travail que les adultes. À tel point que les petits boulots font plus de morts québécois que les talibans en Afghanistan…

Un soir de janvier, entre chien et loup, à Grande-Vallée, en Gaspésie. Alexandre Fournier, éboueur de 14 ans, est au travail sur une route sombre. Happé par une voiture, il meurt sur le coup.

Un vendredi de la fin août, à Salaberry-de-Valleyfield. Maxime Degray, travailleur agricole de 13 ans, vient de finir sa journée. Il s’installe sur l’aile droite de la remorque dans laquelle il a chargé le blé d’Inde. Tirée par un vieux tracteur Ford, la remorque se met en marche. Et puis — un nid-de-poule plus profond que les autres, une bonne secousse — Maxime tombe. Il meurt écrasé.

Un soir de décembre, Mathieu Desjardins-Levac, préposé à l’entretien de 16 ans, travaille dans une scierie de Rivière-Rouge, dans l’Outaouais. Il se coince dans un convoyeur à courroie et se tue.

Le travail des adolescents, et même celui des tout jeunes enfants, est légal au Québec (les travailleurs de moins de 14 ans doivent toutefois avoir l’autorisation de leurs parents). Le taux d’emploi des 15-24 ans est d’ailleurs l’un des plus élevés de tous les pays industrialisés, selon une récente étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques. En 2007, ils étaient 57 % à occuper un travail — contre 39 % dans l’Union européenne. Pas étonnant alors que des enfants et des adolescents se blessent et se tuent, parfois juste pour avoir de l’argent de poche. De 1999 à 2006, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST) a enregistré 90 décès chez les jeunes de 13 à 24 ans, soit un décès par mois en moyenne. À titre de comparaison, les petits boulots font plus de victimes québécoises que les talibans… (Depuis le début de l’intervention canadienne en Afghanistan, en 2002, 14 Québécois y ont été tués.)

Toutes proportions gardées, les travailleurs de moins de 24 ans ont une fois et demie plus d’accidents que leurs collègues plus âgés. S’il a légèrement fléchi au cours des dernières années, le nombre de blessés reste élevé. En 2007, 15 872 salariés de moins de 24 ans ont été indemnisés pour des lésions survenues dans un cadre professionnel. La CSST a même indemnisé un enfant de huit ans !

Les statistiques sous-estiment l’ampleur réelle du problème, selon une nouvelle étude de l’Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail (IRSST) et d’ÉCOBES, groupe de recherche affilié au cégep de Jonquière. Après avoir interrogé 229 collégiens-travailleurs de 17 et 18 ans, les chercheurs ont établi que pour chaque accident déclaré, 2,5 accidents ne l’étaient pas.

Contacter la CSST ? Pour quoi faire ? Peu de jeunes savent que les ententes à l’amiable — par exemple, le patron qui propose à l’employé blessé de « prendre sa journée » — sont illégales. C’était le cas de Justin Paris, un élève montréalais. À 16 ans, il mesurait déjà 1,90 m. Grand pour son âge, il s’est trouvé un emploi d’été bien payé : déménageur. Après quelques missions, une douleur lancinante à l’épaule droite l’a amené à consulter un médecin. « Je ne pouvais plus bouger tellement ça faisait mal », dit-il. Un physiothérapeute lui a prescrit un arrêt de travail de trois semaines. Mais Justin n’a jamais pensé à communiquer avec la CSST, dont il ignorait l’existence.

Pour autant, il ne faudrait pas croire que si les jeunes travailleurs se blessent, c’est qu’ils sont casse-cou. « Beaucoup de gens pensent qu’ils ont plus d’accidents parce qu’ils sont jeunes, point à la ligne, dit Élise Ledoux, de l’IRSST. Mais ce n’est pas qu’ils sont téméraires, c’est qu’ils occupent des emplois plus dangereux : ils sont souvent exposés à la manutention de produits chimiques, quand ils font de l’entretien, ou de charges lourdes, même lorsqu’ils travaillent dans un Tim Hortons. »

Il n’est pas rare non plus, même si c’est illégal, que des élèves travaillent la nuit. Cheaters, restaurant de l’ouest de l’île de Montréal, a été reconnu coupable, en février dernier, d’en avoir fait travailler un après 23 h. Quand les jeunes font beaucoup d’heures, il en résulte un manque de sommeil. Cela expliquerait une partie des blessures, surtout chez ceux qui ne se ménagent pas. Et ils sont nombreux. Vingt pour cent des adolescents de 16 ans effectuent chaque semaine au moins 16 heures de boulot, c’est-à-dire deux journées de travail, ont constaté les chercheurs d’ÉCOBES après avoir interrogé 615 jeunes du Saguenay et du Lac-Saint-Jean. Certains travaillent même à temps plein. C’est le cas d’Émile De Ernsted, qui, bien qu’il soit encore au secondaire, boulonne 40 heures par semaine. « Je ne suis pas du genre à végéter dans le parc », dit-il.

À Montréal, l’organisme communautaire Droit de cité cherche à sensibiliser les jeunes à la santé et à la sécurité du travail. Karine Brunet, une intervenante, se rend dans les petits commerces pour leur expliquer qu’ils ont le droit de refuser d’effectuer une tâche dangereuse. « C’est intimidant pour eux d’aller voir leur employeur et de dire : “Non, je ne vais pas faire ça”, souligne-t-elle. Ils sont tout étonnés d’apprendre qu’ils peuvent agir ainsi. » Souvent, ils ne savent même pas ce qu’est un accident professionnel. Lorsqu’elle leur demande s’ils se sont déjà blessés, ils répondent non. Mais quand elle leur demande s’ils se sont déjà brûlés ou coupés, les oui fusent.

À 16 ans, Émile De Ernsted était chargé d’utiliser un détersif à usage industriel permettant de nettoyer l’intérieur des camions sans frotter. Malgré ses lunettes de protection, la mousse du savon l’a éclaboussé, l’atteignant aux yeux. Émile a été amené en ambulance à l’hôpital, où l’on a fait le nécessaire. « C’était vraiment un accident niaiseux, dit-il. J’aurais pu perdre la vue. »

Ottawa et Kaboul, même combat

Selon les normes de l’Organisation internationale du travail (OIT), le Canada est dans le même panier que l’Afghanistan et l’Arabie saoudite : Ottawa (comme Washington) n’a jamais ratifié la convention 138, qui l’oblige à fixer l’âge minimal du travail. Contrairement à la vaste majorité des pays développés.

Le Canada a cependant signé la convention 182 de l’OIT sur les « pires formes » de travail des enfants : des emplois, entre autres, « susceptibles de nuire à leur santé, à leur sécurité ou à leur moralité ». De même, la Convention relative aux droits de l’enfant, que le Canada a également ratifiée, souligne qu’un enfant ne doit pas faire un travail « comportant des risques ou susceptible de compromettre son éducation ou de nuire à sa santé ». Cette charte appelle elle aussi les pays signataires à fixer l’âge minimal du travail.

En 2007, le comité permanent du Sénat sur les droits de la personne a incité le fédéral à s’entendre avec les provinces pour encadrer le travail des jeunes et se conformer au droit international. Le ministère des Ressources humaines précise que « le gouvernement du Canada est en dialogue permanent avec les provinces […] afin de renforcer la protection du droit des enfants ».

Cela ne sera possible qu’en prenant en compte un autre enjeu. Selon le Bureau international des droits des enfants, ONG dont le siège est à Montréal, le travail des jeunes ne peut être dissocié de la pauvreté. « Ce n’est pas juste pour s’acheter des jeans à 250 dollars que les jeunes travaillent, dit Nadja Pollaert, sa directrice. C’est aussi un problème économique. » Un enfant québécois sur cinq vit dans une famille dont le revenu est inférieur d’au moins 50 % au salaire médian (57 000 dollars).