Tourisme de masse

« Nos éloges empressés et obligatoires de la diversité se traduisent par une homogénéisation du monde et de ses paysages inégalée dans l’histoire. »

Photo : Daphné Caron

Sur nos parfaites photos Instagram, les lieux ont l’air sublimes. Ils sont à peine troublés par la présence furtive d’un habitant local franchissant le rio di Cannaregio, à Venise, ou lisant dans l’ombre fraîche de l’immense koa de la place de Lahaina, à Maui. On ressent l’authenticité, le moment parfait volé. Sauf qu’en déplaçant l’objectif de 45º, il y aurait dans la mire un colossal bateau de croisière, et deux secondes plus tard, ses passagers pétulants déferleraient à la recherche du souvenir typique.

Bienvenue dans le monde du tourisme de masse !

On cherche une destination idéale pour les vacances d’été. On veut de l’inédit, du dépaysement, mais avec le confort à tous les étages, et pas trop cher ! Et le Wi-Fi. Nous voulons vivre des expériences dans des villes qui font rêver, faire des treks dans des destinations qui figurent parmi les plus inoubliables du globe. Comme des millions d’autres vacanciers partout dans le monde…

Le tourisme de masse a transformé la planète, les villes, le voyage. Il nous a formatés. Le grand paradoxe de l’époque réside dans le fait que nos éloges empressés et obligatoires de la diversité se traduisent par une homogénéisation du monde et de ses paysages inégalée dans l’histoire. La démocratisation du voyage, avec son lot de transporteurs au rabais, de tout-compris abordables, ses Airbnb et ses Uber si pratiques, fait que tout un chacun (ou presque) peut voyager et aspirer sans souci à la découverte de lieux de plus en plus lointains et inédits. Le voyage n’est plus l’apanage des mieux nantis. Nous sommes désormais tous égaux, les genoux dans le front, coincés dans un avion mauve de WOW Air, escomptant un dîner exclusif dans un café secret de Reykjavík. Nous sommes des hordes à savourer une retraite originale dans un ryokan très peu connu de Nagano…

Le tourisme dénature les lieux, homogénéise les nations, disneyifie les villes, isole plus qu’il ne crée de liens.

Nous exigeons du sur-mesure, et notre soif d’exclusivité ravage la planète. Le tourisme de masse est une idéologie qui met les lieux au service de qui en a les moyens. Et les visiteurs réclament des chocs… confortables. Je veux le bout du monde, des habitants typiques, mais confinés à leurs rôles de figurants. Je veux mon artisanat local à des prix chinois. Je veux mon Viêt Nam, mais avec mon latté Starbucks le matin. J’exige des enseignes rassurantes, des chambres standardisées dignes de figurer sur Pinterest. Parlons-en, de la pinterestisation du monde, à coups de plats balinais décorés d’orchidées. L’exotisme est la norme. Il est ordonné, il sent bon, ou plutôt, il ne sent plus rien. Ou mieux : il sent comme chez nous.

Les centres-villes et les quartiers historiques des villes que nous prisons, touristes, se vident de leurs populations, se moulent à notre volonté d’exotisme calibré. On part vers une destination en attendant d’elle qu’elle soit conforme à notre idée préconçue. Nous voulons des mammas tonitruantes dans le Trastevere, des pizzaïolos hilares à Naples. Des geishas mystérieuses à Kyoto, mais de taquines Tokyoïtes habillées en personnages de mangas dans Shibuya. Et pas trop loin d’un McDo.

Les pays et les villes en vogue savent bien qu’ils doivent une part de leur prospérité à l’économie du tourisme, et se plient à ses diktats. Aux dépens de leur authenticité, du bien-être de leurs habitants, au mépris de l’environnement, trop souvent. Le tourisme de masse est le bras armé de perches à selfies de la mondialisation. Le voyage devrait nous dépayser, nous faire nous interroger, nous exposer aux différences. Alors que c’est précisément ce qui nous dérange et que, commodément, les pays visités dissimulent, renvoyant les populations locales aux confins des zones explorables des tout-compris, là où les logements sont accessibles. Avec la fuite de leurs habitants, les villes perdent leur âme et leur culture se muséifie.

Puisque tous ont accès aux destinations les plus exclusives, les bobos internationaux doivent se distinguer du commun. Ils ont inventé le nomadisme. Ils sont des « citoyens du monde », en sabbatique sur un voilier ou crapahutant dans les Balkans hors saison et sans guide. Le nomadisme, avec ses extensions numériques, est une manière de s’extirper des contingences nationales, de s’autoproclamer différent du voyageur lambda ou des populations déclassées par la mondialisation. Les nomades ne voyagent pas ; ils vivent.

Le tourisme dénature les lieux, homogénéise les nations, disneyifie les villes, isole plus qu’il ne crée de liens. Un jour viendra où, à force d’ostracisme basé sur l’appropriation culturelle, de conscience de l’envahissement des populations et des dommages causés à l’environnement, le tourisme de masse sera remis en question, voire accusé d’être à l’origine de dégâts irréparables.

Pour l’instant, il a de beaux jours devant lui. Cet été, la Patagonie et les villages côtiers du Groenland ont la cote. Copenhague est limite brûlée. Quant aux Cinque Terre, en Italie, si jolies sur Instagram, c’est tellement 2009… Bon voyage !

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Excellente chronique, qui met des mots sur une sensation que j’éprouvais maintenant face au voyage. Sans compter l’impact écologique. J’ai opté pour une résidence ancestrale en région, bien vivre dans mon pays, et tout ce qu’il offre de beau, de bon et d’agréable. Bienvenue aux touristes !